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Avec l’extension de l’empire, les érudits latins vont s’interroger sur la question du

« barbare » (barbarus) et sur la place du romain dans la vision binaire du monde héritée des Grecs. Avec l’apparition de ce nouvel élément, plusieurs courants au sein même des érudits latins se profilent : ceux qui rangent les Romains du côté des barbares, comme Plaute ; ceux qui tiennent à la spécificité romaine comme Caton ; ceux qui font des Romains les égaux des Grecs87. Reprenant les critères de classification développés par ses prédécesseurs grecs, Cicéron note en effet que :

Si comme les Grecs, on dit que les hommes ne peuvent être que des Grecs ou des barbares, j’ai bien peur que [Romulus] n’ait régné sur des barbares.

Par contre, si c’est aux mœurs et non aux langues que doit s’appliquer ce terme, je considère que les Grecs ne sont pas moins barbares que les Romains.88

Cette thématique intéresse également des érudits grecs écrivant sous l’hégémonie romaine89. Dans les Antiquités romaines, écrites en grec, Denys d’Halicarnasse veut démontrer que les Romains sont grecs. Comme le fait remarquer Jean-Louis Ferrary, Denys prend à la fois la défense des Romains (en les rangeant du côté des Grecs et non des barbares) et celle des Grecs qui se trouvaient ainsi du côté des vainqueurs et

87 Sur cette épineuse question, se référer en premier lieu aux études réunies dans Florence DUPONT, Emmanuelle VALETTE-CAGNAC (dirs.), Façons de parler grec à Rome, part. les articles suivants : Emmanuelle VALETTE-CAGNAC, « Vtraque lingua. Critique de la notion de bilinguisme » ; EAD., « “Plus attique que la langue des Athéniens”. Le grec imaginaire des Romains » ; Renaud BOUTIN, « Quand Démosthène parle latin. Le rôle des orateurs grecs dans la définition cicéronienne de l’éloquence » ; Florence DUPONT, « L’altérité incluse. L’identité romaine dans sa relation à la Grèce ». Voir également BrunoROCHETTE, « Grecs, Romains et Barbares. À la recherche de l’identité ethnique et linguistique des Grecs et des Romains », p. 49 ; Florence DUPONT, Rome, la ville sans origine, p. 44 ; Beate HINTZEN,

« Latin, Attic, and Other Greek Dialects : Criteria of ἑλληνισµός in Grammatical Treatises of the First Century BCE », p. 127.

88 CICÉRON, République I, 58 : Si, ut Graeci, dicunt omnis aut Graios esse aut barbaros, uereor ne barbarorum rex fuerit ; sin id nomen moribus dandum est, non linguis, non Graecos minus barbaros quam Romanos puto. (Traduction d’Esther Bréguet, Paris, Les Belles Lettres, 1999). Sur l’importance du langage, en lien avec la civilisation, cf. également PLINE L’ANCIEN, Histoire naturelle III, 6, 2.

89 Cette image d’un Auguste qui a su pacifier le monde se trouve également chez PHILON D’ALEXANDRIE, Légation à Caïus 143 et deviendra même un topique dans la littérature de l’époque impériale. Sur Philon et la παιδεία, voir Ilsetraut HADOT, Arts libéraux et philosophie dans la pensée antique, pp. 282-285.

retrouvaient une certaine forme de suprématie90. Dans la Géographie, Strabon s’interroge lui aussi, comme nous allons le voir, sur l’avènement de l’empire romain.

Le monde et la ville

Tout au long de la Géographie, Strabon montre sa volonté de placer Rome au centre de la vie civilisée. Comme on l’a déjà énoncé, il conclut fréquemment la description d’un pays ou d’une région en évoquant les avantages que les Romains ont amenés aux barbares. Il explique également devoir négliger certaines régions du fait de leur éloignement avec Rome91. Strabon porte une attention particulière à la capitale de l’empire, puisque c’est à partir de ce lieu que les Romains ont pris possession de toute l’Italie par la guerre et leur habilité politique, et qu’ils ont su conquérir les contrées avoisinantes et étendre leur hégémonie92. Il raconte le récit de la fondation de Rome, et s’intéresse à son développement au fil des siècles93. Il insiste sur les ressources naturelles de la ville, entourée de forêts, de carrières de marbre et de cours d’eau navigables, qui ont permis de favoriser les échanges commerciaux. Il fait également valoir les qualités propres aux Romains :

Au sujet des fondations de cités, alors que les Grecs pensaient avoir parfaitement réussi quand ils se préoccupaient de la beauté de leurs cités et des dispositions naturelles de leur fortification, de leur port et de leur territoire, [les Romains] ont surtout pourvu à ce que [les Grecs] avaient négligé comme le pavement des routes, les aqueducs, et les souterrains capables d’évacuer les saletés de la ville vers le Tibre.94

Si les premiers Romains ont accordé peu d’importance à l’embellissement de Rome, leurs successeurs, surtout ceux de son temps précise Strabon, l’ont remplie de

90 Jean-Louis FERRARY, Philhellénisme et impérialisme : aspects idéologiques de la conquête du monde hellénistique, de la seconde guerre de Macédoine à la guerre contre Mithridate, Rome, pp. 273-274.

91 Cf. Daniela DUECK, « The Geographical Narrative of Strabo of Amasia », p. 243.

92 STRABON, Géographie XVII, 3, 24. Voir Nicholas PURCELL, « “Such is Rome…” Strabo on the

“Imperial Metropolis” », p. 29.

93 STRABON, Géographie V, 3, 2 ; V, 3, 7-8. Voir infra, « Le mythe face à l’histoire », pp. 223-228.

94 Ibid., V, 3, 8 : Τῶν γὰρ Ἑλλήνων περὶ τὰς κτίσεις εὐστοχῆσαι µάλιστα δοξάντων, ὅτι κάλλους ἐστοχάζοντο καὶ ἐρυµνότητος καὶ λιµένων καὶ χώρας εὐφυοῦς, οὗτοι προὐνόησαν µάλιστα ὧν ὠλιγώρησαν ἐκεῖνοι, στρώσεως ὁδῶν καὶ ὑδάτων εἰσαγωγῆς καὶ ὑπονόµων τῶν δυναµένων ἐκκλύζειν τὰ λύµατα τῆς πόλεως εἰς τὸν Τίβεριν.

monuments magnifiques95. Pompée, César, Auguste, sa femme, ses enfants, ainsi que son général Agrippa, tous, ont participé à la décoration monumentale de la ville. Le Champ de Mars, marqué par un « caractère sacré » (ἱεροπρεπέστατος)96, en reçut la plus grande part. Strabon achève sa description en rappelant la beauté de la ville, du Champ de Mars, des forums, du Palatin et du portique de Livie ainsi que des œuvres qui décorent le Capitole. L’approvisionnement en eau, la construction de chaussées et d’égouts sont certes des contributions urbanistiques majeures, qui témoignent de la grande technicité des Romains, mais ces derniers n’en ont pas pour autant négligé la beauté du site, dont le modèle est grec aux yeux de Strabon. D’ailleurs, comme l’a remarqué Clifford Ando, le géographe rapporte avec fierté que Naples, dont les nombreux vestiges rappellent l’architecture des cités grecques, est le refuge d’un grand nombre de Romains qui, « réjouis par ce genre de vie qui y règne » (χαίροντες τῷ βίῳ τούτῳ), s’y sont fixés définitivement97.

À l’instar des historiens grecs et latins qui se sont intéressés à l’ascension de Rome, Strabon expose, en conclusion de sa chorographie sur l’Italie, les principales causes qui expliquent la puissance à laquelle sont parvenus les Romains98. La première est que le pays est protégé d’une part par la mer, d’autre part par des montagnes difficilement franchissables. La seconde est que les côtes de l’Italie sont dépourvues de ports naturels, empêchant les pirates d’y trouver refuge, et que les seuls ports dont le pays dispose sont admirablement bien conçus, favorisant le commerce et les protégeant des attaques extérieures. La troisième que l’Italie possède un climat varié et, par

95 Voir également le célèbre passage de SUÉTONE, Auguste XXVIII, 5 : Vrbem neque pro maiestate imperii ornatam et inundationibus incendiisque obnoxiam excoluit adeo, ut iure sit gloriatus

« marmoream se relinquere, quam latericiam accepisset ». « La beauté de Rome ne répondait pas à la majesté de l’empire et la ville se trouvait exposée aux inondations et aux incendies : Auguste l’embellit à tel point qu’il put se vanter à bon droit “de la laisser en marbre après l’avoir reçue en briques” ».

(Traduction d’Henri Ailloud, Les Belles Lettres, 1961). Sur l’embellissement de la ville par César et Auguste, cf. Robert SABLAYROLLES, « Espace urbain et propagande politique : l’organisation du centre de Rome par Auguste (Res Gestae, 19 à 21) » ; ID., « La guerre des Romes plus difficile que la guerre des Gaules ? La politique urbaine de César : de ornanda, instruendaque urbe » ; Nicole Belayche (dir.), Rome, les Césars et la Ville ; Manuel ROYO, « Domicilium Orbis Terrarum ou comment Rome devient capitale », pp. 53-54 et 60-62 ; Jesper MajbomMADSEN, « Looking from the Outside. Strabo’s Attitude towards the Roman Peoples », p. 37.

96 STRABON, Géographie V, 3, 8.

97 Ibid., V, 4, 7. Cf. Clifford ANDO, « Orbis Terrarum and Orbis Romanus », pp. 309-310. Voir également Jesper Majbom MADSEN, « Looking from the Outside. Strabo’s Attitude towards the Roman People », pp. 37-38.

98 STRABON, Géographie VI, 4, 1-2. Ce thème a intéressé d’autres auteurs comme, entre autres, POLYBE, Histoire I, 1-6 ; CICÉRON, République II, 1-2 ; DENYS D’HALICARNASSE, Antiquités romaines I, 3-5 ; VITRUVE, De l’architecture VI, 1, 10. On retrouvera certains arguments que Strabon développe chez ces auteurs. Voir Claude NICOLET, L’inventaire du monde, pp. 209-210 ; Manuel ROYO, « Domicilium Orbis Terrarum ou comment Rome devient capitale ».

conséquent, une grande diversité d’animaux et de plantes. Elle jouit, ajoute Strabon, à la fois des bienfaits de la montagne et de la plaine. Outre ces circonstances naturelles favorables, l’Italie possède encore un autre avantage :

Étant située au milieu (ἐν µέσῳ) des peuples les plus importants de la Grèce et des meilleures régions de l’Asie, elle est naturellement prédisposée à l’hégémonie du fait qu’elle domine par la vertu et la grandeur les peuples qui l’entourent et du fait qu’étant proche elle se procure facilement leurs services.99

La centralité est un critère important pour un Grec. Comme le rappelle François Hartog : « Pour découper l’espace et classer les populations, les Grecs ont déployé tout un ensemble de notions climato-politiques, organisé autour de l’expression de centralité »100. Ces notions présentes chez Hérodote et dans les traités attribués à Hippocrate, valant d’abord pour l’Ionie, ont été transposées par Aristote à l’ensemble du

« genre » (γένος) grec. La Grèce est située au milieu, loin des extrêmes, et bénéficie de manière semblable des qualités des nations occidentales et orientales, car elle est constituée d’hommes à la fois courageux et intelligents. C’est la raison pour laquelle, selon Aristote, elle mène une existence libre sous d’excellentes institutions politiques101. Cette position médiane de la Grèce est renforcée par les récits mythologiques qui font du sanctuaire de Delphes le centre du monde. Strabon rapporte d’ailleurs à ce sujet que le sanctuaire doit son prestige à son oracle, mais aussi à sa situation : placé « au centre » (ἐν µέσῳ)102 de la Grèce, il fut même considéré comme étant le centre du monde, son

« nombril » (ὀµφαλός)103. Strabon rapporte d’ailleurs le mythe selon lequel Zeus lâcha deux oiseaux, l’un à l’extrémité occidentale du monde habité, l’autre à son extrémité orientale, qui se rencontrèrent au-dessus du sanctuaire. Cette idée d’ὀµφαλός, de

« nombril » de la terre, renvoie dans la pensée grecque à des concepts plus cosmologiques que géographiques104. C’est pourquoi, pour évoquer la position centrale

99 STRABON, Géographie VI, 4, 1 : Ἐν µέσῳ δὲ καὶ τῶν ἐθνῶν τῶν µεγίστων οὖσα καὶ τῆς Ἑλλάδος καὶ τῶν ἀρίστων τῆς Ἀσίας µερῶν τῷ µὲν κρατιστεύειν ἐν ἀρετῇ τε καὶ µεγέθει τὰ περιεστῶτα αὐτὴν πρὸς ἡγεµονίαν εὐφυῶς ἔχει, τῷ δ’ ἐγγὺς εἶναι τὸ µετὰ ῥᾳστώνης ὑπουργεῖσθαι πεπόρισται.

100 FRANÇOIS HARTOG, Mémoire d’Ulysse : récits sur la frontière en Grèce ancienne, pp. 202-203.

101 ARISTOTE, Politique VII, 1327 b. Cf. François HARTOG, Mémoire d’Ulysse : récits sur la frontière en Grèce ancienne, p. 111.

102 STRABON, Géographie IX, 3, 6.

103 Ibid.

104 Alain BALLABRIGA, Le soleil et le tartare. L’image mythique du monde en Grèce archaïque, pp. 12, 22 et 83.

d’une ville à l’intérieur d’un pays, ou d’un pays à l’intérieur de l’œcoumène, les érudits grecs lui préfèrent la notion de µέσος, dont le double sens de centralité et de modération a notamment permis aux Grecs de construire leur identité.

Pour en revenir à l’Italie, Strabon n’en fait pas le centre géographique du monde habité, ni de l’empire, mais la situe au milieu de grandes et riches puissances qui ont pu servir de modèles d’une part, et favoriser le commerce d’autre part105. L’hégémonie de Rome et de l’Italie s’explique donc par de bonnes conditions naturelles, par une position privilégiée, mais aussi par un bon gouvernement106. Strabon évoque en effet à maintes reprises les avantages de la politique romaine, sur laquelle il revient plus longuement dans le livre consacré à l’Italie, particulièrement dans le dernier chapitre. Il revient sur les événements marquants de l’histoire de Rome et de ses conquêtes, et conclut que les Romains ont réussi à prospérer et à instaurer un climat de paix et bénéficier d’une si grande prospérité

qu’offre César Auguste (Καῖσάρ τε Σεβαστὸς) depuis qu’il a reçu le pouvoir absolu et que Tibère, son fils et successeur, garantit de nos jours, lui qui fait [d’Auguste] un modèle d’administration et de gouvernement, de même qu’il est un modèle pour ses fils, Germanicus et Drusus, qui lui apportent leur aide.107

L’attraction des ressources humaines et commerciales, ainsi que la volonté de placer Rome au centre de la vie civilisée reflète, selon Katherine Clarke, l’idéologie des Res Gestae d’Auguste108. Virgile, Horace, Tite-Live et Ovide ont contribué à l’idéalisation d’Auguste qui se présente d’ailleurs comme le restaurateur de l’âge d’or109. La question

105 Dans la propagande latine, Rome devient le centre du monde, vers lequel tout converge. Voir notamment CICÉRON, République II, 5, 10 ; OVIDE, Fastes II, 684. Sur le sujet, cf. Nicole BELAYCHE,

« Ouverture. Rome : la ville et le pouvoir », part. pp. IV-V. Voir supra, « L’inventaire du monde », pp. 48-51.

106 Cette théorie n’est certes pas innovante puisqu’on la trouve notamment chez POLYBE, Histoire VI, passim ; CICÉRON, République II, 3 et 5-6. Sur l’admiration que Strabon porte à l’empereur, voir notamment Jesper MajbomMADSEN, « Looking from the Outside. Strabo’s Attitude towards the Roman Peoples », p. 35.

107 STRABON, Géographie VI, 4, 2 : ὅσην Καῖσάρ τε Σεβαστὸς παρέσχεν, ἀφ’ οὗ παρέλαβε τὴν ἐξουσίαν αὐτοτελῆ, καὶ νῦν ὁ διαδεξάµενος υἱὸς ἐκεῖνον παρέχει Τιβέριος, κανόνα τῆς διοικήσεως καὶ τῶν προσταγµάτων ποιούµενος ἐκεῖνον, καὶ αὐτὸν οἱ παῖδες αὐτοῦ, Γερµανικός τε καὶ Δροῦσος, ὑπουργοῦντες τῷ πατρί. François LASSERRE (« Strabon devant l’Empire romain », pp. 885-886) voit, dans ce passage, un écho de la déclaration publique de Tibère.

108 Katherine CLARKE, Between Geography and History : Hellenistic Constructions of the Roman World, p. 219. Voir également John SCHEID, « Introduction », pp. VIII-IX et LIII-LXII.

109 Entre autres, VIRGILE, Énéide VI, 792-794 ; HORACE, Épitres II ; ID., Odes II et III ; TITE-LIVE, Histoire de Rome depuis sa fondation II, 1, 1 ; OVIDE Métamorphoses XV, 750-751 et 852-873. Sur la place d’Auguste chez Tite-Live, voir Bernard MINEO, « L’Ab Vrbe Condita : quel instrument

se pose alors de savoir si la Géographie se fait, elle aussi, l’écho de la propagande officielle. À la lecture de cette œuvre, on remarque que Strabon affiche une véritable admiration pour la politique impériale et pour son représentant – Auguste, puis par la suite Tibère – en qui il voit un monarque éclairé capable de gouverner, selon l’idéal stoïcien, tous les peuples du monde comme un seul110. En outre, Strabon signale dès qu’il le peut les campagnes militaires des Romains, dont le but est de mettre un terme aux querelles des barbares. Pour que ces peuples accèdent à la civilisation, il faut les soumettre militairement111. La conquête du monde, cette volonté hégémonique présidant à la guerre que les Romains mènent contre leurs ennemis, est par conséquent justifiée.

Même si Rome paraît être au centre de la vie civilisée et que l’un des objectifs de la Géographie est de proposer une description des régions du monde habité utile aux dirigeants, Strabon va néanmoins montrer que les référents culturels et scientifiques sont avant tout grecs112.

Suprématie des Grecs

Au fil de son ouvrage, Strabon revient sur les différentes disciplines qui constituent la géographie, comme l’astronomie, la géométrie ainsi que les mathématiques. Par ailleurs, il mentionne les peuples antérieurs aux Grecs qui possédaient ces savoirs. Les Chaldéens étaient des astronomes ; les Phéniciens étaient habiles en arithmétique et en astronomie ; et les Égyptiens avaient une grande connaissance de la géométrie. Strabon

politique ? ». Remarquons encore que l’image d’un Auguste qui donna à Rome ses lettres de noblesse se trouve également chez PHILON D’ALEXANDRIE (Légation à Caïus ou des vertus 143). Sur l’idéalisation d’Auguste, la propagande impériale et la restauration d’un âge d’or (ou la redécouverte de valeurs pensées comme romaines), cf. Pierre GRIMAL, Le siècle d’Auguste, pp. 60-61 ; Jean-Marie ANDRÉ, Le siècle d’Auguste, part. pp. 139-143 ; Patrick THOLLARD, Barbarie et civilisation chez Strabon. Étude critique des livres III et IV de la Géographie, p. 47.

110 Cf. François LASSERRE,« Strabon devant l’Empire romain », p. 886. Selon l’auteur, Strabon ne fait pas l’éloge d’Auguste ou de Tibère, mais formule seulement la doctrine officielle et la propage. Sur le gouvernement idéal des stoïciens, voir ce qu’en dit PLUTARQUE, De la fortune ou vertu d’Alexandre I, 6.

Arnaldo Momigliano démontre que les conquêtes de Pompée et de César avaient donné un sens nouveau à l’idée stoïcienne de l’unité de l’humanité. Cf. Arnaldo MOMIGLIANO, « Les historiens de l’Antiquité classique et la tradition », p. 80. Voir également Germaine AUJAC, Introduction aux savoirs antiques, p. 92. Sur la titulature d’Auguste comme « pater patriae », cf. Paul VEYNE, L’Empire gréco-romain, p. 235.

111 PatrickTHOLLARD, Barbarie et civilisation chez Strabon. Étude critique des livres III et IV de la Géographie, p. 44. Sur le « bellum justum », voir Yves Albert DAUGE, Le Barbare. Recherches sur la conception romaine de la barbarie et de la civilisation, pp. 747-753.

112 Elena MUÑIZ GRIJALVO, « “Greek religion” in Strabo », p. 433 ; Greg WOOLF, Tales of the Barbarians. Ethnography and Empire Roman West, p. 79.

ne dénigre pas l’apport d’autres peuples en matière de science, mais il affirme que c’est la nécessité qui les a contraints à développer ces connaissances, par exemple le commerce et la navigation dans le cas des Phéniciens et les crues du Nil dans le cas des Égyptiens113. Or, s’il cite les apports des autres peuples, Strabon tend néanmoins à établir dès son introduction que la géographie est grecque, et que ce sont les Grecs qui ont élevé les savoirs scientifiques, à l’origine pragmatiques, de cette discipline en un véritable enseignement philosophique114. De même que la science, l’art dans la Géographie est un marqueur de l’identité grecque comme l’illustre l’exemple des Égyptiens.

Strabon insiste à plusieurs reprises sur les qualités naturelles de l’Égypte, mais aussi sur la disposition de ce peuple, capable d’inventer un système ingénieux pour maîtriser les crues. Il souligne encore qu’« ils vivent de manière policée et civilisée depuis les origines »115. À deux reprises toutefois, il emploie le terme de barbare, la première pour qualifier l’énorme hypostyle que l’on trouve dans les temples, notamment à Memphis, la seconde pour désigner les prêtres qui enseignèrent quelques-unes de leurs théories astronomiques à Platon et Eudoxe116. D’après Jean Yoyotte, l’opinion de Strabon concernant les Égyptiens est claire : ils ne correspondent à aucun des critères de barbarie que l’on relève dans la Géographie puisqu’ils sont civilisés, que leur territoire est fertile et qu’ils possèdent une bonne administration. Et de conclure :

« L’emploi que Strabon fait deux fois du terme de barbare n’en est que plus remarquable. Passe encore lorsqu’il juge “barbares” les énormes hypostyles des temples dont la lourdeur traduit une vaine tendance à l’excès. Mais faut-il déceler du scepticisme, de l’humour ou de la grogne quand il appelle barbares les prêtres qui, plus savants que les Grecs, leur auraient caché le meilleur de leur science calendérique ? »117. En effet, Strabon ne remet pas en cause l’apport des prêtres égyptiens en matière d’astronomie, même s’il les qualifie de barbares. Mais, en mentionnant que c’est auprès

113 STRABON, Géographie XVI, 1, 6 ; XVI, 2, 26 ; XVII, 1, 3. À ce sujet, cf. Germaine AUJAC,Strabon et la science de son temps, p. 105.

114 Germaine AUJAC,Strabon et la science de son temps, p. 110.

115 STRABON, Géographie XVII, 1, 3 : καὶ γὰρ πολιτικῶς καὶ ἡµέρως ἐξ ἀρχῆς ζῶσι.

116 Ibid., XVII, 1, 28 et 29. Strabon utilise une troisième fois le terme de barbare, mais ce n’est pas pour qualifier les Égyptiens. En XVII, 1, 19, il reprend les propos d’Ératosthène selon lesquels la xénélasie était commune à tous les peuples barbares, et qu’il s’agit, concernant les Égyptiens, d’une accusation malveillante reposant sur le mythe sanglant dont Busiris est le héros. Strabon explique que ce mythe a été fabriqué de toutes pièces par certaines personnes pour se venger d’avoir été mal accueillies par les habitants dudit nome.

117 Jean YOYOTTE, « Préface », p. 42.

d’eux que Platon et Eudoxe ont affiné leurs connaissances, il montre une nouvelle fois que ce sont les Grecs qui ont perfectionné ces savoirs. Quant aux critères artistiques, comme on l’a déjà évoqué, Strabon cite quantité d’œuvres sculpturales et picturales qui symbolisent la culture grecque118. Il mentionne également un grand nombre de temples, mais ne s’intéresse que rarement à leur architecture. Seules les dimensions des temples égyptiens, qu’il juge impressionnantes, retiennent son attention. Il note que certains de

d’eux que Platon et Eudoxe ont affiné leurs connaissances, il montre une nouvelle fois que ce sont les Grecs qui ont perfectionné ces savoirs. Quant aux critères artistiques, comme on l’a déjà évoqué, Strabon cite quantité d’œuvres sculpturales et picturales qui symbolisent la culture grecque118. Il mentionne également un grand nombre de temples, mais ne s’intéresse que rarement à leur architecture. Seules les dimensions des temples égyptiens, qu’il juge impressionnantes, retiennent son attention. Il note que certains de

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