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1.4 Présentation des groupes linguistiques concernés par l’étude

1.4.3 Les groupes qui parlent un créole afro-portugais

1.4.3.1 Le groupe qui parle le créole casamançais

Le groupe des personnes qui parlent le créole casamançais est surtout présent en Basse-Casamance dans certains quartiers (Nunez 2009, 62‑66) de la ville de Ziguinchor (cf. figure 3) et dans les villages environnants tels que Tobor (au nord

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de la ville), Bourofaye et Mpak (au Sud), Brin et Djibonker (à l’Ouest), Boutout, Djifanghor, Niaguis, Fanda, Agnack, Sindone, Adéane et Koudioundou (cf. figure 4). Les créolophones casamançais sont également présents à l’ouest du Sénégal dans les régions de Dakar et de Thiès cf. figure 2).

Figure 3. Quartiers de la ville de Ziguinchor où le créole est parlé (d'après Biagui 2012, 1)

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Figure 4. Répartition spatiale des villages du département de Ziguinchor où le créole est parlé (d'après Biagui 2012, 2)

Pour une partie des locuteurs du créole casamançais, ce créole n’est pas une langue première. Certains ont appris cette langue exclusivement au contact de personnes qui l'ont comme langue de première socialisation (c’est surtout le cas des jeunes), tandis que d’autres (surtout les personnes âgées) ont également acquis le créole de Casamance au contact de personnes dont le créole n'est pas la langue de première

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socialisation46. Aujourd’hui, les personnes dont le casamançais n’est pas la langue de première socialisation parlent le plus souvent ce créole lors d’interactions avec des personnes dont le créole est la langue de première socialisation, afin d’exprimer leur désir de convergence avec ces derniers.

Les locuteurs dont le casamançais est la langue de première socialisation sont les personnes qui ont appris le créole de Casamance chez elles. Le casamançais est leur langue première, celle qu’ils parlent quotidiennement dans leur maison avec les membres de leurs familles. Selon Biagui (2012, 3) le nombre de locuteurs dont le créole de Casamance est la langue de première socialisation ne dépasse pas 10.000 personnes. Cependant, parmi ces personnes, il convient de faire une distinction entre celles qui s’identifient comme Créoles et celles qui ne le font pas.

Contrairement à ce qui se passe dans certains pays comme le Cap-Vert, où l’identité créole est revendiquée par la quasi-totalité de la population, les personnes qui s’identifient comme Créoles sont peu nombreuses en Casamance et elles sont généralement les descendants des colons portugais. Ces Créoles casamançais considèrent qu’ils sont des fijus di tera47, des « fils du pays », c'est- à-dire des « Ziguinchorois "de souche" ».

La majorité des locuteurs dont le créole de Casamance est la langue de première socialisation ne se considèrent pas comme des Créoles. Ils parlent le créole de Casamance chez eux ainsi que, dans certains cas, une langue locale autre que le créole. Certains de ces créolophones déclarent appartenir au groupe des Balantes, d’autres aux groupes des Mancagnes, d’autres encore aux groupes des Diolas, des Mandjaques et des Baïnouncks.

46 L’acquisition du casamançais par une partie des créolophones au contact de locuteurs dont le créole

n'est pas la langue de première socialisation s’est surtout produite dans la ville même de Ziguinchor. Ce phénomène s’explique par le fait que le casamançais a longtemps été la principale langue véhiculaire de cette ville avant l’indépendance du Sénégal (Moreau 1994b, 182) et que, à cette époque, de nombreux locuteurs d’autres langues acquéraient le casamançais à des fins utilitaires.

47 De nos jours, tous les Ziguinchorois (quelle que soit leur origine ou le groupe auquel ils se déclarent) se

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Parmi les personnes ne revendiquant pas l’identité créole et dont le créole est la langue de première socialisation, les Baïnouncks constituent le groupe le plus nombreux et aussi celui utilisant le plus souvent le casamançais. Les Baïnouncks, appelés Bañun(us) en créole de Casamance, sont considérés comme les premiers habitants de l’actuelle région de Ziguinchor (Roche 1985, 68). Dans la ville de Ziguinchor, ils sont concentrés dans certains quartiers comme Djibock mais on les trouve aussi dans plusieurs villages environnants tels que Tobor, Djifanghor et Brin (entre autres), ainsi qu’en Gambie et en Guinée-Bissau. Ils seraient originaires du Sénégal oriental (Juillard 2005b, 121). Traditionnellement, ils ont un rapport intime avec les zones forestières, à proximité desquelles ils vivent le plus souvent. Aux temps historiques, l’identité baïnounck a connu une forte régression, surtout à partir du XVIIème siècle (Juillard 1995, 43). En effet, les Baïnouncks ont souvent été victimes d’attaques des Mandingues et des Diolas, devant lesquels ils ont graduellement cédé du terrain. Beaucoup d’anciens Baïnouncks se considèrent aujourd’hui comme des Mandingues (Ndecky 2011, 42) ou comme des Diolas48, du fait que ces peuples les ont assimilés après les avoir dominés. Les Baïnouncks sont, en ville, souvent victimes de stigmatisations parfois justifiées par une légende casamançaise qui stipule que les Baïnouncks auraient trahi leur roi, nommé Manchouti (Trincaz 1981, 7) ou Gana Sira Bana (Niane 1989, 9) selon les sources, avant de l’enterrer vif. Avant de mourir, le monarque aurait jeté un sort maléfique à son peuple. Encore de nos jours, cette légende continue de marquer les esprits des Casamançais, ce qui se traduit par une tendance à marginaliser les Baïnouncks, en particulier en ville. De plus, les Baïnouncks ont souvent maintenu jusqu'à nos jours de nombreuses traditions animistes et de ce fait suscitent la méfiance d'un certain nombre d'autres Casamançais, ces derniers craignant que les premiers ne leur jettent des sorts. Les

48 Lors d’une de nos enquêtes à Ziguinchor, un père de famille nous a dit qu’il était baïnounck alors que

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Baïnouncks49 représentent 0,3% de la population sénégalaise (Cissé 2005, 102). L'usage très développé du créole casamançais par les Baïnouncks s’explique par le fait qu’ils ont très tôt entretenu de bons rapports avec les Portugais, probablement dans le but d’être protégés par ces derniers contre les Mandingues et les Diolas (Biagui 2012, 6). De plus, l’arrivée des colons portugais en pays baïnounck (Roche 1985, 67) a entraîné des unions mixtes entre Portugais et Baïnoucks, ce qui a renforcé les liens entre les deux groupes. Les Baïnouncks ont vraisemblablement adopté précocement l'usage du créole de Casamance et cet usage s'est maintenu jusqu’à nos jours et s'est développé à un tel point que, dans la ville de Ziguinchor, il est rare de rencontrer un Baïnounck qui ne comprenne pas le créole casamançais. Les Baïnouncks utilisent exclusivement (ou en concurrence avec la langue baïnounck selon les familles) le créole dans leurs interactions familiales, aussi bien dans la ville de Ziguinchor que dans les villages environnants où le casamançais est parlé.

L’histoire du groupe créole casamançais, et en particulier celle des fijus di tera (au sens premier du terme), est liée à celle de la ville de Ziguinchor. En effet, ce groupe est issue du brassage culturel entre les Portugais (qui ont fondé la ville de Ziguinchor vers 1645), les populations locales (notamment les Baïnouncks, comme mentionné plus haut) et des Africains probablement déjà créolophones en provenance de Cachéu (Biagui 2012, 4‑5), un comptoir précédemment fondé par les Portugais. Dans la ville de Ziguinchor, les créolophones casamançais occupaient une place privilégiée à l’époque coloniale portugaise, allant même jusqu’à se considérer comme des « aristocrates » de cette ville (Juillard 1995, 52 ; Moreau 1994b). Ce groupe exerçait une attraction considérable sur les autres groupes linguistiques, si bien que tous ces groupes convergeaient vers elle en se mettant à parler le casamançais (Moreau 1994b, 182). Le groupe de créolophones casamançais est majoritairement de religion

49 La langue baïnounck est constituée de plusieurs variantes (qui elles-mêmes présentent différents

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catholique. C’est la raison pour laquelle le créole est aussi appelé liŋgu kristoŋ (langue chrétienne) par ses locuteurs. À l’époque coloniale portugaise, ce groupe créolophone était très proche des missionnaires. D’ailleurs, certains textes liturgiques50 (catéchismes...) ont été traduits en créole de Casamance (Biagui & Quint 2013, 41) et les prêtres51 prêchaient dans cette langue qu’ils avaient apprise et était celle que parlaient une grande partie des catholiques casamançais. Des pratiques mises en place dès l'époque coloniale portugaise (comme le bandera, drapeau qu’on n’utilise que lors des célébrations de mariage) se sont conservées dans le groupe de créolophones casamançais jusqu' à ce jour (Nunez 2009, 25).

La transmission du créole de Casamance se fait généralement dans les concessions52 des créolophones casamançais. D'un point de vue historique, on peut distinguer au moins trois modes successifs de transmission du créole. Le mode de transmission le plus ancien concerne l'ancienne génération de créolophones casamançais, lesquels utilisaient quasi-exclusivement le créole de Casamance dans le cadre familial. Ce type de transmission était la norme pendant la période coloniale portugaise à Ziguinchor. Un deuxième mode de transmission, plus récent, se caractérise par l'utilisation conjointe du créole de Casamance et du français dans le cadre familial. Dans les familles concernées par ce mode de transmission, l’utilisation d’autres langues (comme le wolof) n’était nullement tolérée par les pères de familles qui détenaient l’autorité au niveau de la concession. Cette façon de transmettre le créole de Casamance au sein de la famille en parallèle avec le français se poursuit jusqu’à présent dans certaines familles créolophones. Dans le troisième mode de transmission, le créole de Casamance est utilisé conjointement avec le français et d’autres langues (essentiellement le wolof et le mandingue), naguère exclues du cadre familial.

50 Les premiers textes liturgiques en créole de Casamance sont ceux du père Evans (1922 ; 1951).

51 Jusqu’à présent, dans la ville de Ziguinchor et les villages créolophones environnants, certains prêtres

font parfois une partie de leur homélie en casamançais.

52 En français d'Afrique de l'Ouest, une concession correspond à la notion de « maisonnée » en français

européen. Il s'agit d'un ensemble de cases abritant une unité familiale (laquelle inclut fréquemment des représentants de plusieurs générations).

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Par ailleurs, de nos jours, il existe aussi des newspeakers au sens de O'Rourke & Ramallo (2011 ; 2013) qui utilisent le créole de Casamance. En effet, il s’agit d'enfants de créolophones casamançais qui ont émigré principalement à Dakar. Leurs parents ne leur ayant pas transmis le créole de Casamance, ces enfants devenus adolescents ou adultes se tournent vers leurs grand-parents restés à Ziguinchor pour l’apprentissage du créole de Casamance après cette rupture de transmission intergénérationnelle de la langue.

Le nombre de créolophone casamançais était estimé en 1963 à 57.500, dont 42.000 locuteurs l'ayant comme langue de première socialisation (Chataigner 1963, 54). En 1999, moins de 2% de la population sénégalaise (Ngom 1999, 136) étaient des locuteurs du casamançais. D'une façon générale, on relève des incohérences dans les données sur le nombre de locuteurs du casamançais (cf. Tableau 3) si bien qu’il est difficile de comparer ces données. En effet, comme l’a observé Léglise (2013) dans le cadre de la Guyane française :

– Ces données sont hétérogènes (pourcentage pour certains auteurs et nombre de population pour d’autres).

– La fiabilité de certains de ces chiffres peut être discutée, du fait qu’on ignore comment ces auteurs ont fait pour les obtenir.

Tableau 3. Nombre de locuteurs du casamançais : une comparaison des estimations

Auteurs Année Nombre de locuteurs

Chataignier (1963) 57.500

Ngom (1999) moins de 2% de la population sénégalaise Biagui (2012) 20.000 ou un peu plus

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