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Une affaire de philosophie

Strabon débute son ouvrage par l’affirmation suivante :

Nous avons l’habitude de penser que, s’il en est une qui relève de la pratique du philosophe, c’est la géographie, que nous avons choisi d’examiner dans le présent ouvrage.247

D’emblée, Strabon présente la géographie comme une affaire de philosophe et légitime son entreprise, à savoir écrire un traité entier sur le sujet. Les premiers qui se sont adonnés à cette discipline, précise-t-il, étaient avant tout des philosophes, des hommes de science ayant le goût des choses de l’esprit : Homère, Anaximandre et Hécatée de Milet. À leur suite : Démocrite, Eudoxe, Dicéarque, Éphore, Ératosthène, Polybe et Posidonios. Et Strabon d’insister : « tous des philosophes » (ἄνδρες φιλόσοφοι)248. Comme on l’a évoqué, la géographie à l’époque de Strabon est une science nouvelle, un savoir en construction. Elle a longtemps été considérée comme une discipline annexe, faisant partie, entre autres, de l’enseignement de la grammaire et de la littérature.

Composer un texte ou une poésie impliquait en effet la connaissance d’un certain nombre de faits, par exemple savoir situer géographiquement un lieu249. De même, l’univers, le mouvement des planètes, la place de la Terre et de l’homme dans ce système étaient autant de thèmes qui avaient intéressé les philosophes, comme Pythagore, Parménide ou encore Aristote250. Pour autant, les Anciens considéraient-ils la géographie comme partie intégrante de la philosophie ? Pour tenter de répondre à cette question et comprendre quel était le statut des disciplines annexes, tournons-nous vers un témoin de ce débat, Sénèque qui répond, dans ce passage, à Posidonios :

l’histoire, il a transformé la géographie en un genre original qui est son bien propre (…). », citation p. 288.

247 STRABON,Géographie I, 1, 1 : Τῆς τοῦ φιλοσόφου πραγµατείας εἶναι νοµίζοµεν, εἴπερ ἄλλην τινά, καὶ τὴν γεωγραφικήν, ἣν νῦν προῃρήµεθα ἐπισκοπεῖν.

248 Ibid.

249 Ilsetraut HADOT, Arts libéraux et philosophie dans la pensée antique, p. 28.

250 ARISTOTE, Traité du ciel II, 293 b-294 a. Sur la contribution de la philosophie à la géographie, cf. Christina HORST ROSEMAN, « Reflections of Philosophy : Strabo and Geographical Sources » et Daniela DUECK,Geography in Classical Antiquity, pp. 69-70.

« Mais, dit-on, l’étude de la nature, la morale, la logique sont des parties de la philosophie ; ainsi le groupe nombreux des arts libéraux251 a également droit d’y réclamer sa place. Quand on s’occupe des questions naturelles, on s’appuie du témoignage de la géométrie : auxiliaire de la philosophie, elle est une partie de cette science. » (…) Nous sommes redevables à la géométrie de maints services ; elle est nécessaire à la philosophie, comme le mécanicien l’est au géomètre ; mais elle ne participe pas plus de la philosophie que de la géométrie les applications mécaniques.252

En rattachant, donc, dès les premières lignes la géographie à la philosophie, Strabon prend part au débat, et il va expliquer dans son introduction la corrélation entre ces deux disciplines :

La multiplicité des connaissances (πολυµάθεια) par laquelle seule il est possible de mener à bien cet ouvrage ne se trouve que chez un homme qui porte son regard à la fois sur le divin et l’humain, qui constitue précisément la philosophie (φιλοσοφία) qu’on appelle la science (ἐπιστήµη). De même aussi, son utilité qui est variée et concerne, d’une part, les affaires politiques (τὰ πολιτικά) ainsi que les actions des chefs de guerre et, d’autre part, la science (ἐπιστήµη) des phénomènes célestes ainsi que des êtres vivants, plantes, fruits et autres choses que l’on peut voir dans chaque lieu, sur terre et dans la mer, renvoie au même genre d’homme, celui qui prend soin de l’art de vivre (βίος τέχνης) et du bonheur (εὐδαιµονία).253

Parce qu’elle implique de maîtriser tous les savoirs, la géographie est pour Strabon de l’ordre de la philosophie comme l’est l’histoire pour Polybe et Diodore de Sicile, et la

251 Selon Sénèque, les arts libéraux sont ceux « qui chez les Grecs s’appellent “encycliques”, chez nous

“arts libéraux”. En fait, les seuls arts libéraux, pour parler plus exactement, les seuls arts libres, sont ceux qui ont pour objet la vertu ». SÉNÈQUE LE JEUNE, Lettre à Lucilius LXXXVIII, 23 : simile hae artes quas ἐγκυκλίους Graeci, nostri autem liberales uocant. Solae autem liberales sunt, immo, ut dicam uerius, liberae, quibus curae uirtus est. (Traduction d’Henri Noblot, Les Belles Lettres, 1957). À l’époque romaine, les arts libéraux regroupaient (idéalement) la grammaire – et par là même la géographie et l’histoire –, la musique, la rhétorique, la dialectique, l’astronomie, la géométrie et l’arithmétique. À ce sujet, voir en particulier Ilsetraut HADOT, Arts libéraux et philosophie dans la pensée antique, p. 58 et Sébastien MORLET, Les chrétiens et la culture : conversion d’un concept (Ier - VIe siècle), pp. 8-9.

252 SÉNÈQUE LE JEUNE, Lettre à Lucilius LXXXVIII, 24-25 : « Quemadmodum, inquit, est aliqua pars philosophiae naturalis, est aliqua moralis, est aliqua rationalis, sic et haec quoque liberalium artium turba locum sibi in philosophia uindicat. Cum uentum est ad naturales quaestiones, geometriae testimonio statur ; ergo eius quam adiuuat pars est ». (…) Sic philosophiae necessaria est, quomodo ipsi faber, sed nec hic geometriae pars est nec illa philosophiae. (Traduction d’Henri Noblot, Les Belles Lettres, 1957).

253 STRABON,Géographie I, 1, 1 : Ἥ τε πολυµάθεια, δι’ ἧς µόνης ἐφικέσθαι τοῦδε τοῦ ἔργου δυνατόν, οὐκ ἄλλου τινός ἐστιν, ἢ τοῦ τὰ θεῖα καὶ τὰ ἀνθρώπεια ἐπιβλέποντος, ὧνπερ τὴν φιλοσοφίαν ἐπιστήµην φασίν. Ὡς δ’ αὕτως καὶ ἡ ὠφέλεια ποικίλη τις οὖσα, ἡ µὲν πρὸς τὰ πολιτικὰ καὶ τὰς ἡγεµονικὰς πράξεις, ἡ δὲ πρὸς ἐπιστήµην τῶν τε οὐρανίων καὶ τῶν ἐπὶ γῆς καὶ θαλάττης ζῴων καὶ φυτῶν καὶ καρπῶν καὶ τῶν ἄλλων, ὅσα ἰδεῖν παρ’ ἑκάστοις ἔστι, τὸν αὐτὸν ὑπογράφει ἄνδρα, τὸν φροντίζοντα τῆς περὶ τὸν βίον τέχνης καὶ εὐδαιµονίας.

rhétorique pour Denys d’Halicarnasse254. La géographie regroupe un nombre considérable de notions, sur lesquelles Strabon reviendra plus longuement, telles que la physique, les mathématiques, l’astronomie, la géométrie, la botanique, la zoologie, l’étude des phénomènes sismologiques et maritimes, sans oublier l’histoire et la mythologie qui servent principalement d’exemples255. La physique est par ailleurs la seule science qu’il qualifie, à l’instar des stoïciens, de « vertu » (ἁρετή)256 car elle n’est pas de préalable, ne dépend que d’elle et contient en elle le principe et la preuve de toutes choses257. Elle réunit un ensemble de postulats fondamentaux que l’on ne peut pas expliquer mais que l’on doit admettre, comme la sphéricité de la Terre, du ciel et de l’univers, l’attraction des graves vers le milieu, l’immobilité de la Terre et le mouvement du ciel et des étoiles. Elle est surtout le principe des autres sciences car

se fiant à ces notions [physiques], en tout ou en partie, les astronomes s’occupent de ce qui vient après : les mouvements, les périodes, les éclipses, les dimensions, les distances, et mille autres choses. De même, les géomètres qui mesurent la circonférence terrestre composent à partir des opinions des physiciens et astronomes, et les géographes à leur tour à partir des opinions des géomètres.258

Cette multiplicité de connaissances, cette polymathie (πολυµάθεια), est le propre du philosophe259. Or, selon la définition qu’en donne Strabon, le philosophe est celui « qui a l’habitude de considérer à la fois le divin et l’humain » et qui a « pour souci l’art de

254 Pierre VESPERINI, La Philosophia et ses pratiques d’Ennius à Cicéron, p. 234, note 163.

255 STRABON,Géographie I, 1, 12-19. Sur les exemples dans l’histoire, voir Arnaldo MOMIGLIANO, « Les historiens de l’Antiquité classique et la tradition », pp. 84 et 88.

256 Par exemple, PSEUDO-PLUTARQUE, Les opinions des philosophes I, 874 d-f ; DIOGÈNE LAËRCE, Vies et doctrines des philosophes illustres VII, 132. Les ouvrages des premiers philosophes stoïciens ont disparu et ne sont connus qu’au travers des traités des stoïciens romains de l’époque impériale (Sénèque et Marc Aurèle), de leurs contradicteurs (Plutaque et Sextus Empiricus) ou de compilateurs plus tardifs (Aëtius – connu sous le nom de pseudo-Plutarque – et Diogène Laërce). Sur le sujet, voir Jean-Baptiste GOURINAT, Le stoïcisme, p. 4 et ID., « La disparition et la reconstitution du stoïcisme : éléments pour une histoire ».

257 STRABON, Géographie II, 5, 2. Dans Germaine AUJAC, François LASSERRE (éds.), Strabon.

Géographie, tome I2 (livre II), p. 80, note 2, Germaine Aujac précise que la définition que donne Strabon de la physique ne se trouve nulle part ailleurs. Pour un possible emprunt à Posidonios, elle renvoie à Karl REINHARDT, s.v. « Posidonios », part. col. 645. Même si la physique est la science première pour Strabon, il ne reprend pas la théorie stoïcienne des principes naturels et corporels. Sur la physique dans le stoïcisme, voir Germaine AUJAC, « Sur une définition d’APETH » et Jean-Baptiste GOURINAT, « Le monde ».

258 STRABON, Géographie II, 5, 2 : Τούτοις δὲ πιστεύσαντες πᾶσιν τισὶν οἱ ἀστρονοµικοὶ τὰ ἑξῆς πραγµατεύονται, κινήσεις καὶ περιόδους καὶ ἐκλείψεις καὶ µεγέθη καὶ ἀποστάσεις καὶ ἄλλα µυρία· ὡς δ’

αὕτως οἱ τὴν γῆν ὅλην ἀναµετροῦντες γεωµέτραι προστίθενται τὰς τῶν φυσικῶν καὶ τῶν ἀστρονοµικῶν δόξας, τὰς δὲ τῶν γεωµετρῶν πάλιν οἱ γεωγράφοι.

259 Ilsetraut HADOT, Arts libéraux et philosophie dans la pensée antique, p. 40.

vivre et le bonheur »260, c’est-à-dire un homme qui possède une connaissance holistique qu’il soit poète, historien ou mathématicien. La philosophie est pensée moins comme une discipline qu’une manière de faire et un genre de vie. Strabon, d’ailleurs, se présente à plusieurs reprises comme un philosophe, capable d’exercer sa réflexion sur les thèmes développés par ses prédécesseurs les plus illustres261. De plus, lorsqu’il critique Ératosthène d’avoir choisi de suivre les enseignements d’un dissident de Zénon, Strabon note que celui-ci

est resté à mi-chemin entre celui qui voulait philosopher et celui qui, manquant de courage pour s’adonner entièrement à ce genre de vie (ὑπόσχεσις), faisait seulement semblant de s’y engager ou la considérait comme une diversion agréable ou instructive par rapport aux autres formations.262

La géographie, comme la philosophie, exige un homme capable grâce à son faisceau de connaissances de considérer à la fois le divin et l’humain263. Si l’homme paraît bel et bien être au centre de la Géographie, comme le prouve le goût de Strabon pour l’« ethnographie », ce qui relève du divin est plus difficilement accessible264. De surcroît, il propose à ses lecteurs dans son introduction, non pas un discours théologique ou cosmologique, mais un développement scientifique permettant de comprendre l’agencement du monde, et plus particulièrement de l’œcoumène. Si la géographie et la philosophie nécessitent le même genre d’homme, il existe néanmoins une différence essentielle entre ces deux disciplines puisque la recherche des causes incombe, selon Strabon, au seul philosophe265. La géographie, quant à elle, est de l’ordre de

260 STRABON, Géographie X, 3, 9 (cf. infra, « Les cérémonies orgiaques au cœur du système de Strabon », pp. 238-265). Voir également Christian JACOB,Géographie et ethnographie en Grèce ancienne, p. 148.

Selon Christian Jacob, l’art de vivre et le bonheur mentionnés par Strabon renvoient directement à l’idéologie du principat romain.

261 Voir notamment STRABON, Géographie I, 2, 1 où Strabon emploie le verbe « philosopher » pour faire référence à son travail de rectification et I, 2, 8.

262 Ibid., I, 2, 2 : µέσος ἦν τοῦ τε βουλοµένου φιλοσοφεῖν καὶ τοῦ µὴ θαρροῦντος ἐγχειρίζειν ἑαυτὸν εἰς τὴν ὑπόσχεσιν ταύτην, ἀλλὰ µόνον µέχρι τοῦ δοκεῖν προϊόντος, ἢ καὶ παράβασίν τινα ταύτην ἀπὸ τῶν ἄλλων τῶν ἐγκυκλίων πεπορισµένου πρὸς διαγωγὴν ἢ καὶ παιδιάν.

263 On retrouve ce concept chez CICÉRON, Des devoirs I, 153 ; II, 5 ; ID., Tusculanes IV, 57 ; SÉNÈQUE LE

JEUNE, Lettres LXXXIX, 5.

264 Dans quelques passages que je relèverai dans le chapitre « La théologie de Strabon », le géographe donne néanmoins quelques indications sur sa conception du divin. Voir infra, pp. 197-265.

265 Voir STRABON,Géographie I, 1, 21. Cf. Germaine AUJAC, « Strabon et son temps », p. 112. Comme le remarque Germaine Aujac, Strabon préfère l’accumulation des faits à la recherche d’explication (à ce sujet, cf. STRABON, Géographie I, 3, 17). Voir aussi Christiaan VAN PAASSEN, The Classical Tradition of Geography, p. 24.

l’« action », de la πρᾶξις266. Il ne lui appartient pas de révéler le sens du monde, ni de se soucier des relations entre les dieux et les hommes267.

Une affaire de politique

L’art de vivre dans le traité de Strabon est principalement lié au politique, qui influe sur la manière de vivre des habitants. La philosophie politique, qui recense les différentes formes de gouvernement, est un thème récurrent dans la pensée antique268. La première formulation d’une classification des régimes se trouve chez Hérodote. Dans son dialogue entre Otanès, Mégabyse et Darius, l’historien expose et critique les trois grandes formes de gouvernement, à savoir la monarchie, l’aristocratie et la démocratie269. Cette division tripartite sera reprise et discutée par la tradition postérieure, qui la nuancera toutefois en y ajoutant d’autres types de gouvernement. Par exemple Platon, dans la République, relève cinq formes de régimes politiques, à savoir l’aristocratie qui correspond selon le philosophe au gouvernement idéal, puis la timocratie, l’oligarchie, la démocratie et la tyrannie qui sont le fruit de la décadence270. Aristote, quant à lui, reprend la classification hérodotéenne qu’il nuance en ajoutant une distinction entre le régime qui vise le bien commun et celui qui vise son propre intérêt.

Il reconnaît six types de constitution : la monarchie et la tyrannie, l’aristocratie et l’oligarchie, le gouvernement constitutionnel – ce qu’il appelle πολιτεία – et la démocratie271. La question de savoir quel était le meilleur régime politique a également intéressé Polybe qui dénombre six formes de gouvernement : « les trois dont tout le monde parle et que nous avons énumérés plus haut [à savoir la monarchie, l’aristocratie et la démocratie], et trois autres qui présentent des rapports de nature avec les premières

266 Sur ce point, voir supra, « Homère, archégète de la géographie », pp. 51-58.

267 J’emprunte l’idée à Arnaldo MOMIGLIANO, « L’historiographie grecque », p. 21. L’auteur ne parle pas explicitement de la géographie, mais son argumentation peut s’appliquer au discours de Strabon.

268 Christiaan van Paassen remarque à juste titre que la philosophie et le politique ne sont pas toujours séparés, et surtout que les deux sont intégres dans la notion de citoyenneté. Cf. Christiaan VAN PAASSEN, The Classical Tradition of Geography, p. 11.

269 HÉRODOTE, Histoires III, 80-82.

270 PLATON, République VIII, 544 c-545 a. Dans Politique 291 d-e, Platon distingue également cinq types de gouvernement, mais il ne mentionne pas la timocratie. Il dénombre la monarchie, l’oligarchie et la démocratie et note que les deux premières formes de gouvernement en engendrent deux autres : la tyrannie et l’artistocratie.

271 ARISTOTE, Politique III, 1279 a-b.

et qui sont l’autocratie, l’oligarchie et l’ochlocratie [le pouvoir de la foule] »272. Tributaire de cette tradition, Strabon prête lui aussi une attention particulière au politique, car la géographie, explique-t-il,

concerne principalement les besoins de la vie politique (αἱ πολιτικαί). Le lieu des actions est en effet composé de la terre et de la mer que nous habitons ; à petites actions, petit lieu ; à grandes actions, grand lieu, le plus grand de tous étant précisément celui que nous appelons, à proprement parler, monde habité, de telle sorte qu’il serait le lieu des plus grandes actions ; les plus grands chefs de guerre sont ceux qui peuvent commander sur la terre et sur la mer, rassemblant les peuples et les cités sous une seule et même autorité et un seul et même gouvernement politique (διοίκησις πολιτική).273

Dans la suite de son développement, Strabon recense les principales formes de gouvernement. Conformément au modèle hérodotéen, il en distingue trois : « la monarchie (qu’on appelle aussi la royauté), l’aristocratie et en troisième la démocratie »274. Il ajoute que « la loi dépend en effet de la volonté tantôt du roi, tantôt de l’élite, tantôt du peuple ; et la loi caractérise et donne forme au régime politique »275. Le politique appartient donc aux νόµοι, c’est-à-dire aux règles coutumières, aux

« façons traditionnelles d’agir et de penser »276. De plus, au même titre que les

« usages » (νόµιµοι) et les actions humaines, il peut servir d’exemple aux chefs d’État leur offrant un modèle à suivre, ou au contraire à éviter. Le politique est essentiel car, précise Strabon, « avec une bonne administration, même les pays où l’on vit pauvrement et les repaires de brigands se civilisent »277. Les pays aux climats rigoureux ou les régions montagneuses, qui offrent par nature des conditions de vie précaires, peuvent être civilisés. Le politique, selon Strabon, peut ainsi suppléer aux conditions

272 POLYBE,Histoire VI, 4 : διὸ καὶ γένη µὲν ἓξ εἶναι ῥητέον πολιτειῶν, τρία µὲν ἃ πάντες θρυλοῦσι καὶ νῦν προείρηται, τρία δὲ τὰ τούτοις συµφυῆ, λέγω δὲ µοναρχίαν, ὀλιγαρχίαν, ὀχλοκρατίαν. (Texte édité par Theodor Büttner–Wobst, disponible sur le site du TLG ; traduction de Denis Roussel, Quarto Gallimard, 2005).

273 STRABON,Géographie I, 1, 16 : [διότι τῆς γεωγραφίας] τὸ πλέον ἐστὶ πρὸς τὰς χρείας τὰς πολιτικάς.

Χώρα γὰρ τῶν πράξεών ἐστι γῆ καὶ [ἡ] θάλαττα, ἣν οἰκοῦµεν· τῶν µὲν µικρῶν µικρά, τῶν δὲ µεγάλων µεγάλη, µεγίστη δ’ ἡ σύµπασα, ἥνπερ ἰδίως καλοῦµεν οἰκουµένην, ὥστε τῶν µεγίστων πράξεων αὕτη ἂν εἴη χώρα· µέγιστοι δὲ τῶν στρατηλατῶν, ὅσοι δύνανται γῆς καὶ θαλάττης ἄρχειν, ἔθνη καὶ πόλεις συνάγοντες εἰς µίαν ἐξουσίαν καὶ διοίκησιν πολιτικήν.

274 Ibid., I, 1, 18 : τὴν µοναρχίαν, ἣν καὶ βασιλείαν καλοῦµεν, ἄλλην δὲ τὴν ἀριστοκρατίαν, τρίτην δὲ τὴν δηµοκρατίαν.

275 Ibid. : ἄλλος γὰρ νόµος τὸ τοῦ βασιλέως πρόσταγµα, ἄλλος δὲ τὸ τῶν ἀρίστων καὶ τὸ τοῦ δήµου.

Τύπος δὲ καὶ σχῆµα πολιτείας ὁ νόµος.

276 Jean RUDHARDT, « De l’attitude des Grecs à l’égard des religions étrangères », citation p. 221.

277 STRABON, Géographie II, 5, 26 : ἐπιµελητὰς δὲ λαβόντα ἀγαθοὺς καὶ τὰ φαύλως οἰκούµενα καὶ λῃστρικῶς ἡµεροῦται.

naturelles défavorables278. Il illustre son propos en prenant comme exemple les Grecs et les Romains. Les premiers, qui vivaient dans une région rocailleuse, ont su se policer de manière intelligente grâce à leur « organisation politique » (πολιτικά), aux

« techniques » (τέχναι) et, de manière générale, grâce à tout ce qui constitue « l’art de vivre » (σύνεσις ἡ περὶ βίον)279. Même si le πολιτικόν semble être une particularité grecque, ce sont néanmoins les Romains qui « ont enseigné (διδάσκω) aux peuples les plus sauvages la vie en société (πολιτικῶς) »280, en d’autres termes qui ont civilisé la majorité du monde habité281. Or, comme il l’explique dans son introduction, la philosophie politique et, plus largement, la géographie s’adressent principalement aux dirigeants et aux représentants de l’empire282. La question se pose alors de savoir s’il s’agissait des seuls lecteurs auxquels le traité de Strabon était dédié.

Le public visé

À plusieurs reprises, Strabon donne des indications quant aux connaissances que ses lecteurs doivent posséder. Quiconque veut lire son traité, explique-t-il, doit avoir quelques rudiments en physique et en mathématiques, et admettre notamment « que la Terre dans son ensemble est comme l’ont décrite les hommes de science »283. Il faut que le lecteur ait reçu une « formation scientifique » (µαθηµατικῶς), et qu’il ne soit pas

« sot » (ἁπλόος) ou « inculte » (ἀργός)

au point de ne pas avoir vu de sphère avec des cercles dessus, les uns parallèles, les autres perpendiculaires à ceux-ci, d’autres obliques ; ni savoir disposer les tropiques, l’équateur et le zodiaque le long duquel le soleil

278 Comme l’a montré Patrick Thollard, le déterminisme n’est pas systématique dans la Géographie puisque le « génie » d’un peuple – en l’occurrence ici le politique – peut corriger des conditions naturelles défavorables. Cf. Patrick THOLLARD, Barbarie et civilisation chez Strabon : étude critique des livres III et IV de la Géographie, pp. 15-17.

279 STRABON,Géographie II, 5, 26.

280 Ibid. : καὶ τοὺς ἀγριωτέρους πολιτικῶς ζῆν ἐδίδαξαν.

281 Dans la Géographie, Auguste et Tibère se partagent les honneurs de la conquête et de la pacification.

Voir ibid., VI, 4, 2 et infra, « Le monde et la ville », pp. 185-189.

282 Ibid., I, 1, 18.

283 Ibid., II, 5, 1 : τὴν γῆν ἔχειν οὕτω τὴν ὅλην, ὡς οἱ µαθηµατικοί φασι.

gravite dans un mouvement de va et vient, et instruit sur la diversité des latitudes et des vents.284

Strabon déclare néanmoins qu’il ne doit pas exposer toutes les théories géographiques, mais adopter seulement un nombre restreint de notions, celles utiles au citoyen (ὁ πολιτικός) et au chef de guerre (ὁ στρατηλάτης)285. Par citoyen, il entend un homme,

« qui n’est assurément pas totalement inculte, mais qui a suivi le cycle des études et reçu la formation en usage chez les hommes libres et ceux qui étudient la philosophie »286. Je ne me risquerai pas, dans le cadre de ce travail, à analyser les conceptions grecques et romaines de la citoyenneté, d’autant plus que cette notion s’est adaptée, au cours de l’histoire, aux différentes formes que les cités ont connues287. Aristote, déjà, avait conscience de la fragilité d’une définition unique puisqu’il explique que « le citoyen n’est, le plus souvent, pas le même dans une démocratie que dans une oligarchie »288. Si l’on revient au texte de Strabon, on constate l’importance que revêt l’éducation dans la formation du citoyen. Une fois de plus, Strabon est tributaire de la tradition puisqu’on retrouve ce thème chez Aristote. Le philosophe insiste en effet sur l’éducation des enfants qui doit être « le souci primordial du législateur, personne ne saurait le contester ; en effet, dans les cités, l’absence de ce souci tourne au préjudice des régimes politiques »289. Pour accomplir son devoir politique, le citoyen doit être

284 Ibid., I, 1, 21 : ὥστε µηδὲ σφαῖραν ἰδεῖν, µηδὲ κύκλους ἐν αὐτῇ, τοὺς µὲν παραλλήλους, τοὺς δ’

ὀρθίους πρὸς τούτους, τοὺς δὲ λοξούς, µηδὲ τροπικῶν τε καὶ ἰσηµερινοῦ καὶ ζωδιακοῦ θέσιν, δι’ οὗ φερόµενος ὁ ἥλιος τρέπεται καὶ διδάσκει διαφορὰς κλιµάτων τε καὶ ἀνέµων.

285 Ibid.

286 Ibid., I, 1, 22 : οὐχὶ τὸν παντάπασιν ἀπαίδευτον, ἀλλὰ τὸν µετασχόντα τῆς τε ἐγκυκλίου καὶ συνήθους ἀγωγῆς τοῖς ἐλευθέροις καὶ τοῖς φιλοσοφοῦσιν. Voir Anna Maria BIRASCHI, « Dai “Prolegomena”

all’Italia : premese teoriche e tradizione », p. 127 ; Daniela DUECK, « The Geographical Narrative of Strabo of Amasia », p. 237.

287 Comme le note Michel Casevitz : « Les Grecs, si l’on observe leurs mots et ce qu’ils révèlent, sont parvenus à concevoir, autant que la politique, une notion adaptée aux diverses formes que la polis a prises au cours de l’histoire, ainsi qu’une notion globale et universelle de la citoyenneté, qui a accompagné l’élargissement de leur monde ». Cf. Michel CASEVITZ, « L’évolution de la citoyenneté en Grèce d’après le vocabulaire », p. 104. Sur la notion de cioyenneté, voir entre autres Claude NICOLET, Le métier de citoyen dans la Rome républicaine, part. pp. 31-68 ; Moses I. FINLEY, L’Invention de la politique.

Démocratie et politique en Grèce et dans la Rome républicaine, part. pp. 85-109 ; Nicole LORAUX, La cité divisée : l’oubli dans la mémoire d’Athènes ; Claude MOSSÉ, Les Grecs inventent la politique ; Vincent AZOULAY, « Repolitiser la cité grecque, trente ans après ». Pour une biobliographie plus

Démocratie et politique en Grèce et dans la Rome républicaine, part. pp. 85-109 ; Nicole LORAUX, La cité divisée : l’oubli dans la mémoire d’Athènes ; Claude MOSSÉ, Les Grecs inventent la politique ; Vincent AZOULAY, « Repolitiser la cité grecque, trente ans après ». Pour une biobliographie plus

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