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2 Corpus et méthode de recueil de données

2.1 Recueil de pratiques langagières

Étant moi-même créolophone casamançais, je baigne depuis ma naissance dans cette culture et dans l'environnement multilingue dans lequel elle est véhiculée. Les réalités sociolinguistiques des relations familiales et sociales de ces créolophones me sont donc aisément perceptibles. Afin de recueillir mon corpus, je me suis rendu dans les villes de Ziguinchor, Dakar et Thiès car c'est dans ces

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villes que l'on retrouve le plus grand nombre de créolophones sénégalais. Il est difficile pour moi d'évaluer le temps total que j’ai pu passer sur le terrain60 puisque j’ai toujours été en contact avec cette culture créolophone. Cependant, il me semble important de mentionner les missions que j’ai effectuées dans le cadre du recueil des données utilisées pour élaborer la présente étude. Depuis le début de cette thèse (en décembre 2011), je suis allé sur le terrain à cinq reprises pour une durée totale de cinq mois. Ceci m'a permis d'avoir des données de première main en enregistrant la conversation de certains locuteurs créolophones dans différentes situations de communication. Ainsi, j'ai pu faire des enregistrements, au sein de diverses cellules familiales implantées dans trois villes sénégalaises distinctes (cf. ci-dessous) et dans des lieux publics (notamment à l'hôpital)61. Cette variété des lieux et des locuteurs enregistrés m'a permis de diversifier mes données et de mieux rendre compte de la réalité de l’utilisation des langues faisant partie du répertoire du groupe linguistique étudié. Si la démarche que j'ai choisie reste la même dans chacune de ces villes, les circonstances du recueil de mon corpus sont, elles, différentes d'une ville à l'autre. C'est ainsi que :

(1) À Ziguinchor (cf. Tableau 4), je me suis rendu principalement62 dans les quartiers de Santhiaba et de Belfort. Santhiaba était autrefois le quartier de Ziguinchor réservé à l'élite sociale et intellectuelle de la ville (Nunez 2009, 65) et où résidaient les créolophones casamançais à l'époque coloniale. Le quartier de Belfort faisait alors partie de Santhiaba.

Ma connaissance du quartier de Santhiaba (où j'ai grandi et qui constitue le centre historique des créolophones casamançais) et les réseaux que j'ai

60 J'entends par « terrain » les lieux dans lesquels j'ai réalisé des enregistrements. Ces lieux sont ceux que

j'ai choisis, en rapport avec mon objet d'étude, pour faire mes enquêtes. Il s'agit des villes de Ziguinchor, Dakar et Thiès.

61 Je n’ai conservé dans le corpus qui a servi dans cette thèse que les phénomènes intéressants notés à la

volée à l’hôpital. Les enregistrements qui y ont été faits n’ont pas été conservés car je n’y ai pas observé beaucoup de phénomènes intéressants à traiter.

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tissés depuis plusieurs décennies au sein des populations locales ont facilité mes démarches sur le terrain. J'ai rencontré les personnes que j'ai enregistrées sans difficulté et sans intermédiaire, en me rendant soit sur leurs lieux de travail soit chez elles. Les thèmes abordés dans les enregistrements réalisés à Ziguinchor sont : le rôle du créole casamançais et son impact dans la ville de Ziguinchor, le sport, les enfants, les relations de fratrie, la mort, le viol, la vie et les filles. De tous les enregistrements que j'ai effectués, à Ziguinchor, seuls trois ont été réalisés sous la forme d'entretiens semi-directifs. Les autres sont des interactions spontanées (cf. plus bas pour les différentes techniques d'enregistrement).

(2) À Dakar (cf. Tableau 4), je suis allé dans les quartiers de Niarry Tally, Castor, Grand-Yoff et Liberté 5. À Dakar, les familles créolophones sont dispersées dans l'agglomération. En effet, étant donné que ces familles se sont implantées dans la capitale sénégalaise pour des raisons socio- économiques, elles n’ont pas pu s'y regrouper dans des habitations proches les unes des autres comme à Ziguinchor. De fait, à leur arrivée à Dakar, d'autres groupes s'étaient déjà installés et du coup il était quasiment difficile voire impossible pour les créolophones casamançais de s'établir en groupe comme à Ziguinchor. C'est ce qui fait que, dans tous les quartiers où les créolophones casamançais se sont implantés à Dakar, on les retrouve en position minoritaire63. Ma démarche à Dakar lors de mes enregistrements a été facilitée d'une part par ma connaissance de plusieurs familles créolophones qui y vivent et qui ont un emploi vernaculaire du créole de Casamance et, d'autre part, par l'intermédiaire de certains locuteurs qui ont un emploi véhiculaire du créole de Casamance. Tous ces locuteurs m'ont plus facilement reçu une fois qu’ils ont su que j’étais également locuteur du créole. À Dakar, les discussions ont tourné autour de la maladie, des

63 On retrouve cependant une présence plus importante des créolophones casamançais dans l'ensemble de

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travaux domestiques, de la scolarisation des enfants, du travail, des voyages et du football. Tous les enregistrements effectués dans cette ville sont des interactions spontanées.

(3) À Thiès (cf. Tableau 4), je suis allé dans les quartiers de Petit Thially, Nguinth et Sapko Noon. Tout comme à Dakar, ma démarche a été facilitée par ma connaissance de plusieurs créolophones casamançais employant le créole casamançais en tant que langue véhiculaire ou première et qui m'ont introduit auprès d’autres familles créolophones. Mon appartenance au groupe des créolophones casamançais m'a, là aussi, été d'une grande utilité car elle m'a permis d'être facilement et bien accueilli. À Thiès, les discussions ont porté sur des sujets ayant rapport au groupe des créolophones casamançais en général, à leurs traditions, à la sorcellerie, à l’éducation et à la vie dans le village ou la ville d’origine. Tous ces enregistrements relèvent d’interactions spontanées.

Concernant le choix des personnes enregistrées, je suis allé sur le terrain avec l'idée de ne recueillir que des données provenant de locuteurs dont le créole de Casamance est la langue de première socialisation. Cependant, je me suis rendu compte in situ que, dans des contextes d'enregistrement de données spontanées (cf. plus bas), il était difficile (quoique pas impossible) de n'avoir que des données provenant de locuteurs dont le créole de Casamance est la langue de première socialisation à Ziguinchor, du fait que des locuteurs qui ont un emploi véhiculaire du créole casamançais prenaient part à la discussion en créole de Casamance lors de certains de mes enregistrements. Dès lors, j'ai dû faire preuve de souplesse en exploitant aussi ces données, modifiant mon plan initial.

De manière générale, ces enregistrements se sont bien déroulés car la collaboration avec mes informateurs était très cordiale. Le fait que je sois moi- même créolophone casamançais a sans doute facilité les choses. Ainsi, une relation de confiance s'est établie très vite entre les personnes concernées du

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groupe étudié et moi lors de mes enquêtes et j'ai pu obtenir des enregistrements dans lesquels plusieurs langues sont mélangées, reflétant les pratiques langagières des participants. Ces données sont constituées de productions observées in situ. J'ai recouru à trois techniques distinctes de recueil de données : entretien semi-directif, enregistrement d’interactions spontanées et notation à la volée de certaines constructions linguistiques.

L’entretien semi-directif se fait entre le chercheur et les personnes qu’il interroge. C’est un entretien dans lequel « (…) l’interviewer se réserve le droit de relancer le dialogue par des questions (…) » (Dumont & Maurer 1995, 105). Dans ce type d’entretien, le chercheur et les personnes interrogées tiennent chacun un rôle bien déterminé. J'ai commencé par recueillir des données en pratiquant des entretiens semi-directifs mais j'ai abandonné cette technique parce qu’elle ne permettait pas de faire ressortir la pratique réelle des langues. De plus, ces entretiens peuvent « se révéler contraire aux habitudes conversationnelles de certaines parties de la population » (Léglise 2007, 33) observée. En effet, de manière générale, les locuteurs ne font que répondre à des questions lors des entretiens, ce qui peut limiter l’accès aux pratiques réelles (spontanées et non contraintes) qu’ils ont de leurs langues. Néanmoins, j’ai conservé le résultat de ces entretiens semi-directifs et les ai utilisés comme un matériau comparatif à mettre en rapport avec les interactions spontanées.

Les interactions spontanées que j’ai recueillies permettent d’observer les « choix des langues [et les] alternances des langues dans les pratiques » (Léglise 2007, 34) linguistiques quotidiennes des populations concernées. Dans ce type de recueil de données, le chercheur ne dirige pas la conversation, il laisse à l’enquêté ou aux enquêtés le soin de parler librement sans qu’il intervienne. L’avantage de cette méthode est qu’elle permet d’obtenir un reflet plus fidèle de la façon de parler du groupe linguistique étudié : les enquêtés sont moins tentés de modifier la façon dont ils parlent leur langue, comme c’est souvent le cas lorsqu’ils sont interrogés par le chercheur sur un sujet donné. Contrairement aux

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entretiens semi-directifs (où j’ai eu une interaction directe avec les informateurs concernés sur un thème défini), lors de la collecte de données spontanées, j’ai laissé les personnes ciblées discuter de sujets qui les intéressaient en les enregistrant et généralement sans jamais intervenir dans la conversation.

Quant à la notation à la volée, elle a consisté à noter par écrit (au moyen d'un carnet et d'un stylo) certaines formes linguistiques produites par les personnes observées. Cette technique est d'autant plus intéressante qu’elle permet d'avoir accès à des données qui ne sont pas enregistrées, du fait que le chercheur ne dispose pas toujours des bonnes conditions pour un enregistrement. Les données notées à la volée viennent donc compléter celles que le chercheur a pu collecter au moyen d’enregistrements.

Le fait d'avoir alterné ces trois techniques m'a permis d'avoir un corpus représentatif des pratiques langagières des créolophones casamançais en contexte multilingue.