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DE QUELQUES USAGES DES SAVOIRS SOCIAUX

II. DE LA REFLEXIVITE DES ACTEURS

Poser la question de la réflexivité des acteurs conduit immanquablement aux origines de la constitution de la sociologie. Elle est en effet une discipline historiquement en prise, plus que tout autre, avec cette question qui commande toujours à un certain nombre de réflexions au titre desquelles l’exposé suivant souhaite contribuer par la mise en lumière de configurations d’enquêtes. La sociologie donc, dut faire valoir sa légitimité à tenir un discours spécifique sur la vie sociale, différent des autres disciplines académiques et en rupture avec les préjugés communément partagés15. Autrement dit, le sens commun, cette forme de connaissance pré-réflexive, spontanée, que s’attache à faire admettre comme telle Jacques Hamel à Gilles Gaston Granger qui ne reconnaît pas explicitement « l’idéologie » (par opposition à la science) comme savoir [Hamel, 1997 : 36].

Il faut dire que l’une des règles posées il y a fort longtemps par Émile Durkheim résonne toujours fortement : « Il faut écarter systématiquement toutes les prénotions » [Durkheim, 1895 : 135]. De plus, il est coutumier d’associer à côté de cette conception du rapport savant au sens commun la déclaration semblable de Gaston Bachelard pour qui « dans la formation d’un esprit scientifique, le premier obstacle, c’est l’expérience première » [Bachelard, 1934 : 23]. Toutefois, il convient de replacer ces déclarations fondatrices dans un contexte intellectuel à l’époque hautement positiviste visant précisément à assurer la spécificité de la production du discours sociologique. Depuis, de « nouvelles sociologies » [Corcuff, 2007] réhabilitant d’ailleurs la posture compréhensive associée au contemporain d’Émile Durkheim, Max Weber (1864-1920), sont apparues (relationnisme, constructivisme, théories de l’action).

Pour autant, la ligne de démarcation entre savoirs scientifiques et savoirs sociaux, figurée dans l’opposition entre le savant et l’individu ordinaire, structure encore largement la conception que la discipline se fait d’elle -même. Le rapport de l’enquêteur à cette ligne est tout à la fois théoriqu e (n’y a-t-il donc aucune porosité entre savoirs scientifiques et savoirs sociaux ?) et ontologique et politique (comment admettre d’observer depuis l’autre rive ceux qui demeurent sur la première ?). Il est sans doute plus facile de répondre à la première interrogation. Déjà parce que, fort heureusement, le savoir sociologique peut finir par appartenir au sens commun : que l’on pense par exemple à la large diffusion des thèses de

15La sociologie, constituée dès la fin du XIXème siècle mais enseignée à l’université en France seulement depuis les années 1960, demeure contestée : la récente controverse la confondant au plus haut sommet de l’État avec « une culture de l’excuse » comme la dernière critique à succès du « sociologisme » par un conservateur disposant de relais médiatiques privilégiés en témoignent [Lahire, 2015].

Chapitre III. De quelques usages des savoirs sociaux

Pierre Bourdieu concernant la reproduction sociale par l’école [Bourdieu, Passeron, 1964] (sans que toutefois l’école ne change fondamentalement). Il semble que les figures de l’individu ordinaire et de l’individu « extraordinaire » (par opposition ?) et leurs mondes communiquent, rendant ainsi difficile la stabilisation des posit ions et les postures des uns et des autres : les expériences socialisatrices de l’enquêteur ressurgissent (il est alors l’observé) et les enquêtés empruntent aux enquêteurs parfois (ils sont les observateurs). Certes les caractéristiques sociologiques des enquêtés peuvent expliquer ce qui semble une inversion des rôles. Soit. Néanmoins, « L’homme n’est jamais passif dans ses rapports avec le monde, essaye toujours d’aller au-delà des objets et de la recherche des significations » écrit Serge Moscovisci [Moscovisci, cité par Kostani, 2015]. Et il n’empêche que cette inversion (jusqu’où ?) interroge le rapport de l’enquêteur – ou plutôt d’un enquêteur – avec le milieu d’immersion. Sur ce brouillage des démarcations, un premier temps de la réflexion propose donc de mettre en lumière le décalage observé, mieux, éprouvé, entre principes et pratiques d’enquêtes. Une seconde partie prolonge l’étude de la question de la réflexivité des enquêtés en envisageant certaines images, voire des concepts, maniés par ceux -ci.

1. Principes d’enquêtes

La règle fondamentale de la « rupture épistémologique » [Bourdieu, Chamboredon, Passeron, 1968] rappelé e au pas de charge, continue de nourrir, en pratique, nombre d’enquêtes de terrain, en particulier chez les esprits scientifiques en formation : comment pourrait-il en être autrement puisque, au titre d’un fondamental, les cours universitaires de méthodologie de la recherche la placent au centre ? Il est ainsi logique que ce thème de la prise de distance avec le discours des acteurs, entendus comme un réservoir de lieux communs et d’illusions, ne soit pas sans conséquences empiriques et éthiques : celles-ci peuvent être éclairées dans une optique réflexive.

A ce titre déjà, sans doute est -il permis de suggérer que la distinction entre savoirs académiques et ordinaires est d’autant plus réifiée, radicalisée, chez les apprentis chercheurs dont la démarche de r echerche, improbable, est mal-assumée parce qu’ils sont « transclasses16 » [Jacquet, 2014]. Parce que rompre n’a alors rien d’une évidence au regard de la sociogenèse du parcours du parvenu chercheur, la posture ethnologique peut offrir de ne pas (trop) rompre [Bourdieu, 2004 : 78-82], tandis que d’autres au contraire forcent le trait pour masquer l’improbable : « faire science », du moins donner le change en la matière, passe ici par la quête d’une

16Il faut entendre, comme invite à le faire Chantal Jaquet, le parcours du « transclasse » comme exemplaire de tout processus qui importe tout individu dans un milieu où il n’a pas sa place d’emblée. Aussi il ne saurait être réduit au vécu, toutefois emblématique d’un défi aux statistiques, du fils d’ouvrier devenu professeur par exemple.

application stricte, scolaire, du principe enseigné, de fait pris pour argent comptant. Tout se passe comme si la rupture épistémologique entendu e comme séparant un « nous » (les chercheurs) d’un « eux » (le reste du monde ?) autorisait un leurre indispensable pour endosser le costume du savant. C’est que les points de vue des enquêteurs, « qui sont aussi des présuppositions ‘subjectives’, ont eux -mêmes une sociogenèse liée aux expériences socialisatrices des chercheurs » [Lahire, 2012 : 15].

(En)quête de légitimité

En ce qui nous concerne, c’est comme si nous avions adopté la défense centrée sur la rupture avec le sens commun de la sociologie positiviste pour asseoir sa légitimité voici un siècle. Ceci dans le but de (nous) convaincre de la nôtre à faire des sciences sociales aujourd’hui, puisqu’un rapport personnel aux savoirs académiques, à la c ulture, persiste comme problématique au regard d’une trajectoire scolaire qui, bien que désormais plus lointaine, demeure entachée d’irrégularités difficiles à refouler : « Comme si quelque chose d’un autre passé perdurait dans la situation présente, et la rendait instable, et parfois intenable. On est déplacé, à tous les sens du terme17 » [Eribon, 2013 : 40].

Partant, remettre des formes (savantes) à cette trajectoire passait alors par l’incorporation tout à la fois rassurante et douloureuse de l’idée du partage du savoir en deux parts antinomiques, qui sont aussi des mondes sociaux distincts : l’inégale répartition des savoirs apparaissant d’une violence inouïe à mesure de notre acculturation (un monde s’éloigne, un autre s’annonce), qui, bien qu’enthousiasmante, réanime le souvenir vif de l’exclusion scolaire via des dispositifs dont on identifie désormais la logique après l’avoir éprouvée. Réassurance et douleur donc : l’affirmation de la coupure participe de la subjectivation comme chercheur (nous en sommes) et de la désaffiliation comme individu ordinaire (nous n’en sommes plus). C’est armé de ce principe à double tranchant de la rupture (épistémologique et sociale) que nous avons donc abordé l’enquête sur les terrains. Soit des laboratoires dans lesquels nous serions seuls techniciens du monde social, pensions-nous. Certes dans ces quartiers d’habitat populaire, il n’était pas prévu de rencontrer en premier chef ses habitants les plus p récarisés, et, partant, les plus éloignés de l’univers savant. Au contraire, institutions touristiques, milieux artistiques et militants (coopératives, associations) et touristes d’un nouveau genre étaient bien envisagés comme les interlocuteurs à venir.

Mais, fort de ce principe, nous refusions de renoncer à une posture surplombante pour autant. Dans tous les cas, « le cadre d’ensemble échappe aux acteurs, qui se réduisent à de simples ‘informateurs’. C’est pour cette raison qu’il faut leur apprendre ce qu’est le contexte dans

17Une dyscalculie sévère tardivement diagnostiquée ayant pour une large part contribué à rendre l’apprentissage des fondamentaux scolaires douloureux.

Chapitre III. De quelques usages des savoirs sociaux

lequel ils opèrent et dont ils n’aperçoivent qu’une petite partie, tandis que l’analyste, perché en altitude, embrasserait tout l’’ensemble’ de son regard », écrit Bruno Latour, dans une critique de la figure du soci ologue surplombant [Latour, 2005 : 49]. Promoteur d’une autre approche (pragmatique), la déconstruction de la sociologie critique par Bruno Latour est nécessairement excessive, mais c’est bien ainsi que nous envisagions le rapport entre chercheur et acteur.

Et Pierre Bourdieu a bien écrit que « la sociologie ne mériterait peut être pas une heure de peine si elle avait pour fin seulement de découvrir les ficelles qui font mouvoir les individus qu’elle observe, si elle oubliait qu’elle a affaire à des hommes, alors même que ceux-ci, à la façon de marionnettes, jouent un jeu dont ils ignorent les règles, bref, si elle ne se donnait pour tâche de restituer à ces hommes le s ens de leurs actes » [Bourdieu cité par Desanti, 2002 : 55]. Clairement, est affirmé e ici une conception de l’univers social apparenté à une pièce de théâtre à laquelle le vocabulaire est emprunté (ficelles, marionnettes, jeu ) et au cours de laquelle les individus (des ignorants) récitent une partition sans avoir connaissance du scénario général (autrement di t le sens de leurs actes), alors réservé au sociologue, seul pr oducteur de sens (le sachant).

Pierre Bourdieu et la « sociologie spontanée »

Plus encore, c’est la notion de « sociologie spontanée » à laquelle Pierre Bourdieu et Jean-Claude Chamboredon opposent « le véritable travail sociologique », qui rend compte de la crainte d’une confusion des savoirs savants et sociaux. Dans un entretien filmé (196618), les deux sociologues dénoncent l’imagerie entourant la discipline. Elle est a ussi bien faussement représentée par « la tradition scolaire » (l’idée que se font les autres disciplines de la sociologie), les médias (qui en propose nt « une image spectaculaire »), et les ingénieurs du social (Jean -Claude Chamboredon critique la fausse conception sociologi que contenue dans les figures de l’assistante sociale et du « conseiller du Prince »). Continuant sur ce thème des « tromperies, des représentations mystificatrices de la sociologie », autrement dit sur celui du « discours spontané » (Pierre Bourdieu) sur le monde social et la sociologie qu’opèrent les « agents » sociaux19, les sociologues de métier discutent.

18Ce type de document s’insère dans un corpus auquel nous recourons fréquemment et dont la particularité est de proposer un accès rapide au savoir alors décomposé dans de grandes lignes (dictionnaire des sciences sociales, magazines Sciences Humaines, émissions radios, ouvrages de synthèses, compte-rendu de lectures, interviews d’universitaires en ligne, etc.). Il nous semble que cette manière de travailler, motivée par une envie d’en savoir rapidement et beaucoup, cette sorte d’hold-up intellectuel permanent, dit quelque chose de notre rapport au savoir et partant du contenu de cette thèse.

19Le terme d’agent, préféré à « acteur », n’est pas, on le sait, anodin : le choix de la définition des individus en termes d’agent suppose qu’ils sont agis par ; le terme d’acteur leur reconnaît une capacité d’action.

Jean-Claude Chamboredon s’inquiète des « images prophétiques ou pathétiques, c’est-à-dire ce discours sociologique sur les maux de notre société, sur son destin » et Pierre Bourdieu répond en effet que tend à s’instaurer « dans l’esprit des profanes, une représentation profondément fausse de ce qu’est la sociologie » conçue comme « le prolongement du discours spontané sur le monde social ». Jean-Claude Chamboredon postule alors que l’une des raisons majeures au fait que la plupart des gens en font une définition erronée, c’est qu’« ils la croient une science beaucoup plus facile que les autres, beaucoup plus immédiatement accessible ». C’est cette « illusion de la facilité » (aussi nommée « illusion de transparence » par Emile Durkheim dit Pierre Bourdieu) qui rend difficile la reconnaissance du métier. Car « chaque sujet social, en tant qu’homme, pense qu’il est, ipso facto, savant de l’homme. Et je pe nse que l’expression ‘sciences humaines’ devrait être bannie du dictionnaire en raison du fait qu’elle tend à accréditer cette représentation suivant laquelle il suffirait de se réfléchir en tant que sujet social pour découvrir la vérité du social, pour fa ire de la sociologie scientifique. La sociologie doit commencer par une rupture, au sens bachelardien du terme, avec toutes les idées reçues et en particulier l’idée que les idées reçues peuvent tenir lieu de science » termine Jean-Claude Passeron.

2. Pratiques d’enquêtes

On dit donc de Pierre Bourdieu qu’il « accorde peu de valeur à la façon dont l’acteur réfléchit à ce qu’il est en train de faire ou dont il interprète ce qu’il a fait » [Corcuff, 2012]. Toutefois, l’auteur de La Misère du monde écrit dans cet ouvrage riche d’une grande quantité d’entretiens compréhensifs menée durant trois ans par une vingtaine de sociologues, que « le sociologue doit être capable de se mettre à la place du répondant en pensée » [Bourdieu, 1993 : 908]. Ici le sociologue en surplomb dénoncé par Bruno Latour - et tant d’autres - s’incline, semble-t-il20. Soit, mais que penser alors de situations d’entretiens où c’est le répondant qui semble se mettre à la place de l’interviewer en pensée ? Peu de trava ux permettent d’y réfléchir : enquêter en milieu difficile est bien plutôt associé aux terrains (sans commune mesure évidemment), de conflits, présentant des risques de violence et dans une moindre mesure, aux objets et acteurs socialement illégitimes [Boumaza, Campana, 2007]. Faisant figure si ce n’est d’exception, de texte rare, l’article collectif d’étudiants en sociologie intitulé « S’imposer aux s’imposants », permet de penser l’expression de la domination de l’enquêté et les mécanismes et raisons sociales de l’intériorisation de celle -ci par l’enquêteur [Chamboredon, Pavis, Surdez, Willemez, 1994].

Autrement, l’enquête par entretien semble aller de soi : certes l’entretien commande à des règles, mais dont l’interviewer est seul détenteur et

Chapitre III. De quelques usages des savoirs sociaux

partant arbitre de la conversation. Ainsi les ouvrages méthodologiques généraux s’accordent, malgré les divergences de vue s de leurs auteurs par ailleurs, sur le rôle accordé à l’acteur ou l’épaisseur de la digue séparant connaissances savantes et ordinaires, pour décrir e une « situation asymétrique » [Kaufmann, 1996].

Questions de pratiques

En position de force, il s’agirait d’une situation au cours de laquelle l’enquêteur aide le répondant « dans son cheminement intellectuel, lui manifeste des signes d’attention, l’aide dans la synthèse et la formulation de ce qu’il veut dire en lui présentant des synthèses et des reformulations. Il lui manifeste un soutien intellectuel par cet effort qu’il fait pour le comprendre » [Mucchielli, 1991 : 29].

Mais alors, que penser lorsque l’empathie nécessaire se fait sympathie intellectuelle et que la rupture progressive caractéristique de ce mode d’enquête devient une rupture à deux tête s, le long de laquelle enquêteur et enquêté cherchent à basculer ensemble d’un côté du savoir ? Que penser lorsque c’est l’enquêté qui aide l’enquêteur dans son cheminement intellectuel ? Et si l’entretien est « un moyen privilégié pour produire des données discursives donnant accès aux représentations populaires autochtones, indigènes, locales » [Olivier de Sardan, 2008 : 54], que penser lorsque le réel de référence des enquêtés vient se tuiler avec celui de l’enquêteur parce que les discutants partage nt une même culture scientifique ? Plus déroutant encore, que penser lorsque l’enquêté dispose objectivement ou semble-t-il, d’une culture scientifique plus importante que l’enquêteur ?

Ces questions peuvent être rebrassées dans d’autres, précisément posées par nos situations d’enquêtes : qu’arrive-t-il lorsque l’enquêté est théoriquement mieux armé pour comprendre un aspect du phénomène qui intéresse l’enquêteur ? (encadré 9). Que devient encore la relation asymétrique favorable en principe à l’enquêteur lorsque l’enquêté, en plus de dominer symboliquement, discute ou conteste même, les orientations théoriques de l’enquêteur ? (encadrés 10 et 11). Enfin, quel tournant prends l’entretien lorsque l’enquêté met à jour, en situation d’échange, le présupposé théorique avec lequel l’enquêteur est en train de cerner le contenu de son discours ? (encadré 12).

Toutes ces questions commandent de s’interroger sur les conséquences sur l’enquête et les enjeux posés dans celle -ci par l’introduction de savoirs et de manières d’être savantes d’individus résolument acteurs de la recherche.

Encadré 9. Carnet de terrain 7 : une brillante recension de lecture Entretien 23, avec Mathieu, artiste, février 2014.

Marseille. C’est dans un café près du Vieux -Port que Mathieu nous a donné rendez-vous. Un « café genre artiste cool » précise la page du carnet de terrain

abritant quelques notes liées à cette rencontre. Comment rendre -compte d’une telle définition, qui au demeurant marque notre expérience de ce café , mais qu’un autre enquêteur n’aurait peut -être pas trouvé particulière. A qui parle un café dont l’atmosphère est vécue comme « genre artiste cool » (musique, décoration, vêtements, …) si ce n’est à ceux dont précisément ce genre d’établissement teinté d’entre -soi artistique n’est pas coutumier (bien qu’il le devienne désormais – acculturation ! -, mais qu’on les considèr e toujours comme les lieux d’une altérité – déculturation…) ? Ceci relève d’une réflexion d’avant-entretien : nous arrivons toujours exagérément en avance à ce genre d’exercice lorsque c’est l’enquêteur qui impose un lieu, persuadé de trouver sur place des signes supplémentaires de l’identité de l’interlocuteur.

L’artiste – « ça se voit », mais c’est du même ordre : pour qui ? - est arrivé. Il a une trentaine d’années, est diplômé en design industriel, écologiste décroissant, liste en même temps que des pr ojets artistiques réalisés, des destinations à travers le monde (au Proche -Orient en particulier). Il parle aisément, « comme un artiste » (avec des « cool », « pas cool », « grave ! »), manie le sérieux des références politiques (on s’accroche sans trop d e peine), alterne avec d’autres, littéraires (il nous perd) et teinte l’ensemble d’ironie, d’une tendance à la moquerie que nous présupposions comme la marque de fabrique des artistes avant d’en fréquenter pour l’enquête : c’est effectivement le cas.

Au détour d’une phrase, il se dit intéressé par le thème de la promenade au bord de la mer. Avec un automatisme du même ressort qui nous a parfois poussés dès le seuil d’une librairie à demander le titre d’un ouvrage certain qu’ensuite, l’expérience de notre visite apparaîtrait plus évidente pour tous (cela nous apparaît moins utile en cette fin de doctorat, mais semblait nécessaire il n’y a pas si longtemps, tant nous pensions nécessaire d’établir une connivence qui nous semblait ne pas aller de soi), nous invitons l’interlocuteur à lire le livre d’Alain Corbin, Le territoire du vide. L’Occident et le désir de rivage (1750 -1840) [1988]. Il connaît, « évidemment » dit-il. Et très bien : son mémoire de Master, qui a précisément porté sur une comparaison des pratiques de la promenade entre Marseille et Beyrouth, a mobilisé le texte.

Il en fait une brillante recension de lecture (pendant une vingtaine de minutes) qui nous porte à infléchir l’entretien vers une écoute silencieuse accompagnée d’une longue prise de notes. Notre relecture d’Alain Corbin y gagnera en clairvoyance.

Encadré 10. Carnet de terrain 8 : l’enquêté trouve « moyen » une référence théorique centrale chez l’enquêteur

Entretien 13, avec Bastien, éditeur à l’initiative du GR2013.

Marseille. La rencontre a lieu dans la maison d’édition de Bastien, dans un immeuble du Panier (centre-ville). Les nombreuses piles de livres alimentent le désordre. Editeur et auteur d’une trentaine d’années et un temps tenté par l’agrégation de philosophie (il a fait une c lasse prépa khâgne h ypokhâgne - un nom obscur, mais qui nous claque au visage comme une marque prestigieuse d’intelligence, à la façon des initiales « ENS » (pour École Normale Supérieure) , elles aussi au panthéon d’un imaginaire intellectuel – Bastien dit d’emblée : « Ce sera

peut-Chapitre III. De quelques usages des savoirs sociaux

être court aujourd’hui j’ai pas beaucoup de temps , mais ça n’empêche pas qu’on se revoit. Donc on y va pose-moi tes questions et après je t’en poserai. J’adore

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