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Les stèles : un marqueur géographique

Quand on dit stèle en grec, on entend une colonne, un bloc équarri ou une tablette sur laquelle sont gravés des commémorations funéraires, des souvenirs de victoires, des décrets, mais aussi les exploits des dieux, ainsi que les voyages des héros et des conquérants13. Elle sert également de frontière ou de borne. Dans la Géographie, les stèles balisent le monde habité14. Selon Strabon, « il s’agit d’une ancienne coutume que de dresser des bornes de ce genre »15 aux emplacements qui font penser à un terme ou qui délimitent un territoire. Il en cite d’ailleurs un certain nombre, notamment les stèles qui surplombent le détroit de Sicile, celle sur l’isthme de Corinthe, celles que l’on nomme « autels des Philènes » (οἱ Φιλαίνων λεγόµενοι βωµοί) qui marquent la frontière entre les territoires de Carthage et de Cyrène16, ou encore celles qualifiées d’autels (καὶ

12 STRABON, GéographieIII, 2, 12-13. Voir également ibid., I, 1, 4. Cf. supra, « Homère, archégète de la géographie », pp. 51-58.

13 Voir Pierre DEVAMBEZ, « Piliers hermaïques et stèles », p. 145. La colonne est également très importante dans la culture romaine, notamment en tant que dispositif de gloire (colonnes triomphantes) ou de frontières (bornes milliaires). Cf. entre autres PLINE L’ANCIEN, Histoire naturelle XXXIV, 27.

14 On relève 119 occurrences du terme chez Strabon, dont 64 dans l’introduction.

15 STRABON, Géographie III, 5, 5 : ἔθος γὰρ παλαιὸν ὑπῆρχε τὸ τίθεσθαι τοιούτους ὅρους.

16 Ibid.

στῆλαι καὶ βωµοί) et érigées par Pytholaos, Lichas, Pythangélos, Léon et Charimortos17. Les stèles peuvent également être édifiées aux endroits les plus reculés où se sont prétendûment rendus les héros et les conquérants. Strabon rapporte que :

Pour marquer les limites de son expédition indienne, Alexandre éleva des autels dans les lieux les plus éloignés qu’il eût atteints vers le soleil levant des Indes, imitant Héraclès et Dionysos.18

Dans la tradition mythologique, Héraclès est connu pour avoir exploré les confins occidentaux et orientaux du monde habité, et pour avoir éliminé les monstres de la surface de la terre19. Quant à Dionysos, on raconte qu’il a parcouru les confins orientaux du monde et civilisé les peuples qui y habitaient, en leur enseignant notamment la viticulture et l’usage du vin20. Dans le livre XV, consacré à l’Inde, Strabon revient sur les expéditions d’Héraclès et de Dionysos. Il reproche à Mégasthène d’avoir cru qu’Alexandre avait retrouvé le mont Méros où une tradition grecque situait la naissance de Dionysos ainsi que la ville de Nysa, berceau supposé de son enfance, en prenant notamment comme prétexte l’existence de la vigne en ces lieux21. Strabon, d’habitude disposé à trouver une explication étymologique aux toponymes, ne s’attarde pas sur le

17 Ibid., XVI, 4, 15. Dans la Géographie, ces noms cités par Strabon renvoient à des lieux célèbres pour leurs chasses à l’éléphant, situés sur le littoral africain de la mer Rouge (cf. Jehan DESANGES, « Le Littoral africain du Bab el-Mandeb d’après les sources grecques et latines »). Sur l’un des documents administratifs trouvés à Médinet-en-Nahas par Pierre JOUGUET et Gustave LEFEBVRE (« Papyrus de Magdôla »), on trouve le nom de Pythangélos, connu par ailleurs pour avoir été stratège sous Ptolémée Philadelphe et Évergète (ibid., p. 97). Il semblerait que les auteurs lui associent les noms de Pytholaos, Lichas, Léon et Charimortos (auxquels ils attribuent la fonction de stratège, préposé à la chasse aux éléphants), sur la seule base du texte de Strabon qui met en parallèle tous ces noms.

18 STRABON, Géographie III, 5, 5 : Ἀλέξανδρος δὲ τῆς Ἰνδικῆς στρατείας ὅρια βωµοὺς ἔθετο ἐν τοῖς τόποις εἰς οὓς ὑστάτους ἀφίκετο τῶν πρὸς ταῖς ἀνατολαῖς Ἰνδῶν, µιµούµενος τὸν Ἡρακλέα καὶ τὸν Διόνυσον.

19 On retrouve ce thème – celui d’un Héraclès pacificateur et civilisateur qui aurait débarrassé la terre des monstres – dans la littérature antique et sur les vases mettant en scène les travaux du héros. Déjà PINDARE

(Les Isthmiques IV, 55-57) indiquait qu’Héraclès avait pacifié la route des navigateurs, mais pour le tableau le plus complet des travaux se trouve chez DIODORE, Bibliothèque historique IV, 11-28 et

PSEUDO-APOLLODORE, Bibliothèque II, 74-126. À ce sujet, cf. Bruno GENTILI, « Eracle “omicida giustissimo”. Pisandro, Stesicoro e Pindaro », p. 304 ; Corinne BONNET, Colette JOURDAIN-ANNEQUIN, Vinciane PIRENNE-DELFORGE (dirs.), Le bestiaire d’Héraclès. IIIe rencontre héracléenne. Concernant Héraclès, voir de manière générale Pierre CHUVIN, La mythologie grecque. Du premier homme à l’apothéose d’Héraclès.

20 LUCIEN, Dionysos ; AELIUS ARISTIDE, Dionysos (XLI). Sur la conquête et le triomphe indien du dieu, voir John BOARDMAN, The Triumph of Dionysos : Convivial Processions, from Antiquity to the Present Day.

21 STRABON, Géographie XV, 1, 7-8. Voir Claire MUCKENSTURM-POULLE, « La sauvagerie dans l’Inde de Strabon : L’œil du géographe », p. 239 ; ID., « Quelques mythes grecs sur les Indiens d’Hérodote à Strabon », p. 69. Sur l’histoire d’Alexandre, cf. Albert B. BOSWORTH, Elizabeth J. BAYNHAM, Alexander the Great in Fact and Fiction ; Paul GOUKOWSKY, Essai sur les origines du mythe d’Alexandre (336-270 av. J. C.) ; Claude MOSSÉ, Alexandre : la destinée d’un mythe.

mont Méros ni sur la ville de Nysa, qui marquent pourtant dans la tradition grecque la double naissance de Dionysos. On racontait en effet que Dionysos né de la cuisse de Zeus avait été soustrait par ce dernier à la colère d’Héra, puis confié aux nymphes de Nysa22. Selon Arrien, Dionysos aurait attribué le nom de Nysa à la ville en mémoire de sa nourrice23. Quant au mont Méros, son nom évoque lui aussi le mythe de naissance de Dionysos, puisque µηρός signifie la « cuisse ». Derrière ce nom, on décèle aussi un souvenir du mont Meru, pivot du monde et séjour des dieux dans les mythes jaïns, hindous et bouddhiques24. La topographie cosmologique indienne semble interprétée en termes grecs. Sommes-nous en présence, pour reprendre les mots de Marshall Sahlins, d’un « malentendu efficace »25 ou alors d’une volonté consciente d’interpréter en termes grecs une réalité indienne ?

Avec la conquête d’Alexandre, l’Inde acquiert davantage de réalité pour les Grecs.

Les historiens au service du roi, Néarque, Onésicrite et Aristobule, ont visité la région du Pendjab. Quelques années plus tard, Mégasthène qui était historien et géographe, mais aussi diplomate demeura une dizaine d’années auprès du roi Chandragupta26. Les ouvrages de ces auteurs, qui aujourd’hui ne sont connus qu’à travers des citations, ont contribué à la construction du mythe d’Alexandre, dont le destin s’est retrouvé lié à celui de Dionysos, d’Héraclès et de Zeus. Alexandre le conquérant se serait rendu, à l’instar d’Héraclès et de Dionysos, aux extrémités orientales du monde connu. Les hauteurs du Caucase, que les Grecs situaient « au-dessus de la Colchide et du Pont Euxin »27, furent longtemps considérées comme l’extrémité orientale du monde connu.

La tradition y plaçait le royaume des Amazones. C’est en ces lieux également que, selon la légende, Jason et les Argonautes sont venus chercher la toison d’or. Selon Strabon, les Grecs en avaient fait le théâtre du supplice de Prométhée « parce qu’ils ne

22 Sur le mont Méros, voir DIODORE, Bibliothèque historique II, 38, 4 ; QUINTE-CURCE, Histoire d’Alexandre le Grand VIII, 10, 13 ; ARRIEN, Anabase I, 1-2. Sur Nysa, voir ARRIEN, Anabase V, 1 ;

PSEUDO-APOLLODORE, Bibliothèque III, 4, 3.

23 ARRIEN, Anabase I, 1.

24 Sur le mont Meru, cf. AllanDAHLQUIST, Megasthenes and Indian Religion : A study in Motives and Types, pp. 269-274 ; Kristi L. WILEY, Historical Dictionary of Jainism, p. 148 ; Jeffery D. LONG, Historical Dictionary of Hinduism, p. 200.

25 Marshall SAHLINS (Islands of History, p. 61) parle de « working misunderstanding ». Voir aussi François HARTOG, « Marshall Sahlins et l’anthropologie de l’histoire », part. pp. 1259-1261.

26 Claire MUCKENSTURM-POULLE, « Quelques mythes grecs sur les Indiens d’Hérodote à Strabon », p. 57.

27 STRABON, Géographie XI, 5, 5 : ἀπὸ τῶν ὑπερκειµένων τῆς Κολχίδος καὶ τοῦ Εὐξείνου ὀρῶν.

connaissaient pas alors de contrée plus reculée vers l’est »28. Or, dans le livre qu’il consacre à l’Inde, il précise que les historiens d’Alexandre

ont en effet transposé ici [en Inde] ces récits depuis le Pont sur un prétexte insignifiant, ayant vu une grotte sacrée chez les Paropamisades : ils ont en effet déclaré que c’était la prison de Prométhée, qu’Héraclès était venu jusqu’ici pour délivrer Prométhée, et qu’il s’agissait du Caucase que les Grecs désignent comme étant la prison de Prométhée.29

Les compagnons d’Alexandre ont donc choisi de chercher le Caucase en Inde dans le seul but de glorifier le roi macédonien. Ces historiens connaissaient les mythes grecs relatifs à Prométhée et aux expéditions d’Héraclès et de Dionysos. Ils ont su tirer profit de cette notoriété. Strabon blâme d’ailleurs Mégasthène de ne pas avoir compris la manœuvre : la géographie mythique des confins devenait une réalité topographique, mais surtout un instrument de propagande au service d’Alexandre. Elle lui permettait de faire correspondre les bornes orientales de son empire avec celles du monde connu et de valoriser son image, le présentant comme un grand conquérant30. Strabon pour sa part, semble réserver ses éloges à Auguste31.

Strabon semble douter de la venue d’Héraclès et de Dionysos en Inde, qualifiant les mythes que l’on raconte à ce sujet d’« invraisemblables (ἄπιστα) et de fictionnels (µυθώδη) »32, d’autant plus, insiste-t-il, qu’il apparaît que les peuples

chez lesquels devaient nécessairement passer Héraclès et Dionysos pour se rendre en Inde sont incapables de montrer, dans leur propre territoire, le moindre indice (τεκµήριον) du passage de ceux-ci.33

28 Ibid. : ταῦτα γὰρ τὰ ὕστατα πρὸς ἕω ἐγνώριζον οἱ τότε.

29 Ibid., XV, 1, 8 : καὶ γὰρ ταῦτα µετενηνόχασιν ἐκ τοῦ Πόντου δεῦρο ἀπὸ µικρᾶς προφάσεως, ἰδόντες σπήλαιον ἐν τοῖς Παροπαµισάδαις ἱερόν· τοῦτο γὰρ ἀνεδείξαντο Προµηθέως δεσµωτήριον, καὶ δεῦρο ἀφιγµένον τὸν Ἡρακλέα ἐπὶ τὴν ἐλευθέρωσιν τοῦ Προµηθέως, καὶ τοῦτον εἶναι τὸν Καύκασον ὃν οἱ Ἕλληνες Προµηθέως δεσµωτήριον ἀπέφηναν.

30 Ibid., XV, 1, 7-8.

31 Ibid., VI, 4, 2. Voir supra, « Une affaire de politique », pp. 80-82.

32 Ibid., XV, 1, 7. Sur la signification des termes, je renvoie à la partie « Le mythe et son usage », infra, pp. 215-237.

33 Ibid., XV, 1, 9 : δι’ ὧν ἐχρῆν τὴν ἐς Ἰνδοὺς ἄφιξιν γενέσθαι τοῖς περὶ τὸν Διόνυσον καὶ τὸν Ἡρακλέα, µηδὲν ἔχειν τεκµήριον δεικνύναι τῆς ἐκείνων ὁδοῦ διὰ τῆς σφετέρας γῆς.

Qu’entend Strabon par indice ? Faut-il supposer qu’il aurait éventuellement pensé à des stèles ? Il faut relever que dans le livre III, alors qu’il discute de l’emplacement des Stèles d’Héraclès, il note que :

Les lieux peuvent prendre le nom même des bornes qu’on y érige, et surtout lorsque le temps fait disparaître celles-ci. (…) On rapporte qu’il ne subsiste aucune stèle (στήλη) ni d’Héraclès, ni de Dionysos en Inde ; et pourtant, les Macédoniens qui parlaient de ces lieux et les montraient croyaient qu’ils correspondaient à ces stèles (στῆλαι) parce qu’ils y avaient trouvé quelque trace des récits concernant soit Dionysos, soit Héraclès.34

Strabon demeure prudent quant à la fiabilité des auteurs dont il se sert, puisqu’il les présente comme de fieffés menteurs tombant parfois « à l’excès dans le fictionnel »35. De plus, dès le début de sa description de l’Inde, Strabon demande l’indulgence du lecteur car peu de Grecs, explique-t-il, ont exploré l’Inde, et ceux-là mêmes qui l’ont visitée l’ont parcourue si vite, traversant le pays sans s’arrêter à la manière des soldats, qu’ils n’en ont vue que de petites parties36. Quant aux marchands et aux navigateurs, dont les relations constituent une source potentielle pour un géographe, ce sont d’après Strabon des hommes sans éducation et, par conséquent, incapables de tirer profit de ce qu’ils ont vu et de donner des renseignements utiles sur la disposition des lieux37. De tous les écrits sur l’Inde, il estime que la source la plus fiable est « ce qui est exposé sommairement par Ératosthène dans le troisième livre de ses Géographiques au sujet de ce que l’on considérait être alors comme le territoire indien au moment de l’expédition d’Alexandre »38. Strabon, donc, doute des données alexandrines au sujet de la conquête de l’Inde. Il remet également en cause les expéditions de Dionysos et d’Héraclès en ces lieux, ainsi que celles de Sémiramis et de Sésostris, auquel il attribue par contre la

34 Ibid., III, 5, 6 : Ἀλλὰ καὶ τοὺς τόπους εἰκός ἐστι µεταλαµβάνειν τὴν αὐτὴν προσηγορίαν, καὶ µάλιστα ἐπειδὰν χρόνος διαφθείρῃ τοὺς τεθέντας ὅρους. (…) Οὐδὲ ἐν τῇ Ἰνδικῇ στήλας φασὶν ὁραθῆναι κειµένας οὔθ’ Ἡρακλέους οὔτε Διονύσου· καὶ λεγοµένων µέντοι καὶ δεικνυµένων τόπων τινῶν οἱ Μακεδόνες ἐπίστευον τούτους εἶναι στήλας, ἐν οἷς τι σηµεῖον εὕρισκον τῶν περὶ τὸν Διόνυσον ἱστορουµένων ἢ τῶν περὶ τὸν Ἡρακλέα.

35 Ibid., XV, 1, 57 : Ὑπερεκπίπτων δ´ ἐπὶ τὸ µυθῶδες. La citation concerne plus particulièrement Mégasthène, mais la crédibilité de tous les historiens d’Alexandre est remise en cause par Strabon.

Cf. ibid., II, 1, 9 ; XV, 1, 28 ; XV, 1, 37. Voir Claire MUCKENSTURM-POULLE, « Quelques mythes grecs sur les Indiens d’Hérodote à Strabon », pp. 60-61.

36 STRABON, Géographie XV, 1, 4.

37 Ibid., XV, 1, 6.

38 Ibid., XV, 1, 10 : τὰ ὑπὸ τοῦ Ἐρατοσθένους ἐν τῷ τρίτῳ τῶν γεωγραφικῶν ἐκτεθέντα κεφαλαιωδῶς περὶ τῆς τότε νοµιζοµένης Ἰνδικῆς, ἡνίκα Ἀλέξανδρος ἐπῆλθε.

conquête de l’Éthiopie39. Finalement, il dépeint l’Inde comme un territoire encore mal connu à son époque.

Dans la Géographie de Strabon, les stèles servent également d’arguments, au même titre que les reliques et les toponymes des lieux, pour prouver que Dionysos, Héraclès, Jason, Ulysse et Ménélas ont bel et bien exploré le monde habité. Ces expéditions gardent le souvenir des voyages des Anciens et signalent, selon Strabon qui s’oppose ici à Ératosthène, que ces derniers avaient réalisé, sur terre et sur mer, des trajets considérables et connaissaient une grande partie de l’œcoumène40. La position de Strabon est ambiguë, puisqu’il refuse le merveilleux quand il s’agit de l’Inde, mais qu’il est prêt à admettre que les voyages d’Ulysse, de Ménélas et de Jason ont bel et bien eu lieu. Cette ambiguïté s’explique si l’on considère le contexte d’énonciation. Comme on l’a vu, Strabon reprend à son compte la propagande augustéenne qui fait correspondre les limites de l’empire avec les bornes du monde connu41. Il recense également un grand nombre de campagnes menées par l’armée romaine42. Or, l’Inde ne fait pas partie des territoires nouvellement conquis par Auguste. C’est pourquoi, peut-on présumer, Strabon critique la description réalisée par les historiens d’Alexandre, davantage motivés par la gloire d’écrire les exploits du roi que par la vérité des faits. Il est probable que s’il insiste sur les qualités pacifiques des Indiens qu’il présente comme un peuple de philosophes, c’est afin d’expliquer pourquoi Auguste n’a pas jugé bon de les soumettre en priorité. D’une nature peu belliqueuse, ils ne présentaient finalement aucun danger pour l’empire. Quant aux expéditions d’Ulysse, de Ménélas et de Jason, Strabon les mentionne pour illustrer son propos selon lequel les Anciens, et parmi eux Homère, connaissaient le monde habité. Or, pour rendre compte de leurs découvertes, ces Anciens auraient ajouté des détails mythiques à leurs récits. Et Strabon précise que :

Quiconque veut chercher les détails mythiques que les Anciens ont ajouté (προσµυθεύω) à leurs récits ne doit pas chercher si les détails ajoutés ont existé ou existent encore, mais bien plutôt découvrir la vérité (τἀληθές) sous les lieux ou les personnages agrandis par le mythe (προσµυθεύω). 43

39 Ibid., XVII, 1, 5. Voir également DIODORE, Bibliothèque historique I, 55, 7-8.

40 STRABON, Géographie I, 3, 2.

41 Voir supra, « L’inventaire du monde », pp. 48-51.

42 Strabon mentionne les campagnes menées par Jules César, Pompée, Antoine, Auguste ou encore Aelius Gallus.

43 STRABON, Géographie I, 2, 19 : ὁ ζητῶν τί οἱ παλαιοὶ προσµυθεύουσιν οὐ ζητεῖ, εἰ τὰ προσµυθευόµενα ὑπῆρξεν ἢ ἐστίν, ἀλλὰ καὶ µᾶλλον οἷς προσµυθεύεται τόποις ἢ προσώποις, περὶ ἐκείνων ζητεῖ τἀληθές.

Du point de vue de Strabon, les récits des voyages des Anciens, et en particulier ceux d’Homère, cachent sous une forme mythique, des éléments historiques, des personnages ou des lieux qui existent ou ont existé44.

En guise de conclusion, il convient de noter que les stèles parsèment l’espace de l’œcoumène. Chez Diodore, elles servent également à consigner les actes civilisateurs des dieux et des héros tels qu’Osiris, Isis et Héraclès45. Strabon, quant à lui, ne s’intéresse pas à cet aspect. Certes, Héraclès est très présent dans la Géographie, mais il n’est pas dépeint comme un civilisateur. Son statut, divin et héroïque, est comparable à celui des voyageurs humains qui ont exploré le monde habité. Dans la perspective de Strabon, les stèles sont avant tout des marqueurs, des référents utiles aux géographes et périégètes. Celles d’Héraclès en sont le plus fameux exemple.

Les Stèles d’Héraclès

On parle communément des « Colonnes d’Hercule » (Columnae Herculis), mais il s’agit, en grec, dans la plupart des cas, de στῆλαι (« stèles ») et non de κίονες (« colonnes, piliers »)46. Il est difficile de savoir exactement quand l’expression apparaît dans la littérature47. La plus ancienne mention remonterait à Hécatée de Milet qui, selon le témoignage d’Étienne de Byzance, localise une ville du nom de Trinchè « dans la région des Stèles (περὶ τὰς Στήλας) »48. Mais le premier à rattacher le nom d’Héraclès

44 Voir infra, « Le mythe et son usage dans la Géographie », pp. 215-237.

45 DIODORE, Bibliothèque historique I, 20, 1 ; I, 27, 3, I, 55, 7 ; III, 55, 3.

46 Voir notamment PLINE L’ANCIEN, Histoire naturelle II, 67 et 112 ainsi que POMPONIUS MELA, Description de la Terre II, 6.

47 Cf. Gary M. TURNQUIST, « The Pillars of Hercules Revisited » ; Corinne BONNET, Melqart. Cultes et mythes de l’Héraclès tyrien en Méditerranée, p. 235. Selon Corinne Bonnet, l’idée de marquer le terme d’une expédition avec des stèles n’est pas spécifiquement grecque. On trouve le même procédé en Orient.

Il faut relever que les Grecs connaissaient déjà la colonne d’Atlas (HOMÈRE, Odyssée I, 52-55 ; ESCHYLE, Prométhée enchaîné, v. 349). Une confusion entre les colonnes ou stèles de ces deux protagonistes peut s’expliquer par le mythe des travaux d’Héraclès. En effet, lors de son onzième travail, Héraclès doit se rendre au jardin des Hespérides, qui se trouve non loin du lieu où Atlas soutient le monde. Comme le jardin est gardé par un dragon, Héraclès convainc Atlas d’aller chercher les pommes et lui propose de prendre sa place pour soutenir la voûte céleste. Concernant le lien entre la colonne d’Atlas, les Stèles d’Héraclès, et la rencontre de ces deux divinités, cf. Colette JOURDAIN-ANNEQUIN, Héraclès aux portes du soir : mythe et histoire, pp. 78-79. On retrouve également cette image d’Héraclès remplaçant Atlas sur les vases et les bas-reliefs : voir entre autres une des métopes de l’Héphaïstéion à Athènes et un lécythe à fond blanc, Ve siècle avant notre ère, conservé au Musée national archéologique d’Athènes, inv. 1132.

48 Jacoby, FrGrH, 1a, 1, F, fragment 356, line 1 : Θρίγκη· πόλις περὶ τὰς Στήλας. Ἑκαταῖος Ἀσίαι. À ma connaissance, on ne trouve mention de cette ville nulle part ailleurs. C’est pourquoi, il est impossible de la localiser avec précision.

aux stèles du détroit de Gibraltar serait Pindare. Dans la troisième Néméenne, il recommandait à Aristoclide d’Égine, vainqueur au pancrace, de se garder d’être trop ambitieux et de ne pas se hâter « de pousser plus en avant, vers la mer inaccessible, par-delà des stèles (κιόνων) d’Héraclès, que ce héros, ce dieu, a posées, témoins illustres du terme de ses navigations »49. La tradition du voyage d’Héraclès aux confins occidentaux semble donc fixée à cette époque. La localisation exacte des stèles et leur forme posent néanmoins problème. Strabon, lui encore, ignore leur emplacement précis, mais à la fin du livre consacré à l’Ibérie, plus précisément dans les paragraphes relatifs aux îles, il dresse l’inventaire des différentes interprétations qu’on en a données avant lui. Il rapporte notamment la version des habitants de Gadès. Selon ces derniers, un oracle ordonna aux Tyriens d’envoyer des colons aux Stèles d’Héraclès. L’équipage, à la recherche du lieu, accosta sur la côte ibérique, à l’endroit où s’élève la ville des Saxitans (aujourd’hui Almuñécar), supposant que les contreforts des montagnes marquaient la limite du monde habité et de l’expédition d’Héraclès. Les colons offrirent un sacrifice, mais les présages tirés des offrandes ne furent pas propices. C’est pourquoi, une seconde expédition fut mandatée : l’équipage dépassa le détroit du Mont Calpé (aujourd’hui le détroit de Gibraltar) et s’arrêta sur une île consacrée à Héraclès (identifiée à l’île de Saltès située dans l’estuaire d’Huelva50, voir la carte sur la page suivante). Une fois encore, les présages ne se montrèrent pas favorables. Les Tyriens repartirent et c’est lors de la troisième expédition que Gadès fut fondée, la ville et le sanctuaire de Cronos à l’ouest, le temple d’Héraclès à l’est. Gadeira en grec, Gadès en latin, sont les noms que l’on donnait anciennement à la ville de Cadix51. Cette ville est rattachée à la côte occidentale de la péninsule ibérique par un bras de terre, sur lequel passait d’ailleurs la via Augusta. Ce toponyme est mentionné dans nombre de récits de voyage et de traités géographiques, comme par exemple ceux du pseudo-Scylax, de Polybe, de Diodore, de Ptolémée, ou encore du côté des Romains, chez Pline l’Ancien

49 PINDARE, Néméennes III, 21-23 : Οὐκέτι πρόσω ἀβάταν ἅλα κιόνων ὕπερ Ἡρακλέος περᾶν εὐµαρές, ἥρως θεὸς ἃς ἔθηκε ναυτιλίας ἐσχάτας µάρτυρας κλυτάς. (Traduction d’Aimé Puech, Les Belles Lettres, 1967).

50 Cf. François LASSERRE,Strabon. Géographie, tome II (livres III-IV), p. 86, note 3 ; Corinne BONNET, Melqart. Cultes et mythes de l’Héraclès tyrien en Méditerranée, p. 231 ; André BAZZANA, Norbert TRAUTH, « L’île de Saltés (Huelva) : la ville islamique, centre d’une métallurgie de concentration au Moyen Âge », p. 49.

51 Corinne BONNET (Melqart. Cultes et mythes de l’Héraclès tyrien en Méditerranée, pp. 207-208) retrace les différentes phases d’urbanisation du bassin de Gadès. Elle note que la ville et le sanctuaire dont parle

51 Corinne BONNET (Melqart. Cultes et mythes de l’Héraclès tyrien en Méditerranée, pp. 207-208) retrace les différentes phases d’urbanisation du bassin de Gadès. Elle note que la ville et le sanctuaire dont parle

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