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L A VISION DU MONDE D ’ APRÈS S TRABON

Avant d’entreprendre la description des régions du monde habité, Strabon présente en préambule de son traité sa conception de la géographie, le but de son ouvrage ainsi que son plan. Dans la première partie de son introduction (I, 1, 1 à 23), il définit le cadre

72 Cf. Ronald SYME, Anatolica. Studies in Strabon, l’appendice E « When did Strabon write ? », pp. 356-367, part. p. 367. Selon l’auteur, il est possible de voir deux strates dans l’écriture de la Géographie : une première strate qui aurait été composée en l’an 3 de notre ère et une seconde qui serait constituée principalement de révisions sommaires et qui daterait de 18 de notre ère (ibid., p 360).

73 Wolfgang ALY, Strabonis geographica. Bd. 4, Strabon von Amaseia : Untersuchungen über Text, Aufbau und Quellen der Geographika, p. 21. Wolfgang Aly pense que le texte fut publié après la mort de Strabon ce qui expliquerait, selon lui, les digressions, répétitions et contradictions présentes dans l’ouvrage. Pour les différentes hypothèses à ce sujet, cf. Germaine AUJAC, « Introduction », pp. XXXIII-XXXIV.

74 BenedictNIESE, « Beiträge zur Biographie Strabos » ; Francesco SBORDONNE, L’imperio di Tiberio e la redazione definitiva della Geografia di Strabone, pp. 51-59 (non uidi), cité par Germaine Aujac,

« Introduction », p. XXXII ; Ettore PAIS,Italia antica. Ricerche di storia e di geografia storica, pp. 267-316. Pour un examen des différentes hypothèses au sujet de la date de rédaction de la Géographie, voir Germaine AUJAC, « Introduction », pp. XXX-XXXIII ; François LASSERRE, « Strabon devant l’Empire romain », pp. 869-870, note 4 ; Edward Ch. L. VAN DER VLIET, « L’ethnographie de Strabon : idéologie ou tradition », p. 29 ; Ronald SYME, Anatolica. Studies in Strabo, pp. 356-367 ; Daniela DUECK, Strabo of Amasia : A Greek Man of Letters in Augustan Rome, pp. 148-150 ; Sarah POTHECARY, « Strabo, the Tiberian Author : Past, Present and Silence in Strabo’s Geography », pp. 387-390.

épistémologique de la géographie et explique pourquoi, d’après lui, Homère doit être considéré comme le fondateur de cette discipline. Il énumère ensuite les connaissances indispensables que le lecteur doit posséder pour pouvoir comprendre son traité et conclut sur l’intérêt de la géographie. Dans la deuxième partie de son introduction (I, 2, 1 à 40), Strabon se propose de corriger les ouvrages géographiques de ses prédécesseurs, en commençant par Ératosthène. Cependant, avant de s’attaquer à cette entreprise, il fait une digression sur les critiques que porte le géographe de Cyrène à l’encontre de la poésie homérique75. Dans la troisième partie de son introduction (I, 3, 1 à II, 4, 8), Strabon discute des divers problèmes de géographie et de méthodes qu’il a relevés chez ses prédécesseurs. Il commence par Ératosthène qu’il rectifie, prenant en compte les critiques d’Hipparque. Il revient ensuite sur les théories de Posidonios et de Polybe. Dans la quatrième partie de son introduction (II, 5, 1 à 43), Strabon « prend un nouveau départ »76 afin, dit-il, de mettre à exécution ses engagements. Il reprend les concepts développés par ses prédécesseurs et fournit, avant d’exposer le plan de son ouvrage, les indications nécessaires à l’établissement d’une carte du monde.

La forme du monde connu

À plusieurs reprises, Strabon revient sur la notion de sphéricité de la Terre et sur sa division en cinq zones climatiques que l’on doit à Parménide77.

75 Cette partie semble être indépendante du reste de la Géographie. Elle constitue peut-être, comme me l’a suggéré Christian Jacob lors de notre rencontre à Genève, un traité autonome que Strabon décida d’inclure dans son introduction. Sur la possible circulation dans les milieux érudits d’extraits d’ouvrages avant leur publication, voir en premier lieu l’article de Christian JACOB, « “La table et le cercle” : Sociabilités savantes sous l’Empire romain », dans lequel Christian Jacob met en lumière le jeu des sociabilités savantes à partir de trois auteurs de l’époque impériale (Plutarque, Athénée de Naucratis et Aulu-Gelle). Cf. également Rex WINSBURY, The Roman Book : Books, Publishing and Performance in Classical Rome, p. 164 ; William A. JOHNSON, Readers and Reading Culture in the High Roman Empire : A Study of Elite Communities, p. 201.

76 STRABON, Géographie II, 5, 1 : λαβόντες ἀρχὴν ἑτέραν.

77 Ibid., II, 2, 2.

Ill. 5 : Division climatique du monde selon Parménide, exposée par STRABON, Géographie II, 2, 2.

Il mentionne également les recherches de Cratès de Mallos à qui l’on doit la division de la sphère terrestre en quatre et l’hypothèse selon laquelle il pourrait y avoir un autre monde habité sur la surface du globe terrestre78.

Ill. 6 : Vision du monde selon Cratès de Mallos, discutée par Strabon en II, 5, 10.

À la suite de cette discussion, il situe l’œcoumène dans l’un des deux quarts de l’hémisphère nord, « peu importe lequel »79, précise-t-il. Strabon présente également une théorie sur l’insularité du monde habité, défendue notamment par Ératosthène. Il

78 Voir Hans Joachim METTE, Sphairopoiia : Untersuchungen zur Kosmologie des Krates von Pergamon, p. 77. Plus récemment, ChristianJACOB, Géographie et ethnographie en Grèce ancienne, p. 110 ; Daniela DUECK,Geography in Classical Antiquity, p. 78.

79 STRABON, Géographie II, 5, 5.

explique que l’expérience sensible et le raisonnement – à savoir la navigation le long des côtes et les études sur le régime du flux et du reflux océanique – s’accordent à prouver que le monde habité est une île et qu’il n’existe qu’une seule mer80. Il envisage que le circuit par la mer est possible de l’occident à l’orient, excepté sur une faible distance. Or, il estime que cela ne fait aucune différence pour le géographe de savoir si cet espace était bordé par la mer ou par une terre inhabitée. Par la suite, il procède néanmoins comme si l’œcoumène était une île, dont il compare la forme à celle d’une chlamyde81.

Après avoir présenté la forme du monde habité, Strabon établit ses limites afin de calculer ses dimensions : l’œcoumène, estime-t-il, mesure soixante-dix mille stades de long du couchant au levant, c’est-à-dire des caps de l’Ibérie aux caps de l’Inde, ce qui correspondrait à une distance d’environ 11’025 km82. Quant à sa largeur, Strabon explique qu’

à l’égard de la science, il suffit en effet de procéder comme pour les parties au sud pour lesquelles il semble convenable de placer la limite du monde habitable environ trois mille stades au-delà de Méroé, la considérant non comme la limite la plus exacte, mais comme relativement précise ; et de même, au-delà de la Bretagne, il faut ajouter une distance sensiblement égale ou à peine supérieure, comme quatre mille stades.83

La largeur du monde ainsi calculée serait donc « inférieure à trente mille stades [approximativement 4’725 km] du sud vers le nord »84.

80 Ibid., I, 1, 8. Le terme d’insularité n’existe pas en grec, mais cela ne signifie pas que le concept était ignoré. À ce sujet, voir Sylvie VILATTE, L’insularité dans la pensée grecque, part. l’introduction, pp. 7-14. Se référer également à Christian JACOB, Géographie et ethnographie en Grèce ancienne, p. 24 ; James S. ROMM, The Edges of the Earth in Ancient Thought : Geography, Exploration, and Fiction, pp. 13-15 et surtout à l’article de Gianfranco MADDOLI, « Le isole in Strabone », pp. 126-129.

81 Germaine Aujac précise qu’il ne s’agit pas de la chlamyde grecque, mais de la chlamyde macédonienne. Cf. Germaine AUJAC, François LASSERRE (éds.), Strabon. Géographie, tome I2 (livre II), p. 85, note 2. Voir également Christian JACOB, « Lire pour écrire : navigations alexandrines », p. 54.

82 Germaine Aujac note que le stade varie entre 157,5 et 185 mètres, selon la source dont Strabon se sert.

Elle estime que, dans ce cas, il équivaut à 157,5 mètres vu que Strabon se base ici sur les calculs d’Ératosthène. Cf. Germaine AUJAC, « Lexique grec des termes techniques », pp. 191-192. Sur les différentes valeurs du stade, voir également Carl Friedrich LEHMANN-HAUPT, s.v. « Stadion », en particulier le tableau aux cols. 1961-1962.

83 STRABON, Géographie II, 5, 8 : Πρός τε γὰρ ἐπιστήµην ἀρκεῖ τὸ λαβεῖν, καθάπερ ἐπὶ τῶν νοτίων µερῶν, ὅτι ὑπὲρ Μερόης µέχρι τρισχιλίων σταδίων προελθόντι τῆς οἰκησίµου τίθεσθαι <πέρας>

προσῆκεν οὐχ ὡς ἂν τούτου ἀκριβεστάτου πέρατος ὄντος, ἀλλ’ ἐγγύς γε τἀκριβοῦς, οὕτω κἀκεῖ τοὺς ὑπὲρ τῆς Βρεττανικῆς οὐ πλείους τούτων θετέον ἢ µικρῷ πλείους, οἷον τετρακισχιλίους.

84 Ibid., II, 5, 9 : ἔλαττον τῶν τρισµυρίων ἀπὸ νότου πρὸς ἄρκτον. Je reviendrai plus longuement sur les limites du monde connu dans le chapitre « Les Confins du monde », particulièrement dans le paragraphe

« Construction de l’espace », pp. 125-142.

Ill. 7 : Reconstitution du monde habité d’après la description de Strabon.

Le déterminisme géographique

Comprendre où se situe l’œcoumène sur la carte du monde est essentiel, car le tempérament des peuples dépend, entre autres, de leur situation géographique, c’est-à-dire de la latitude (le κλίµα en grec). De nombreuses spéculations dont il est difficile de trouver l’origine, à l’œuvre dans des traités d’histoire, de médecine, de géographie, ou encore de philosophie, mettent en effet en corrélation le tempérament d’un peuple et son lieu d’habitation85. Même si aucune théorie explicite n’est énoncée dans l’introduction, Strabon use de ces topiques. Les régions situées du côté de l’équateur et celles proches du cercle arctique sont présentées comme étant inhabitables, les premières à cause de la chaleur, les secondes à cause du froid excessif qui y règne. Si le climat tempéré est favorable, précise-t-il, aux êtres vivants et aux plantes (c’est-à-dire à l’agriculture), une trop forte chaleur provoque un dessèchement du sol et un appauvrissement des cultures et du bétail86. Les êtres vivants aussi souffrent de cette température puisqu’ils sont

85 À ce sujet cf. notamment HIPPOCRATE, Des airs, des eaux et des lieux XII ; ARISTOTE, Politique VII, 1327 b. Concernant les études modernes, se référer entre autres à Clarence J.GLACKEN, Traces on the Rhodian Shore : Nature and Culture in Western Thought from Ancient Times to the End of the Eighteenth Century, part. p. 80 ; FrançoisHARTOG, Mémoire d’Ulysse : récits sur la frontière en Grèce ancienne, pp. 202-203 ; René BLOCH, « Geography without Territory : Tacitus’ Digression on the Jews and its Ethnographic Context », pp. 39-40.

86 STRABON, Géographie II, 2, 3.

généralement plus petits vers l’équateur qu’ailleurs87. Quant aux peuples qui habitent les contrées septentrionales proches du cercle arctique, ils mènent une existence misérable par suite du froid88. Même dans les pays de plaines, les effets du froid y sautent aux yeux : les bœufs sont plus petits, les moutons plus grands, et à défaut de céréales les habitants se nourrissent du lait de leurs juments89. La température atmosphérique influe sur la nature du sol, mais aussi sur la constitution de l’homme et sur son degré de civilisation90. Il ne s’agit cependant pas du seul critère de classification dont Strabon se sert puisque, à cette première opposition, entre températures extrêmes et modérées, il en ajoute une autre, celle entre plaines et montagnes, dont il esquisse l’idée dans son introduction :

Toute la partie [de l’Europe] qui est plate et bénéficie d’un climat tempéré tend par nature vers cela, à savoir que tout contribue à la paix dans un pays heureux, et à la guerre et à la virilité dans un pays pauvre. Et ces peuples peuvent se rendre certains services les uns aux autres : les uns apportent en effet leur aide grâce aux armes, les autres grâce aux récoltes, aux connaissances techniques et à leur caractère. Il est manifeste qu’ils peuvent aussi se nuire les uns aux autres s’ils ne s’aident pas (…). C’est pourquoi, à la fois pour la paix et pour la guerre, [l’Europe] est autonome : elle possède en abondance un grand nombre d’hommes pour la guerre, le travail de la terre et l’administration des cités. Elle est aussi supérieure pour cette raison qu’elle produit les fruits les meilleurs, indispensables à l’existence, et tous les minerais utiles.91

Les habitants des plaines sont pacifiques et jouissent d’un climat tempéré qui leur permet de cultiver les produits indispensables à leur existence. Strabon les oppose aux habitants des montagnes qu’il présente comme des hommes agressifs et prédisposés à la guerre92. Ces caractéristiques sont connotées négativement, car elles sont associées à

87 Ibid., XVII, 2, 1.

88 Ibid., II, 5, 8.

89 Ibid., VII, 3, 18.

90 Ibid., II, 3, 1.

91 Ibid., II, 5, 26 : Ὅσον δ’ ἐστὶν αὐτῆς ἐν ὁµαλῷ καὶ εὐκράτῳ τὴν φύσιν ἔχει συνεργὸν πρὸς ταῦτα, ἐπειδὴ τὸ µὲν ἐν τῇ εὐδαίµονι χώρᾳ πᾶν ἐστιν εἰρηνικόν, τὸ δ’ ἐν τῇ λυπρᾷ µάχιµον καὶ ἀνδρικόν. Καὶ δέχεταί τινας παρ’ ἀλλήλων εὐεργεσίας τὰ γένη ταῦτα· τὰ µὲν γὰρ ἐπικουρεῖ τοῖς ὅπλοις, τὰ δὲ καρποῖς καὶ τέχναις καὶ ἠθοποιίαις. Φανεραὶ δὲ καὶ αἱ ἐξ ἀλλήλων βλάβαι µὴ ἐπικουρούντων (…). Διὰ τοῦτο δὲ καὶ πρὸς εἱρήνην καὶ πρὸς πόλεµον αὐταρκεστάτη ἐστί· καὶ γὰρ τὸ µάχιµον πλῆθος ἄφθονον ἔχει καὶ τὸ ἐργαζόµενον τὴν γῆν καὶ τὸ τὰς πόλεις συνέχον. Διαφέρει δὲ καὶ ταύτῃ, διότι τοὺς καρποὺς ἐκφέρει τοὺς ἀρίστους καὶ τοὺς ἀναγκαίους τῷ βίῳ καὶ µέταλλα ὅσα χρήσιµα. Voir aussi ibid., II, 1, 15.

92 Delphine ACOLAT, « Le stéréotype du montagnard dans l’empire romain : déterminisme naturel et prétextes historiques » ; Jason KÖNIG, « Strabo’s Mountains ».

une mauvaise organisation au combat et à un tempérament irrationnel93. Or, Strabon en fait un avantage dans son introduction afin de démontrer la supériorité de l’Europe sur les autres continents. L’Europe possède une grande réserve d’hommes qui peuvent s’apporter mutuellement leur aide : les uns par les armes, les autres par l’agriculture. Il s’agit également du continent qui a les formes les plus variées (« une mosaïque de plaines et de montagnes »94), un climat tempéré et les meilleurs gouvernements. Pour la même raison, Strabon choisit de débuter chaque description d’un pays par les régions qui bordent le littoral de la Méditerranée : l’espace est connu depuis longtemps, et en amenant avec eux leur mode de vie, leur mode de pensée et leur manière de gouverner, les colons ont, dans l’imaginaire grec et romain, civilisé les autochtones. Le littoral est un espace particulier, comme le laisse également suggérer un autre passage de la Géographie, dans lequel Strabon reprend la théorie de Platon au sujet des différents stades de l’humanité95 :

Platon conjecture qu’après les déluges, les hommes passent par trois formes de sociétés (πολιτεῖαι) : une première, simple (τὸ ἁπλοῦν) et sauvage (ἄγριον), établie sur les sommets des montagnes craignant les eaux qui couvraient encore les plaines ; une deuxième installée sur les flancs des montagnes, reprenant alors peu à peu courage attendu que les plaines commençaient à sécher ; une troisième qui prit possession des plaines. On pourrait supposer une quatrième forme de société, une cinquième, et d’autres encore, et enfin une dernière, établie sur le bord de mer ou dans les îles, une fois délivrée de toute peur de ce type. Car le plus ou moins de courage à se rapprocher le plus possible de la mer semble dénoter des différences (διαφοραί) de sociétés (πολιτεῖαι) et de mœurs (ἤθη), tout comme les mœurs sauvages et à la fois simples [des premiers] étaient le fondement, de quelque manière, de la civilisation des seconds. Parmi ceux-ci, il existe aussi une différence entre les rustiques (ἀγροῖκοι), les semi-rustiques (µεσἀγροῖκοι) et les policés (πολιτικοί). Dès lors, à partir de ceux-ci, un lent processus, attesté par les noms, a abouti à l’urbanité et à l’excellence des mœurs en accord avec le progrès des coutumes et le changement des lieux et des modes de vie.96

93 STRABON, Géographie III, 3, 17 ; IV, 4, 2.

94 Ibid., II, 5, 26 : ὅλη γὰρ διαπεποίκιλται πεδίοις τε καὶ ὄρεσιν.

95 PLATON, Lois III, 677-683 b.

96 STRABON, Géographie XIII, 1, 25 : Εἰκάζει δὲ Πλάτων µετὰ τοὺς κατακλυσµοὺς τρία πολιτείας εἴδη συνίστασθαι· πρῶτον µὲν τὸ ἐπὶ ταῖς ἀκρωρείαις ἁπλοῦν τι καὶ ἄγριον, δεδιότων τὰ ὕδατα ἐπιπολάζοντα ἀκµὴν ἐν τοῖς πεδίοις· δεύτερον δὲ τὸ ἐν ταῖς ὑπωρείαις, θαρρούντων ἤδη κατὰ µικρόν ἅτε δὴ καὶ τῶν πεδίων ἀρχοµένων ἀναψύχεσθαι· τρίτον δὲ τὸ ἐν τοῖς πεδίοις. Λέγοι δ’ ἄν τις καὶ τέταρτον καὶ πέµπτον ἴσως καὶ πλείω, ὕστατον δὲ τὸ ἐν τῇ παραλίᾳ καὶ ἐν ταῖς νήσοις, λελυµένου παντὸς τοῦ τοιούτου φόβου.

Τὸ γὰρ µᾶλλον καὶ ἧττον θαρρεῖν πλησιάζειν τῇ θαλάττῃ ἔτι πλείους ἂν ὑπογράφοι διαφορὰς πολιτειῶν καὶ ἠθῶν, καθάπερ τῶν ἀγρίων ἠθῶν τῶν ἅµα καὶ ἁπλῶν ἔτι πως ἐπὶ τὸ ἥµερον τῶν δευτέρων

De la vie simple et sauvage des montagnards, qui constituent le premier stade de société après un cataclysme, on passe par étape à des sociétés de plus en plus civilisées. Aux trois stades de sociétés présentés par Platon, Strabon en ajoute d’autres, le dernier correspondant à la possession des territoires proches du littoral97. Il est fort probable que Strabon songe, dans ce passage, au seul littoral méditerranéen car l’océan est un lieu étrange, merveilleux et sauvage, et les peuples qui l’habitent sont le plus souvent considérés comme à son image98. La fondation de villes sur la côte méditerranéenne ou dans les îles est donc perçue ici par Strabon comme le stade ultime de la civilisation, rendue possible seulement par un changement lent et progressif du type d’habitation, de gouvernement et de mœurs. Cette transformation des coutumes sociales et politiques est primordiale, car comme en témoigne l’exemple corse, habiter sur une île même située dans la Méditerranée ne suffit pas à être un peuple civilisé. Strabon rapporte en effet que les habitants de l’île de Cyrnos, que les Romains appellent Corsica, sont plus sauvages que des bêtes fauves, à cause de la nature âpre de leur sol, du manque de routes praticables qui isolent les tribus et les confinent dans des montagnes99. En outre, cette évolution, cette gradation dans la civilisation comporte un danger qui n’est pas évoqué dans ce passage, mais dont on trouve de nombreuses allusions tout au long de la Géographie. La mer permet les échanges commerciaux entre Rome et le reste de l’empire, mais elle est encore le repère de quelques pirates. En plusieurs occasions, Strabon revient sur cette thématique et fait apparaître que la piraterie n’est pas la prérogative des peuples barbares. Il rappelle notamment que les Grecs et les Troyens s’étaient livrés à cette pratique au lendemain de la guerre de Troie :

Car il se trouve que les Grecs d’alors comme les barbares, à cause de la durée de l’expédition [le retour au pays après la guerre de Troie], perdirent ce qu’ils avaient chez eux et acquis au cours de l’expédition de telle sorte qu’après la ruine de Troie, les vainqueurs s’étaient tournés vers la piraterie à

ὑποβεβηκότων· ἔστι δέ τις διαφορὰ καὶ παρὰ τούτοις τῶν ἀγροίκων καὶ µεσαγροίκων καὶ πολιτικῶν. Ἀφ’

ὧν ἤδη καὶ ἐπὶ τὸ ἀστεῖον καὶ ἄριστον ἦθος ἐτελεύτησεν ἡ τῶν ὀνοµάτων κατ’ ὀλίγον µετάληψις κατὰ τὴν τῶν ἠθῶν ἐπὶ τὸ κρεῖττον µετάστασιν παρὰ τὰς τῶν τόπων καὶ τῶν βίων µεταβολάς. On retrouve une théorie de l’évolution de l’humanité suite à un déluge ou un cataclysme et qui est indissociable de la politique également chez POLYBE (Histoire VI, 3-4). À la différence de Strabon, Polybe ne traite pas du lieu d’habitation.

97 Le point de vue de Platon diffère puisqu’il estime que la Cité devra être construite loin du rivage afin d’éviter toute corruption venant de la mer. Cf. PLATON, Lois V, 746. À ce sujet, voir Yves CHARBIT,

« Migration et colonisation dans la pensée de Platon », p. 207.

98 Voir infra, « L’entrée dans le monde », pp 88-98.

99 STRABON, Géographie VI, 2, 7.

cause de ces difficultés, et plus encore les vaincus et ceux qui avaient survécu à la guerre.100

N’ayant en effet aucun autre moyen de subsistance, les Troyens de même que les Grecs avaient été contraints à se comporter comme des pirates pour subvenir à leurs besoins.

Strabon évoque encore d’autres peuples connus pour leurs faits de piraterie tels que les Tyrrhéniens, les Crétois, les Scythes et les Nabatéens. Ce n’est pas par nécessité, précise-t-il, que ces peuples se sont adonnés à cette pratique, mais à cause de la dégénérescence de leurs mœurs, provoquée par un contact direct avec des pirates ou avec des peuples corrompus par la mollesse101. Il mentionne aussi quelques batailles remportées par les Romains contre les pirates102. Même si à cette époque, la pacification de la Méditerranée participe à la propagande hégémonique de l’empire, Strabon, d’habitude si enclin à promouvoir la politique expansionniste d’Auguste, ne s’y attarde pas103. De même, il ne consacre que quelques lignes aux exploits de Pompée contre les pirates, en Cilicie. Katherine Clarke suggère que Strabon, parce qu’il est originaire du Pont, minimise le rôle du général romain et qu’il fait de Mithridate une figure de la lutte contre les pirates et le défenseur des cités grecques104.

L’inventaire du monde

Le but de Strabon est donc de proposer à ses lecteurs une description complète et détaillée de l’œcoumène. L’époque était propice à un projet de cette envergure105.

100 Ibid., I, 3, 2 : Συνέβη γὰρ δὴ τοῖς τότε Ἕλλησιν ὁµοίως καὶ τοῖς βαρβάροις διὰ τὸν τῆς στρατείας χρόνον ἀποβαλεῖν τά τε ἐν οἴκῳ καὶ τῇ στρατείᾳ πορισθέντα· ὥστε µετὰ τὴν τοῦ Ἰλίου καταστροφὴν τούς τε νικήσαντας ἐπὶ λῃστείαν τραπέσθαι διὰ τὰς ἀπορίας, καὶ πολὺ µᾶλλον τοὺς ἡττηθέντας καὶ περιγενοµένους ἐκ τοῦ πολέµου. Voir aussi ibid., III, 2, 13 ; XVII, 1, 6.

101 Ibid., V, 2, 2 ; X, 4, 9 (Tyrrhéniens et Crétois : contact direct avec les pirates) ; VII, 3, 7 (Scythes : contact avec des peuples corrompus par la mollesse) ; XVI, 4, 4 (Nabatéens). Dans le cas des Nabatéens, aucune explication n’est donnée par Strabon pour expliquer la corruption de leurs mœurs.

102 Ibid., XI, 4, 6 ; XII, 1, 4 ; XII, 6, 2 ; XIV, 3, 3.

103 Alors que l’empereur déclare dans les Res Gestae qu’il a lui-même contribué à l’extermination des pirates, Strabon demeure muet sur ce point. Cf. AUGUSTE, Res Gestae 25. Sur la Méditerranée, cf. Katherine CLARKE, « D’une Méditerranée de pirates et de barbares à une Méditerranée cœur de civilisation : Strabon et la construction d’un concept unifié dans le cadre romain », p. 302 ; ID., « Strabo’s Mediterranean », pp. 56-57.

104 STRABON, Géographie VII, 4, 7. Cf. Katherine CLARKE, « D’une Méditerranée de pirates et de barbares à une Méditerranée cœur de civilisation : Strabon et la construction d’un concept unifié dans le cadre romain », pp. 299-300.

105 Cf. Claude NICOLET, Patrick GAUTIER DALCHÉ, « Les “quatre sages” de Jules César et la “mesure du monde” selon Julius Honorius : réalité antique et tradition médiévale », pp. 157-160. Sur l’utilisation du

Auguste, en effet, avait le dessein de faire l’inventaire du monde notamment au moyen de cartes, de commentaires, de cadastres et de recensements dans le but de montrer que les frontières de l’empire correspondaient presque aux limites du monde connu, les expressions orbis romanus et orbis terrarum étant devenues synonymes dans la propagande impériale106. La « carte » d’Agrippa en est l’un des plus fameux

Auguste, en effet, avait le dessein de faire l’inventaire du monde notamment au moyen de cartes, de commentaires, de cadastres et de recensements dans le but de montrer que les frontières de l’empire correspondaient presque aux limites du monde connu, les expressions orbis romanus et orbis terrarum étant devenues synonymes dans la propagande impériale106. La « carte » d’Agrippa en est l’un des plus fameux

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