• Aucun résultat trouvé

À plusieurs reprises dans les prolégomènes, Strabon évoque les limites de l’œcoumène car seul le monde habité, et non la globalité de la sphère terrestre, intéresse le géographe176. Alors qu’il discute des frontières du monde telles que les Anciens les concevaient, il fait référence au « schéma » des confins établi par Éphore177 :

173 Fritz GRAF, « What Is Ancient Mediterranean Religion ? », p. 11.

174 Jean RUDHARDT, « La perception grecque du territoire sacré », p. 177 ; Marietta HORSTER, « Religious Landscape and Sacred Ground : Relationships between Space and Cult in the Greek World », p. 436.

175 HOMÈRE, Odyssée VI, 291-292.

176 Entre autres STRABON, Géographie I, 1, 4-6 ; I, 1, 13 ; II, 5, 34.

177 Dans sa Topographie chrétienne II, 79-80, COSMAS INDICOPLEUSTÈS cite un passage d’Éphore sur les confins du monde qui était accompagné, selon les dires de l’auteur chrétien, d’un « dessin ».

Ill. 10 a et b : schéma des confins selon Éphore (en haut) dont on trouve l’illustration dans la Topographie chrétienne II, 80 de Cosmas Indicopleustès ;et sa traduction d’après Christian JACOB, Géographie et

ethnographie en Grèce ancienne, p. 53 (en bas).

La première fois que Strabon mentionne les frontières du monde connu, c’est dans le but de montrer qu’Homère avait su les saisir. C’est pourquoi, il revient sur le débat autour des connaissances géographiques du poète. Certains – et à leur tête, précise le géographe, Cratès de Mallos et Aristarque de Samothrace – prétendaient en effet qu’Homère ignorait l’existence de l’isthme situé entre la mer d’Égypte et le golfe arabique, et qu’il commettait une erreur en affirmant que les Éthiopiens étaient « divisés en deux, les uns vers le couchant du soleil, les autres vers le levant »178. Strabon objecte d’une part que l’Éthiopie, si l’on considère qu’Homère parle du territoire adossé à l’Égypte, est bel et bien divisée en deux par le Nil ; d’autre part que l’isthme situé entre la mer d’Égypte et le golfe arabique était connu depuis longtemps, ainsi qu’en témoignent les navigateurs qui ont longé la Libye du côté de l’océan179. Il ajoute que :

« tous les navigateurs qui sont parvenus aux dernières régions les ont appelées

178 STRABON, Géographie I, 2, 24 : οἱ µὲν δυσοµένου Ὑπερίονος, οἱ δ’ ἀνιόντος. Strabon passe très rapidement sur les questions de grammaire qui opposent Cratès et Aristarque (au sujet de ce vers), en insistant sur le fait que le sens proposé par les deux auteurs est finalement proche.

179 Ibid., I, 2, 26.

levant Notos couchant

d’hiver d’hiver

Apéliotès Zéphyr

levant couchant

d’été Borée d’été

Éthiopiens Notos TERRE

Borée Scythes I

n d i e n s

C e l t e s

Éthiopiques, et les ont fait connaître sous ce nom »180. De la même manière, poursuit-il, les peuples du nord étaient désignés sous le nom unique de Scythes, comme ceux de l’ouest sous le nom de Celtes et Ibères. Il précise toutefois que certains auteurs ont, par

« ignorance » (ἄγνοια), mélangé ces termes et désignés les peuples de l’ouest sous le nom de Celtibères ou Celtoscythes, « rangeant ainsi sous un seul vocable des groupements ethniques différents »181.

Les géographes de l’antiquité ont longtemps réuni, sous le vocable de Celtes, les peuples des confins occidentaux182. Néanmoins, le nom d’Ibérie était connu. On le retrouve notamment chez Hérodote, mais il désigne le flanc méditerranéen de la péninsule hispanique, la côte atlantique appartenant quant à elle à la Celtique183. Il faut attendre Polybe pour que la conception de l’espace occidental change184. Si l’historien désigne sous le nom d’Ibères (Ἴβηρες) les seuls peuples de l’Ibérie qui habitent sur les rives de la Méditerranée, l’appellation d’Ibérie (Ἰβηρία) est fluctuante puisqu’elle désigne soit la partie méditerranéenne de l’Ibérie (la partie atlantique n’ayant pas encore reçue, selon Polybe, de dénomination commune), soit les territoires situés au-delà des Pyrénées, englobant toute la péninsule185. Strabon est témoin de cette substitution, de Celtique en Ibérie. À la fin de sa description de la Gaule, qu’il nomme également Celtique transalpine, il signale qu’

Éphore exagère les dimensions de ce que nous appelons la Celtique de telle sorte qu’il lui attribue jusqu’à Gadeira la plus grande partie de ce qu’on appelle aujourd’hui l’Ibérie.186

180 Ibid. : Ἅπαντες δὲ οὗτοι τὰ τελευταῖα χωρία, ἐφ’ πλέοντες ἦλθον, Αἰθιοπικὰ προσηγόρευσαν καὶ ἀπήγγειλαν οὕτως.

181 Ibid., I, 2, 27 : ὑφ’ ἓν ὄνοµα τῶν καθ’ ἕκαστα ἐθνῶν ταττοµένων.

182 Sur la « question celte » et les problèmes qu’elle suscite, se référer en premier lieu à Jean-Louis BRUNAUX,Les Celtes. Histoire d’un mythe. Sur l’assimilation des peuples des confins occidentaux et septentrionaux dans la pensée grecque, au moins jusqu’au IVe siècle avant notre ère, cf. FranciscoMARCO

SIMON, « Eschatoi andrôn : la idealización de Celtas e Hiperbóreos en la fuentes griegas » ; Stéphane VERGER, « Des Hyperboréens aux Celtes. L’Extrême-Nord occidental des Grecs à l’épreuve des contacts avec les cultures de l’Europe tempérée ».

183 HÉRODOTE, Histoires II, 33. À ce sujet, voir Didier MARCOTTE, « De l’Ibérie à la Celtique : géographie et chorographie du monde occidental avant Polybe », p. 32.

184 Il est le premier à fixer la frontière entre les Ibères et les Celtes aux Pyrénées et il sera repris par Strabon. Voir Pierre MORET, « La formation d’une toponymie et d’une ethnonymie grecques de l’Ibérie : étapes et acteurs », p. 68.

185 Respectivement POLYBE, Histoires III, 37, 11 et, entre autres, I, 10, 5 ; II, 1, 5 ; III, 33, 8. Sur ce sujet, voir Pierre MORET, « La formation d’une toponymie et d’une ethnonymie grecques de l’Ibérie : étapes et acteurs », p. 68.

186 STRABON, Géographie IV, 4, 6 : Ἔφορος δὲ ὑπερβάλλουσάν τε τῷ µεγέθει λέγει τὴν Κελτικήν, ὥστε ἧσπερ νῦν Ἰβηρίας καλοῦµεν ἐκείνοις τὰ πλεῖστα προσνέµειν µέχρι Γαδείρων.

Conscient de ce changement, Strabon revient à plusieurs reprises, lors de sa description de l’Ibérie, sur l’histoire du toponyme et sur l’étendue du territoire187.

De la même manière que la description du territoire à l’extrémité occidentale du continent ouvrait la chorographie de l’Ibérie, Strabon débute son tableau de l’Inde par le territoire des Coniaci, à l’extrémité orientale du monde habité188. Ce territoire était connu contrairement aux limites septentrionales et méridionales, qui demeurent encore inexplorés à l’époque augustéenne189. C’est pourquoi, le géographe en donne une approximation : il estime que l’on peut établir comme limites de l’œcoumène, au nord le parallèle de l’île d’Ierné (c’est-à-dire l’Irlande) et au sud celui de la Cinnamômophore ou Pays de la cannelle (qui correspond au sud du Yemen).

Strabon place aux extrémités du monde habité l’Ibérie à l’ouest, la Scythie au nord, l’Inde à l’est et l’Éthiopie au sud. Malgré l’avancement des connaissances géographiques sur certaines de ces régions, rendues possibles grâce aux conquêtes des grands empires, ces pays aux confins du monde forment un territoire particulier, un espace fantasmagorique et merveilleux où les catégories peuvent se brouiller190. On les imaginait habités par des peuples primitifs proches de l’âge d’or, oscillant entre la plus cruelle des barbaries et une sagesse extrême. Il en est de même pour l’Ibérie. Si le pays, à l’époque de Strabon, est connu depuis près de deux siècles par les Romains, il n’en demeure pas moins une ἐσχατιά, à la fois confins du monde et terre de légende. Même après la conquête romaine, la vision mythique l’emporte sur la vision empirique : c’est le pays où l’on s’imagine que le soleil couchant est plus grand que partout ailleurs, et que des cavales sont fécondées par les vents191.

L’Ibérie : microcosme de la Géographie

En ouvrant sa chorographie de l’Europe par l’Ibérie, Strabon reprend un usage instauré par Hécatée de Milet au début du Ve siècle avant notre ère et suivi par l’ensemble des

187 Ibid., III, 4, 19.

188 Ibid., XV, 1, 11 ; XV, 1, 14.

189 Voir notamment ibid., I, 1, 13 ; II, 5, 7.

190 Christian JACOB, Géographie et ethnographie en Grèce ancienne, p. 52 ; François HARTOG, Mémoire d’Ulysse : récits sur la frontière en Grèce ancienne, p. 32.

191 STRABON, Géographie III, 1, 5 ; PLINE L’ANCIEN, Histoire naturelle VIII, 67 ; VALERIUS FLACCUS, Argonautiques II, 30-40 ; JUSTIN, Histoire universelle XLIV, 3. Voir Pierre MORET, « La formation d’une toponymie et d’une ethnonymie grecques de l’Ibérie : étapes et acteurs », p. 41.

géographes après lui192. Mais l’image qu’il construit de ce territoire, aux portes de l’œcoumène, agit comme un microcosme, à travers lequel il sera possible de percevoir non seulement les méthodes et approches élaborées par Strabon dans son introduction, mais également ses motivations193. Outre le Promontoire sacré situé à l’extrémité de la péninsule, qui constitue un territoire singulier, deux régions retiennent particulièrement l’attention du géographe. Il s’agit de la Turdétanie et de la Lusitanie.

La Turdétanie est constituée de plaines traversées par le fleuve Bétis. Elle jouit d’une supériorité incontestable « en regard de la terre habitée toute entière grâce à l’excellence des biens qui proviennent de la terre et de la mer »194. À l’instar des Grecs et des Romains, ses habitants, que Strabon qualifie d’hommes « extrêmement sages » (σοφώτατοι), connaissent leur passé. Ils ont des lois écrites, une tradition littéraire et des chroniques historiques. À des conditions naturelles favorables s’ajoute ce que Patrick Thollard appelle le « génie d’un peuple », en l’espèce la maîtrise des voies fluviales, la connaissance des différentes voies de commerce vers Rome et la capacité des habitants à exporter leur surplus agricole195. Les Turdétans qui-plus-est ont des mœurs civilisées et un grand sens politique. Leurs coutumes sont semblables à celles des Romains dont ils ont adopté le style de vie, au point de ne plus se souvenir de leur propre langue.

Strabon dresse ici le portrait du seul peuple dont il signale à la fois l’abondance et la variété des produits, ainsi que la capacité à vivre selon un mode politique (τὸ πολιτικόν) dès avant l’arrivée des Romains196.

La Lusitanie, au contraire, est essentiellement présentée comme une terre de sauvages, alors qu’elle bénéficie des mêmes conditions naturelles favorables que la Turdétanie. Or, pour préciser le comportement barbare des Lusitaniens, Strabon exploite un stéréotype bien connu dans la littératures antiques, grecque et romaine, à savoir celui du montagnard197. Il explique que, malgré la richesse potentielle du pays, en fruits, en

192 FRANÇOIS LASSERRE « Notice », p. 3.

193 J’emprunte le terme de microcosme à Marco V. GARCÍA QUINTELA (« Una dialéctica de la distancia : Estrabón sobre Iberia y la oikumene », p. 61). Cette idée a dernièrement été reprise par Benedict J. LOWE,

« Strabo and Iberia », p. 69.

194 STRABON,Géographie III, 1, 6 : πρὸς ἅπασαν κρινοµένη τὴν οἰκουµένην ἀρετῆς χάριν καὶ τῶν ἐκ γῆς καὶ θαλάττης ἀγαθῶν. Voir aussi ibid., III, 2, 4 ; III, 2, 7-8 ; III, 2, 14.

195 Ibid., III, 2, 6, avec Patrick THOLLARD,Barbarie et civilisation chez Strabon. Étude critique des livres III et IV de la Géographie, pp. 15-17.

196 STRABON,Géographie III, 2,15. Cf. Patrick LE ROUX, La péninsule ibérique aux époques romaines : fin du IIIe siècle av. n.è. – début du VIe siècle de n.è., p. 7.

197 Les populations montagnardes sont généralement perçues de manière négative dans la pensée grecque et romaine. À ce sujet, cf. Delphine ACOLAT, « Le stéréotype du montagnard dans l’empire romain : déterminisme naturel et prétextes historiques ».

bétail, en or, en argent et en autres métaux de valeur, les habitants des plaines, au contact des montagnards, avaient autrefois délaissé ces moyens d’existence pour

« s’adonner au brigandage et à une guerre continue entre eux ou contre leurs voisins »198 jusqu’à ce que les Romains y mirent fin.

Tandis que Strabon ne donne aucune précision quant aux rites des Turdétans, censés être semblables à ceux des Romains, il se plaît à rapporter plusieurs coutumes lusitaniennes :

On dit que quelques-uns des peuples qui habitent les rives du fleuve Douro vivent à la spartiate parce qu’ils ont l’habitude de s’enduire d’huile deux fois par jour dans des locaux et prennent des bains de vapeurs en mettant des pierres sur le feu, ils se baignent dans l’eau froide et font quotidiennement un seul repas qui est simple et qu’ils mangent proprement. Les Lusitaniens s’adonnent aux sacrifices mantiques (θυτικοί) et examinent les viscères sans les couper (ἐκτέµνω). Ils examinent aussi les veines du flanc et cherchent des signes (τεκµαίροµαι) en les touchant. Ils procèdent aussi à des consultations des viscères (σπλαγχνεύω) humaines sur leurs prisonniers de guerre après les avoir voilés d’une saie. Après que les viscères ont été frappées par l’haruspice, ils tirent un premier présage de la chute du corps.199

La manière de vivre des habitants installés sur les rives du Douro est explicitement comparée par Strabon à celle des Spartiates, bien qu’elle ne soit pas totalement identique. On remarquera qu’à la différence des Grecs et des Romains, les Lusitaniens s’adonnent à la divination sans sortir les viscères du corps, et surtout, ils offrent à leurs dieux des victimes humaines200. La comparaison ici est implicite, mais Strabon revient sur cet aspect, lorsqu’il décrit les coutumes des montagnards. Il note que ceux-ci

« offrent à Arès un bouc, des prisonniers de guerre et des chevaux »201 et « font des hécatombes de chaque espèce à la manière grecque »202. La divinité lusitanienne dont il

198 STRABON, Géographie III, 3, 5 : ἐν λῃστηρίοις διετέλουν καὶ συνεχεῖ πολέµῳ πρός τε ἀλλήλους καὶ τοὺς ὁµόρους.

199 Ibid., III, 3, 6 : Ἐνίους δὲ τῶν προσοικούντων τῷ Δουρίῳ ποταµῷ Λακωνικῶς διάγειν φασίν, ἀλειπτηρίοις χρωµένους δὶς καὶ πυρίαις ἐκ λίθων διαπύρων, ψυχρολουτροῦντας καὶ µονοτροφοῦντας καθαρίως καὶ λιτῶς. Θυτικοὶ δ’ εἰσὶ Λυσιτανοὶ τά τε σπλάγχνα ἐπιβλέπουσιν οὐκ ἐκτέµνοντες·

προσεπιβλέπουσι δὲ καὶ τὰς ἐν τῇ πλευρᾷ φλέβας, καὶ ψηλαφῶντες δὲ τεκµαίρονται. Σπλαγχνεύονται δὲ καὶ δι’ ἀνθρώπων αἰχµαλώτων, καλύπτοντες σάγοις· εἶθ’ ὅταν πληγῇ τὰ σπλάγχνα ὑπὸ τοῦ ἱεροσκόπου, µαντεύονται πρῶτον ἐκ τοῦ πτώµατος.

200 Cf. infra, « Le sacrifice humain », pp. 145-156.

201 STRABON,Géographie III, 3, 6 : τῷ Ἄρει τράγον θύουσι καὶ τοὺς αἰχµαλώτους καὶ ἵππους.

202 Ibid. : ποιοῦσι δὲ καὶ ἑκατόµβας ἑκάστου γένους Ἑλληνικῶς.

est question est assimilée à Arès, mais son nom indigène nous est inconnu203. Donner un nom grec à une divinité étrangère, c’est néanmoins avoir assez de caractéristiques pour pouvoir l’identifier204. Or cette identification se fait grâce aux victimes sacrificielles.

Les dieux étrangers – scythe, thrace ou libyen – qu’on honore d’un sacrifice de prisonniers ou d’étrangers, sont en effet souvent assimilés par les auteurs grecs à Arès205. Notons également que la nature guerrière de ce peuple, véritable topique chez les historiens, a pu permettre aussi ce rapprochement.

Strabon mentionne d’autres éléments qui viennent préciser l’identité de ce peuple.

Il rapporte que :

Les montagnards se servent durant les deux tiers de l’année de glands de chêne qui sont séchés et hachés, puis moulus [en farine] et transformés en pain afin d’être conservé longtemps. De plus, ils boivent de la bière et le vin est rare : ils consomment vite celui qu’ils ont lors de fêtes avec les membres de leur famille. À la place de l’huile, ils utilisent du beurre. Ils mangent assis et disposent d’un siège construit le long du mur sur lequel on est placé selon son âge et son rang ; le repas se prend à la ronde. Quand ils boivent, ils se mettent à danser, évoluant en chœur au son de l’aulos et de la salpinx [de la flûte et de la trompette], mais aussi bondissant et s’accroupissant alternativement.206

Strabon procède en creusant des écarts avec la norme grecque, symbolisée ici par deux marqueurs de civilisation dans la pensée grecque et romaine, à savoir le vin et le pain.

Les montagnards mangent certes du pain, mais celui-ci est néanmoins fait de farine de glands, ce qui les associe à un âge précédant l’instauration de l’agriculture par Déméter, à une proto-humanité qui ne connaît pas encore le grain. De plus, ils boivent de la bière, rarement du vin, et ils remplacent l’huile par le beurre ; ils mangent assis lors des festins familiaux. Bien plus qu’une opposition stricte entre le banquet grec et le festin

203 Il mentionne ici seulement le nom grec du dieu, et ainsi de manière analogue à CÉSAR dans la Guerre des Gaules.

204 Jean RUDHARDT, Notions fondamentales de la pensée religieuse et actes constitutifs du culte dans la Grèce classique, pp. 224-228 ; François HARTOG, Le miroir d’Hérodote : essai sur la représentation de l’autre, pp. 366-372 ; FritzGRAF, s.v. « Interpretatio » ; Ugo CRISCUOLO, « Proclus et le nom des dieux », p. 65 ; Clifford ANDO, The Matter of Gods. Religion and the Roman Empire, pp. 43-58.

205 HÉRODOTE, Histoires IV, 62 ; PLUTARQUE, Parallèles de l’histoire grecque et romaine XLVI ; AMMIEN MARCELLIN, Histoire de Rome XXVII, 4.

206 STRABON,Géographie III, 3, 7 : Οἱ δ’ ὄρειοι τὰ δύο µέρη τοῦ ἔτους δρυοβαλάνῳ χρῶνται, ξηράναντες καὶ κόψαντες, εἶτα ἀλέσαντες καὶ ἀρτοποιησάµενοι, ὥστ’ ἀποτίθεσθαι εἰς χρόνον. Χρῶνται δὲ καὶ ζύθει·

οἴνῳ δὲ σπανίζονται· τὸν δὲ γινόµενον ταχὺ ἀναλίσκουσι κατευωχούµενοι µετὰ τῶν συγγενῶν· ἀντ’

ἐλαίου δὲ βουτύρῳ χρῶνται. Καθήµενοί τε δειπνοῦσι, περὶ τοὺς τοίχους καθέδρας οἰκοδοµητὰς ἔχοντες, προκάθηνται δὲ καθ’ ἡλικίαν καὶ τιµήν· περιφορητὸν δὲ τὸ δεῖπνον. Καὶ παρὰ πότον ὀρχοῦνται πρὸς αὐλὸν καὶ σάλπιγγα χορεύοντες, ἀλλὰ καὶ ἀναλλόµενοι καὶ ὀκλάζοντες.

montagnard, il convient de voir ici une variante primitive de la norme grecque. Comme les Grecs, les Lusitaniens se réunissent lors de repas communautaires, mais ils ne font pas tout à fait les bons gestes. Le vin est présent lors de ces festins, mais il est (trop) vite consommé. On y trouve également de la danse, mais elle n’est pas l’affaire de professionnels. Et surtout, ils banquètent assis et non couchés. À la fin du paragraphe, Strabon relève encore d’autres coutumes lusitaniennes telles que la précipitation des condamnés du haut des rochers que l’on retrouve dans la culture grecque, même si Strabon ne le précise pas ici, et la lapidation des parricides207. Il ajoute que les cérémonies de mariage sont les mêmes que celles des Grecs et qu’à l’instar des anciens Égyptiens, les Turdétans exposaient leurs malades sur la voie publique dans le but que ceux-ci obtiennent des conseils sur leurs affections. À travers ces analogies et ces déplacements, Strabon fait le portrait d’un peuple plus primitif, plus sauvage, dont les mœurs sont inséparables, comme il le suggère lui-même, de l’âpreté du sol et du climat rigoureux qu’ils subissent, tout autant que de la guerre et de leur éloignement de la civilisation. Mais, il n’oublie pas à la fin de sa notice de rappeler qu’Auguste et Tibère ont su pacifier et civiliser les Turdétans208. On remarquera que Strabon conclut le plus souvent les descriptions des régions de l’œcoumène en notant les bénéfices que les Romains ont apportés aux barbares. Il montre sa volonté de placer Rome au centre de la vie civilisée.

Le reste de la géographie ibérique n’est traité que de manière sommaire. Strabon se contente d’indiquer les peuples et les villes les plus importantes du littoral méditerranéen, du mont Calpé jusqu’à la chaîne des Pyrénées et de l’intérieur des terres jusqu’à la côte septentrionale. Il rappelle que seul le littoral méditerranéen et la côte qui borde la Turdétanie offrent une agriculture riche et variée, et affirme qu’on ne trouve aucune activité agricole du côté de l’océan à cause de la rigueur du climat, ni nulle part ailleurs, à cause de la mollesse de la population. Il évoque ensuite les traits culturels et sociaux des différents peuples de la Péninsule. Par exemple, les Cantabres se lavent-ils le corps et les dents avec de l’urine. Quant aux Ibères, Strabon explique qu’ils connaissent l’agriculture, mais que ce sont les femmes qui assurent les travaux des

207 Ibid., III, 3, 7. La pratique de précipiter des condamnés à mort du haut des rochers se retrouve chez les Grecs et les Romains. Cf. Eva CANTARELLA, Les peines de mort en Grèce et à Rome, pp. 82-93 et 221-242. Concernant la lapidation, je préfère rester prudente. Si on la retrouve bel et bien dans l’antiquité, rien ne prouve qu’elle fût le châtiment prévu pour les parricides. À ce sujet, voir Michel GRAS, « Cité grecque et lapidation » ; Eva CANTARELLA, Les peines de mort en Grèce et à Rome, pp. 72-76.

208 STRABON,Géographie III, 3, 8.

champs. Il poursuit sa description des mœurs ibériques et ajoute que certaines de ces pratiques sont communes aux Ibères, aux Celtes, aux Thraces et aux Scythes209.

Les confins occidentaux étaient marqués, avant l’arrivée des Romains, par l’ambivalence de l’âge d’or, entre sagesse et primitivisme, sagesse et sauvagerie. Cette ambivalence est perceptible dans les coutumes des peuples rencontrés, mais aussi dans la nature de leur sol (qui peut être extrêmement fertile ou au contraire aride) et des produits qu’ils cultivent. L’entrée en matière de Strabon, l’ouverture de son grand livre du monde commence donc par la mise en place d’un dispositif contrastif qui relève les analogies et les écarts avec la norme grecque et travaille sur la comparaison non seulement entre Grecs et barbares, mais également entre les différentes populations barbares210. Ce dispositif est celui qui permettra dès lors de préciser les identités respectives de chaque peuple visité. Pour faire état du degré de sauvagerie ou de civilisation d’un peuple, les historiens et géographes grecs disposaient de plusieurs critères de classification ethnographiques, les uns « naturels » comme l’apparence physique, les autres culturels regroupant les us de la vie civile comme les différentes formes d’habitation, l’habillement, les lois (ou leur inexistence), les pratiques sexuelles, le mariage, les productions artistiques et littéraires, et pour finir les critères religieux tels

Les confins occidentaux étaient marqués, avant l’arrivée des Romains, par l’ambivalence de l’âge d’or, entre sagesse et primitivisme, sagesse et sauvagerie. Cette ambivalence est perceptible dans les coutumes des peuples rencontrés, mais aussi dans la nature de leur sol (qui peut être extrêmement fertile ou au contraire aride) et des produits qu’ils cultivent. L’entrée en matière de Strabon, l’ouverture de son grand livre du monde commence donc par la mise en place d’un dispositif contrastif qui relève les analogies et les écarts avec la norme grecque et travaille sur la comparaison non seulement entre Grecs et barbares, mais également entre les différentes populations barbares210. Ce dispositif est celui qui permettra dès lors de préciser les identités respectives de chaque peuple visité. Pour faire état du degré de sauvagerie ou de civilisation d’un peuple, les historiens et géographes grecs disposaient de plusieurs critères de classification ethnographiques, les uns « naturels » comme l’apparence physique, les autres culturels regroupant les us de la vie civile comme les différentes formes d’habitation, l’habillement, les lois (ou leur inexistence), les pratiques sexuelles, le mariage, les productions artistiques et littéraires, et pour finir les critères religieux tels

Documents relatifs