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Quelques éléments biographiques

Auteur d’une histoire connue sous forme fragmentaire, et d’une géographie presque intégralement conservée, Strabon est né à Amasée dans la région du Pont1. Hormis le lieu de sa naissance, quelques allusions à l’histoire de sa famille maternelle2 (liée à celle des Mithridate), et quelques indications sur les voyages qu’il a entrepris, Strabon ne livre que peu d’éléments autobiographiques. Son nom par exemple, qui signifie en grec et en latin « celui qui louche », est connu grâce aux témoignages postérieurs3. La question de savoir s’il s’agissait d’un nom grec ou d’un cognomen romain a suscité un nombre considérable de spéculations, suggérant pour la plupart qu’il avait reçu la citoyenneté romaine. Plusieurs hypothèses ont été avancées. On a pensé, par exemple, que Strabon avait hérité de la citoyenneté romaine de sa famille, ou qu’il avait été sous le patronage du préfet Aelius Gallus qu’il accompagna en Égypte, ou encore qu’il avait été adopté, soit par le préfet du prétoire Lucius Aelius Strabon, soit par le consul Servilius Isauricus4.

1 STRABON,GéographieXII, 3, 15 : παρ’ αὐτὸ τὸ τῆς Ἀµασείας (…) τῆς ἡµετέρας πατρίδος et XII, 3, 39 : Ἡ δ’ ἡµετέρα πόλις. Voir Hugh LINDSAY, « Amasya and Strabo’s patria in Pontus ».

2 STRABON,GéographieII, 2, 18 et XII, 3, 33. À ce sujet, voir Katherine CLARKE, Between Geography and History : Hellenistic Constructions of the Roman World, pp. 234-239.

3 Voir notamment Strabon FGrHist 2A, 91, F 1-19 et 2A, 91, T 1-2, ainsi que les nombreuses références que l’on trouve dans les Ethniques d’ÉTIENNEDE BYZANCE.

4 Faute de preuves concluantes, il est difficile de savoir si Strabon avait reçu la citoyenneté romaine. Sur les différentes théories à ce sujet, voir George C. RICHARDS, « Strabo. The Anatolian Who Failed of Roman Recognition », part. p. 81 ; Glen W. BOWERSOCK, Augustus and the Greek World, pp. 128-129 ; Johannes ENGELS, Augusteische Oikumenegeographie und Universalhistorie im Werk Strabons von Amaseia, p. 351 ; Sarah POTHECARY, « Strabo the Geographer : His Name and Its Meaning », pp. 691-704 ; Daniela DUECK, Strabo of Amasia : A Greek Man of Letters in Augustan Rome, pp. 7-8 ; William A.

KOELSCH, « Squinting Back at Strabo », part. p. 503. Pour les questions générales sur l’accès à la citoyenneté romaine, voir Adrian Nicholas SHERWIN-WHITE, The Roman Citizenship, part. pp. 221-236 et 291-444 ; Stefan LINK, « Ut optimo iure optimaque lege ciues Romani sint. Bürgerrecht, Liturgie- und Steuerfreiheit im Übergang von der Republik zum Prinzipat », pp. 370-384 ; Claude NICOLET, « Le

Strabon a vécu sous le principat d’Auguste et sous le début du règne de Tibère, mais aucun témoignage antique ne permet de situer avec exactitude ses dates de naissance et de mort. Il ne se sert d’aucun système de datation précis dans la Géographie, comme les Olympiades pourtant à la base de toute chronologie grecque, les archontes ou les consuls5. Il recourt néanmoins à deux types de marqueurs temporels, les uns vagues tels que « jadis » (τὸ παλαιόν, πάλαι), « maintenant » (νῦν, νυνί), « de notre temps » (καθ’ ἡµᾶς, ἐφ’ ἡµῶν) ; les autres se référant à des épisodes légendaires et historiques connus des Grecs et des Romains comme la guerre de Troie, le retour mythique des Héraclides et la bataille d’Actium6. À partir des événements historiques qui parsèment la Géographie et qui sont associés à un marqueur temporel, on estime que Strabon est né entre 65 et 50 avant notre ère7. Faute de témoignages, il est difficile de savoir précisément quand il est mort. Le dernier événement qu’il est possible de dater dans la Géographie est la mort du roi de Maurétanie, Juba II, que l’on situe généralement en 23 de notre ère8. Strabon mentionne également l’histoire de la cité de Cyzique dont il dit qu’elle était libre9. Or, dans ses Annales, Tacite relate que la ville a perdu sa liberté en 25 de notre ère10. Il est donc fort probable, comme le suggère

citoyen et le politique » ; Altay COŞKUN,« Civitas Romana and the Inclusion of Strangers in the Roman Republic : The Case of the Civil War » ; Florence DUPONT, Rome, la ville sans origine ; ID.,

« Entretiens ».

5 Katherine CLARKE, Between Geography and History : Hellenistic Constructions of the Roman World, p. 11.

6 Katherine CLARKE, « In Search of the Author of Strabo’s Geography », pp. 92-110.

7 C’est le cas par exemple de la division de la Galatie en trois provinces (STRABON, Géographie XII, 5, 1) et de la nomination de Tarcondimotus comme roi de Cilicie (ibid., XIV, 5, 18) que Strabon date « de son temps » (καθ’ ἡµᾶς), ou encore la naissance du philosophe Antiochos (ibid., XVI, 2, 29), l’établissement des pirates par Pompée à Dymé (ibid., VIII, 7, 5) et la division de la Paphlagonie intérieure entre plusieurs souverains (ibid., XII, 3, 41) qu’il situe « légèrement avant lui » (µικρὸν πρὸ ἡµῶν). La date de naissance de Strabon est sujette à controverse. Pour un aperçu des théories à ce sujet, se référer à Guillaume XYLANDER, Strabonis nobilissimi et doctissimi philosophi ac geographi, rerum geographicarum commentarii libris XVII contenti, latini facti, Guilielmo Xylandro, Augustuano interprete, « Praefatio » (p. 6) ; Adamantios CORAY [A. Κοραής], Στράβωνος Γεωγραφικῶν βιβλία ἑπτακαίδεκα ; Benedict NIESE, « Beiträge zur Biographie Strabos », part. p. 40 ; Paul MEYER,

« Quaestiones Strabonianae », part. pp. 49-58 ; Marcel DUBOIS, Examen de la Géographie de Strabon : étude critique de la méthode et des sources, pp. 61-63 ; Henry F. TOZER,Selections from Strabo with an Introduction on Strabo’s Life and Works, pp. 2-5 ; Wolfgang ALY, Strabonis geographica. Bd. 4, Strabon von Amaseia : Untersuchungen über Text, Aufbau und Quellen der Geographika, pp. 165-170 ; Germaine AUJAC,« Introduction », pp. VIII-IX. Plus récemment : Katherine CLARKE, « In Search of the Author of Strabo’s Geography » ; Sarah POTHECARY,« The Expression “Our Times” in Strabo’s Geography ».

8 STRABON, Géographie XVII, 3, 7 ; XVII, 3, 9 ; XVII, 3, 25. Cf. Germaine AUJAC, « Introduction », p. IX. Marcel Dubois propose quant à lui la date de 21. Voir Marcel DUBOIS, Examen de la Géographie de Strabon : étude critique de la méthode et des sources, p. 63.

9 STRABON,GéographieXII, 8, 11.

10 TACITE, Annales IV, 36.

Germaine Aujac, que Strabon n’a guère eu d’activités après 23 de notre ère et qu’il est mort dans ces années-là11.

Strabon ne se présente pas dans une introduction, mais il fournit néanmoins quelques éléments personnels12. C’est ainsi que l’on apprend qu’il a été l’élève de Tyrannion, d’Aristodème et de Xénarque13. Le lieu où il a suivi chacun de ces enseignements ainsi que leur durée relèvent de l’hypothèse. Notons toutefois que ces trois philosophes aristotéliciens étaient proches du pouvoir romain, puisqu’Aristodème a enseigné aux enfants de Pompée, Tyrannion à ceux de Cicéron, et que Xénarque, si l’on en croit Strabon, a bénéficié de l’amitié d’Auguste14. En citant ces noms, qui ne devaient pas être inconnus à ses lecteurs, surtout si ceux-ci venaient de Rome, Strabon prouve qu’il a reçu un enseignement de qualité, et rend compte de son réseau intellectuel et politique15. Malgré une formation péripatéticienne, le géographe revendique son affiliation au stoïcisme. À plusieurs reprises, il mentionne le fondateur du stoïcisme, Zénon de Cition, qu’il appelle familièrement « notre Zénon »16. Il montre également une grande admiration pour le philosophe stoïcien Posidonios, même s’il avoue ne le suivre que rarement dans sa recherche des causes17. Tout au long de son ouvrage, il évoque les philosophes les plus célèbres et indique l’école à laquelle ils sont rattachés. Parmi eux, on dénombre quelques stoïciens dont Cléanthe, Panétios, Chrysippe et Antipater18. On constate que les stoïciens qu’il cite proviennent tous d’Asie Mineure et qu’il ne mentionne aucun nom romain alors même que ce courant

11 Germaine AUJAC, « Introduction », pp. IX-X.

12 Strabon ne mentionne pas son nom dans la Géographie, ni ne se présente dans une préface ou un prologue. Son nom est néanmoins connu de Plutarque et Flavius Josèphe.

13 STRABON,GéographieXII, 3, 16 ; XIV, 1, 48 ; XIV, 5, 4. Pour les différentes hypothèses émises à ce sujet, cf. Marcel DUBOIS, Examen de la Géographie de Strabon : étude critique de la méthode et des sources, pp. 64-66 ; Germaine AUJAC, « Introduction », p. XIII, Francesco PRONTERA, « Strabo’s Geography », p. 240.

14 Concernant ce que l’on sait de Tyrannion, Aristodème et Xénarque, voir Germaine AUJAC,

« Introduction », p. XIII ; et surtout les articles de la Realencyclopädie der classischen Altertumswissenschaft : Eduard SCHWARTZ, s.v. « Aristodemos » ; Carl WENDEL, s.v. « Tyrannion » ; Paul MORAUX, s.v. « Xenarchos ». Cf. également Ilsetraut HADOT, Arts libéraux et philosophie dans la pensée antique, p. 43.

15 Si l’on en croit Cicéron, Tyrannion était également connu pour son goût de la géographie. Cf. CICÉRON, Lettres à Atticus II, 6.

16 Cf. STRABON,GéographieI, 2, 34 ; II, 3, 8 ; XVI, 4, 27.

17 Entre autres, ibid., II, 3, 8 ; XIV, 2, 13 et XVI, 2, 10.

18 Ibid., XIII, 1, 57 ; XIV, 1, 48 ; XIV, 2, 13 ; XIV, 5, 8 ; XIV, 5, 14 ; XVI, 1, 6.

philosophique était répandu dans la capitale de l’empire19. S’il est vrai, comme le remarque Jérôme Laurent, qu’il est « plus en accord avec l’idéologie générale et éclectique de son temps qu’avec la philosophie stoïcienne proprement dite »20, il se réfère toutefois à des concepts chers à cette école tels que l’importance de la philosophie et de la sagesse pour appréhender le monde, la notion de providence, la croyance en l’unité du monde et le rôle prépondérant d’Homère dans toutes les sciences21. Pour Germaine Aujac, il est vraisemblable que Strabon s’est tourné vers ce courant philosophique à l’âge adulte, peut-être après un voyage à Rome où le stoïcisme s’était répandu sous une forme plus éclectique22.

Les Commentaires historiques

Avant de composer sa Géographie, Strabon a rédigé un ouvrage historique, aujourd’hui perdu et dont dix-neuf fragments seulement ont été conservés23. Douze proviennent des Antiquités Juives et du Contre Apion de Flavius Josèphe, trois des Vies illustres de Plutarque (Sylla, Lucullus, César), et un du traité Sur l’âme de Tertullien. Ils se rapportent à divers événements historiques, comme la guerre qui a opposé Mithridate à Pompée, la guerre entre Aristobule II et son frère Hyrcan pour le trône de la Judée, et ils laissent entrevoir un certain intérêt de la part de Strabon pour plusieurs généraux romains, à savoir Pompée, César et Antoine. Les trois derniers fragments conservés proviennent de la Géographie24. Deux nous apprennent que Strabon a rédigé son

19 Sur la philosophie stoïcienne à Rome, voir Jean-Baptiste GOURINAT, Le stoïcisme, p. 87 ; Comella JORDI P, Une piété de la raison : philosophie et religion dans le stoïcisme impérial : des « Lettres à Lucilius » de Sénèque aux « Pensées » de Marc Aurèle.

20 Jérôme LAURENT, « Strabon et la philosophie stoïcienne », citation p. 126.

21 STRABON,Géographie II, 3, 7 ; II, 5, 9 ; II, 5, 11 ; IV, 1, 7 ; IV, 1, 14 ; V, 3, 8 ; VI, 4, 2 ; XII, 3, 14 ; XII, 8, 18 ; XIV, 1, 14 ; XV, 1, 59 ; XVII, 1, 5 ; XVII, 1, 29 ; XVII, 1, 36. Voir Germaine AUJAC, Strabon et la science de son temps, p. 51 ; Daniela DUECK, Strabo of Amasia : A Greek Man of Letters in Augustan Rome, p. 69.

22 Marcel DUBOIS, Examen de la Géographie de Strabon : étude critique de la méthode et des sources, p. 111 ; Germaine AUJAC, « Introduction », p. XXI. Pour une vue générale sur la philosophie à l’époque romaine, cf. Sara AHBEL-RAPPE, « Philosophy in the Roman Empire » ; Pierre VESPERINI,La Philosophia et ses pratiques d’Ennius à Cicéron, pp. 237-240. Concernant la présence de Strabon à Rome, se référer à Daniela DUECK, Strabo of Amasia : A Greek Man of Letters in Augustan Rome, pp. 85-96.

23 Strabon FGrHist 2A, 91, F 1-19. Pour une recension des fragments, voir aussi Gościwit MALINOWSKI,

« Strabo the Historian », tabl. 26, pp. 342-345.

24 STRABON,GéographieI, 1, 22 : τὴν τῆς ἱστορίας γραφήν ; I, 1, 23 : ὑποµνήµατα ἱστορικὰ ; XI, 9, 3 : τῶν ἱστορικῶν ὑποµνηµάτων.

ouvrage géographique après avoir fini ses Commentaires historiques25. Le troisième est plus problématique :

Comme nous avons dit beaucoup au sujet des coutumes des Parthes dans le livre VI de nos Commentaires historiques (ἐν τῇ ἕκτῃ τῶν ἱστορικῶν ὑποµνηµάτων βίβλῳ), le deuxième des Suites à Polybe (δευτέρᾳ δὲ τῶν µετὰ Πολύβιον), nous laisserons ici le sujet de côté pour ne pas paraître nous répéter.26

Ce passage, plus précisément l’expression δευτέρᾳ δὲ τῶν µετὰ Πολύβιον, « le deuxième [livre] des Suites à Polybe », est sujet à débat. François Lasserre considère ce syntagme comme juxtaposé à ἐν τῇ ἕκτῃ τῶν ἱστορικῶν ὑποµνηµάτων βίβλῳ et estime qu’il s’agit d’un seul ouvrage, composé d’une introduction de quatre livres et d’une Suite à Polybe27, alors que Daniela Dueck y voit une référence à deux œuvres distinctes28. Elle base son argumentation sur un autre passage de la Géographie dans lequel Strabon affirme que :

Tous ceux qui ont écrit sur l’Inde sont donc considérés, dans l’ensemble, comme des menteurs, plus que tous Déimaque ; Mégasthène obtient la deuxième place ; Onésicrite, Néarque et les autres auteurs de ce genre en sont encore à balbutier un peu de la vérité. Il nous a été possible de le remarquer pleinement en consignant (ὑποµνηµατιζόµενοι) les actions d’Alexandre.29

Selon Daniela Dueck, ce passage ne peut pas d’un point de vue chronologique appartenir aux Suites à Polybe. En outre, elle interprète le verbe ὑποµνηµατίζω comme une référence explicite aux ὑποµνήµατα ἱστορικά, les Commentaires historiques. Elle

25 Aubrey Diller postule que les Commentaires historiques devaient probablement être terminés et publiés en 26 ou 25 avant notre ère, avant que Strabon ne parte en Égypte. Cf. Aubrey DILLER, The Textual Tradition of Strabo’s Geography, p. 3.

26 STRABON,Géographie XI, 9, 3 : Εἰρηκότες δὲ πολλὰ περὶ τῶν Παρθικῶν νοµίµων ἐν τῇ ἕκτῃ τῶν ἱστορικῶν ὑποµνηµάτων βίβλῳ, δευτέρᾳ δὲ τῶν µετὰ Πολύβιον, παραλείψοµεν ἐνταῦθα, µὴ ταυτολογεῖν δόξωµεν. (Traduction de François Lasserre, les Belles Lettres, 1975).

27 C’est également l’hypothèse soutenue par Germaine AUJAC, « Strabon et son temps », part. p. 106.

Voir également Johannes ENGELS, Augusteische Oikumenegeographie und Universalhistorie im Werk Strabons von Amaseia, p. 83 ; Gościwit MALINOWSKI, « Strabo the Historian », pp. 340-341.

28 Daniela DUECK,Strabo of Amasia : A Greek Man of Letters in Augustan Rome, pp. 69-70 ; George C.

RICHARDS, « Strabo. The Anatolian Who Failed of Roman Recognition », p. 85.

29 STRABON, Géographie II, 1, 9 : Ἅπαντες µὲν τοίνυν οἱ περὶ τῆς Ἰνδικῆς γράψαντες ὡς ἐπὶ τὸ πολὺ ψευδολόγοι γεγόνασι, καθ’ ὑπερβολὴν δὲ Δηίµαχος· τὰ δὲ δεύτερα λέγει Μεγασθένης· Ὀνησίκριτος δὲ καὶ Νέαρχος καὶ ἄλλοι τοιοῦτοι παραψελλίζοντες ἤδη. Καὶ ἡµῖν δ’ ὑπῆρξεν ἐπὶ πλέον κατιδεῖν ταῦτα, ὑποµνηµατιζοµένοις τὰς Ἀλεξάνδρου πράξεις.

en déduit que Strabon est l’auteur de deux traités historiques, une Suite à Polybe, composée de quarante-trois livres d’après le nombre donné dans la Souda30, et des Commentaires historiques d’au moins six livres, incluant l’histoire d’Alexandre.

La durée couverte par les Commentaires historiques relève également de l’hypothèse. On peut néanmoins supposer que l’ouvrage se concluait par l’avènement de l’empire, en raison de l’admiration portée par Strabon à la politique impériale31. Pour une raison inconnue, l’ouvrage a disparu. Selon Aubrey Diller, cette « disparation » est peut-être due à la préférence des lecteurs pour le traité du lettré Nicolas de Damas, introduit auprès d’Auguste en 8 avant notre ère par Hérode de Judée et connu pour sa Vie d’Auguste basée en partie sur les mémoires de l’empereur32. Or, cela ne saurait tout expliquer puisque les Commentaires historiques ont tout de même exercé une influence certaine sur les écrivains de l’époque impériale : Plutarque, Flavius Josèphe et Tertullien les ont lus et exploités33.

Strabon, dont la tradition a principalement retenu le rôle de géographe, est avant tout un historien. Ce n’est qu’après avoir publié les Commentaires historiques qui l’ont occupé une grande partie de sa vie, qu’il jugea bon d’y adjoindre un traité de géographie qui est, précise-t-il, « de même forme » (ὁµοειδής) que son ouvrage historique et qui

« s’adresse aux mêmes hommes, particulièrement à ceux qui sont au pouvoir »34. Le but de son ouvrage, comme il sera montré par la suite, est d’offrir une représentation du monde la plus exacte possible.

30 Souda, s.v. « Πολύβιος (Polybe) » : ἔγραψε δὲ καὶ Στράβων Ἀµασεὺς τὰ µετὰ Πολύβιον, ἐν βιβλίοις µγʹ.

31 À ce sujet, voir Christian JACOB, Géographie et ethnographie en Grèce ancienne, p. 147 ; Katherine CLARKE, Between Geography and History : Hellenistic Constructions of the Roman World, p. 77 ; Germaine AUJAC, « Strabon et son temps », p. 106.

32 Selon Aubrey DILLER, The Textual Tradition of Strabo’s Geography, p. 7.

33 Søren Lund SØRENSEN, « “So Says Strabo” : The Reception of Strabo’s Work in Antiquity », pp. 355-360.

34 STRABON, Géographie I, 1, 23 : ὁµοειδὴς γὰρ καὶ αὕτη, καὶ πρὸς τοὺς αὐτοὺς ἄνδρας, καὶ µάλιστα τοὺς ἐν ταῖς ὑπεροχαῖς.

La Géographie en contexte

Si la géographie ne peut être étudiée indépendamment des développements de l’histoire comme le souligne Christian Jacob35, elle se constitue néanmoins en un genre

« autonome », avec assez de spécificités pour que des auteurs comme Posidonios et Strabon décident de composer un traité géographique distinct de leur ouvrage historique36. Elle reste cependant difficile à définir car elle touche à des sujets variés tels que les phénomènes célestes, l’établissement de la forme de la Terre, la description de l’œcoumène (οἰκουµένη) c’est-à-dire l’ensemble du monde « que nous habitons et connaissons »37, ainsi que l’étude des marées et des tremblements de terre. De plus, elle peut emprunter différentes formes comme la carte, le diagramme, le commentaire, le traité, et même la poésie38.

Les premières tentatives de représentation de l’espace se rencontrent chez Homère. Dans l’Iliade et l’Odyssée, se profile en effet une image de la Terre, représentée comme un disque plat entouré par l’océan et séparé du ciel par de puissants piliers39. Dès les VIIIe et VIIe siècles avant notre ère, la Grèce et les cités grecques d’Asie Mineure sont en pleine expansion coloniale, mais aussi commerciale40. C’est ainsi que les voyageurs, les commerçants et les marins ont inspiré non seulement, d’abord Homère41, mais encore toute une littérature de périples. La science géographique en a retenu les distances entre les rivages et entre les villes, et aussi le goût de l’« ethnographie »42. Au VIe siècle avant notre ère, une véritable révolution se

35 Christian JACOB, Géographie et ethnographie en Grèce ancienne, p. 12. Sur cet aspect, voir aussi Christiaan VAN PAASSEN, The Classical Tradition of Geography, p. 220 ; Katherine CLARKE, Between Geography and History : Hellenistic Constructions of the Roman World.

36 Dans son article « La geografia come genere letterario », Francesco PRONTERA dresse la liste des auteurs qui auraient conçu un traité pour chaque genre. Voir également Katherine CLARKE, Between Geography and History : Hellenistic Constructions of the Roman World, pp. 338-340 ; Johannes ENGELS, Augusteische Oikumenegeographie und Universalhistorie im Werk Strabons von Amaseia, p. 90 ; ID.,

« Geography and History », part. p. 545.

37 STRABON, Géographie I, 4, 6 : καλοῦµεν γὰρ οἰκουµένην ἣν οἰκοῦµεν καὶ γνωρίζοµεν.

38 Pour une historiographie de la géographie, cf. Christiaan VAN PAASSEN, The Classical Tradition of Geography ; Christian JACOB, Géographie et ethnographie en Grèce ancienne ; Gonzalo CRUZ

ANDREOTTI, « La naturaleza histórica de la Geografía de Estrabón » ; Robert J. MAYHEW, « Geography’s Genealogies » ; Daniela DUECK,Geography in Classical Antiquity.

39 Pour un examen plus complet de la question, je renvoie à l’ouvrage de Christian JACOB, Géographie et ethnographie en Grèce ancienne, pp. 16-32.

40 Paul PÉDECH,La géographie des Grecs, p. 18.

41 Irad MALKIN, The Returns of Odysseus : Colonization and Ethnicity, p. 88.

42 Paul PÉDECH,La géographie des Grecs, p. 18 ; Christian JACOB, Géographie et ethnographie en Grèce ancienne, notamment pp. 10-13.

produit avec l’apparition de la première carte grecque que l’on attribue à Anaximandre de Milet43. La carte, πίναξ en grec, est une « tablette » en bois, en pierre ou en métal.

Elle peut être portable, mobile, ou encore affichée sur les murs des bâtiments publics.

Du fait de leurs supports périssables ou de la destruction des bâtiments où elles étaient affichées ou conservées, la plupart des cartes antiques ont disparu et ne sont connues qu’au travers des textes44. D’après les fragments que l’on trouve dans les Stromates du pseudo-Plutarque et les Réfutations de toutes les hérésies du pseudo-Hippolyte, Anaximandre se serait représenté la Terre comme une colonne, c’est-à-dire un cylindre dont les extrémités étaient plates45. Quelques années plus tard, l’historien Hécatée de Milet rédige une Périégèse, basée sur les informations recueillies lors de ses voyages, et complète la carte de son prédécesseur.

Ill. 3 : Reconstitution du monde selon Hécatée de Milet.

43 Paul PÉDECH,La géographie des Grecs, p. 39.

44 ChristianJACOB, Géographie et ethnographie en Grèce ancienne, p. 13.

45 Pour les fragments cités, cf. Jean-Paul DUMONT, Les Présocratiques, fragments X et XI, pp. 28-29.

Pour une étude détaillée de la cartographie, de son histoire, de ses méthodes et de ses enjeux, voir Raoul BALADIÉ, Le Péloponnèse de Strabon. Étude de géographie historique, pp. 343-350 ; Oswald A. W.

DILKE, Greek and Roman Maps ; J. B. HARLEY, David WOODWARD (éds.), The History of Cartography, vol. 1 ; Christian JACOB, L’empire des cartes : approche théorique de la cartographie à travers l’histoire ; Kai BRODERSEN, « The Presentation of Geographical Knowledge for Travel and Transport in the Roman World » ; Richard J. A. TALBERT,« Urbs Roma to Orbis Romanus : Roman Mapping on the Grand Scale ». L’usage des cartes à grande échelle est attesté dès l’époque classique. Sur ce sujet, voir James REDFIELD, « Les bosquets de l’Académie », pp. 109-110 ; Georgia L. IRBY,« Mapping the World : Greek Initiatives from Homer to Eratosthenes ».

Dès lors, les cartes ioniennes deviennent un modèle de représentation géométrique du monde habité, réduit à quelques formes essentielles46. Elles figurent un monde circulaire, organisé autour de la Méditerranée et dont le centre est traditionnellement localisé à Delphes47. Quant à la forme de la Terre, on ne sait avec exactitude à quel savant on doit la théorie de la sphéricité. D’après le philosophe Diogène Laërce,

Dès lors, les cartes ioniennes deviennent un modèle de représentation géométrique du monde habité, réduit à quelques formes essentielles46. Elles figurent un monde circulaire, organisé autour de la Méditerranée et dont le centre est traditionnellement localisé à Delphes47. Quant à la forme de la Terre, on ne sait avec exactitude à quel savant on doit la théorie de la sphéricité. D’après le philosophe Diogène Laërce,

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