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LE RECRUTEMENT FACE AUX DÉFIS DE LA NORMALITÉ, REMISE EN CAUSE PAR

L’AUGMENTATION DES PERFORMANCES

Général Benoît Chavanat

Sous-direction du recrutement, DRHAT.

La légitimité du recruteur à s’exprimer sur les nouveaux usages visant à augmenter artificiellement les performances d’un individu s’imposera d’elle-même par la nécessité : le jour où un candidat « augmenté » postulera pour servir dans les armées, c’est au recruteur qu’il reviendra de décider s’il passe contrat avec lui. Cette occurrence n’est pas encore advenue en ce qui concerne l’armée de terre mais il convient de s’y préparer.

On aura tendance à adopter une position de principe favorable à l’étude des cas qui se présentent, car tout ce qui est techniquement possible pour augmenter la performance et qui répond au besoin militaire mérite attention et réflexion, sous réserve de l’estimation d’un bénéfice net et de son acceptabilité éthique. Mais peut-on tout accepter ? Doit-on revoir les critères d’évaluation de ceux qui s’intéressent à la carrière des armées ? Et, s’agissant du défi de la connaissance, comment identifier les capacités et les prédispositions d’un individu augmenté ? Comment même reconnaître ce qui procède de l’augmentation ?

Par essence, et surtout depuis la professionnalisation des armées, la chaîne recrutement de l’armée de terre représente un pôle d’observation de la jeunesse et de l’impact des transformations sociétales et technologiques sur son comportement. Elle établit des contacts avec plus de 100 000 jeunes chaque année, en évalue 25 000 et en recrute in fine 15 000. La profonde modernisation dans laquelle est engagée la fonction recrutement se justifie en grande partie par l’évolution du profil comportemental des candidats au recrutement. Si bien que le phénomène de l’augmentation, qui est certes d’une radicale nouveauté, ne constitue qu’une interpellation supplémentaire par rapport aux évolutions sociétales, si rapides par ailleurs. Nous savons d’ores et déjà que nous ne disposons pas de toutes les réponses, éthiques ou opérationnelles, qui doivent être élaborées par de multiples acteurs. Rien que dans le périmètre des armées, il convient d’associer les relations humaines (recruteur, gestionnaire, formateur) et l’employeur (forces terrestres, directions et services spécialisés). Mais le recruteur, en première ligne, doit se doter des outils pour répondre à ces défis.

Une réflexion utile sur le « candidat augmenté » impose donc de porter d’abord un regard juste sur ceux que nous recrutons aujourd’hui, puis d’identifier les défis que représente l’augmentation pour constituer les ressources humaines militaires de demain, et enfin de déterminer les actions concrètes à concevoir et réaliser sans tarder.

Les jeunes que recrute l’armée de terre en 2019 sont ceux qui correspondent à ses besoins. Leurs profils évoluent rapidement mais ils ne sont pas si différents de ceux d’il y a trente ans. Les invariants sont la qualité physique et des capacités cognitives

stables. Le niveau scolaire a tendance à augmenter, en apparence car il est lié à la redéfinition du périmètre du bac. Et même si nous recrutons des diplômés des écoles les plus prestigieuses, 45 % de nos recrues ne sont pas bacheliers, tandis que les non-bacheliers ne représentent que 20 % d’une classe d’âge. Ces jeunes manifestent des attentes fortes. Hyperconnectés, ils sont prêts à beaucoup d’innovations, y compris sur leur propre corps. L’agilité dont ils témoignent est couplée à une forme d’exigence et d’impatience, qui les rend plus versatiles. Et, parallèlement, au travers des premiers mois dans la vie militaire, on constate une fragilité affective et émotionnelle croissante. En corollaire, la connaissance du monde militaire s’est amenuisée au fil du temps, notamment par la disparition des références familiales au service militaire, si bien que la nature des emplois et des compétences ainsi que les prérequis à l’engagement sont totalement méconnus.

Observateur et intégrateur de cette jeunesse, notre dispositif de recrutement, solide et performant, accueille, informe, évalue, sélectionne et oriente les candidats en les accompagnant pour répondre aux besoins propres à l’armée de terre : des métiers qui évoluent, davantage technocentrés, des attentes fortes sur les aptitudes du soldat, qui devra être à la fois mieux protégé, plus agressif, plus mobile, plus autonome, mais également rustique tout autant qu’hier, apte à durer et donc résilient au plus haut point. Ces exigences, en partie nouvelles, fondent nos réflexions permanentes sur l’évaluation des aptitudes et des capacités détenues et vérifiables mais aussi des prédispositions à suivre une formation, un entraînement et un engagement poussés.

Enfin, sans sous-estimer les qualités et le niveau de performance très élevés de nos soldats, force est de constater que, dans au moins trois domaines, leurs capacités sont encore trop altérées face aux exigences du combat moderne : une alimentation partiellement inadaptée, le manque de sommeil, le déficit d’activité physique. À cet égard, on pourrait considérer que l’intelligence artificielle doit être envisagée dès lors que les facultés humaines ont atteint leurs limites. Les jeunes n’y sont pas forcément prêts au moment de l’engagement mais le mode de vie qu’impose l’institution, notamment au moment de la formation initiale, doit permettre de modifier les comportements et de remédier à certaines insuffisances.

Dans ce contexte très évolutif, le recruteur militaire pose d’ores et déjà un regard singulier sur l’augmentation.

Il a d’abord une obligation éthique à regarder favorablement tout ce qui peut avantager l’accomplissement de la mission mais aussi la protection du soldat engagé en opérations. Cette obligation n’est pas exclusive d’autres impératifs éthiques. Mais, dans le contexte d’une montée aux extrêmes clausewitzienne, face à des ennemis potentiels eux-mêmes augmentés, la tentation sera forte de négliger ces impératifs.

Il convient également de distinguer l’augmentation préalable au recrutement, réalisée à l’initiative du candidat, et celle postérieure au recrutement, décidée par l’individu ou par l’institution elle-même. Car les problématiques diffèrent selon la configuration. Dans le premier cas, le recruteur devra identifier et évaluer l’impact de l’augmentation ; dans le second, il pourra amender l’équilibre des critères d’évaluation puisque la marge de progrès sur certains d’entre eux peut être décuplée en cas d’augmentation.

La question de la progressivité du changement interpelle : sera-t-on confronté à un « big bang » de l’augmentation ou bien les problématiques émergeront-elles

70 Fondation pour l’innovation politique

Le soldat augmenté : regards croisés sur l’augmentation des performances du soldat

progressivement, laissant le temps à l’institution de s’adapter, comme cela a été le cas avec les interventions correctives sur les yeux ?

L’un des défis sera le caractère non extensible des capacités actuelles d’évaluation. L’évaluateur médical, notamment, est une ressource rare. Pourra-t-on dédier les moyens nécessaires à l’identification et au traitement d’un champ de l’augmentation qui sera sans doute de plus en plus complexe ?

Par ailleurs, si l’augmentation revêt principalement une dimension individuelle, elle intervient ici dans des unités où la vie du groupe est primordiale : qu’importe, en effet, si un candidat voit ses capacités individuelles accrues si l’impact sur le groupe est négatif, notamment en termes de cohésion ? Cela rejoint la problématique de l’équité. Avec un accès à l’augmentation de certains, que restera-t-il de l’équité entre candidats ? Quelle équité à l’intérieur d’une unité ? Quelle équité entre unités si certaines sont augmentées et d’autres non ?

On pourrait être tenté de comparer l’augmentation du soldat avec celle du sportif, en se référant à l’effet du dopage sur l’athlète. Or les situations sont très différentes. Il ne s’agit pas de savoir si l’augmentation augmente des performances pour une épreuve donnée, dans un environnement contrôlé, à une date et à une heure programmées, mais il nous faut mesurer l’impact de l’augmentation sur la rusticité et sur la maîtrise de l’incertitude en opération. Nous devons connaître le lien entre augmentation et résilience.

Enfin, si performances physiques et cognitives sont nécessaires au soldat, la principale qualité attendue de lui, c’est le discernement. C’est le fameux concept du « caporal stratégique ». Savoir utiliser la force à bon escient est infiniment plus important que de courir un 100 mètres en un temps record. Aucune piste d’augmentation n’apparaît clairement dans ce domaine, autrement que par la formation morale.

De toutes ces réflexions sur l’augmentation, nous pouvons d’ores et déjà tirer des enseignements concrets et mettre en place des processus opératoires afin d’exploiter les opportunités tout en nous protégeant de dérives préjudiciables.

Pour les armées, singulièrement pour l’armée de terre, il convient d’instaurer une forme de pilotage du soldat augmenté, associant l’employeur, le gestionnaire et le recruteur. L’objectif est d’abord de discriminer ce qui ressort des individus avant le recrutement (quels citoyens augmentés ?) de ce qui relève de l’employeur militaire (quelle augmentation sommes-nous prêts à délivrer à nos soldats ?).

Ensuite, il s’agit de définir et de redéfinir constamment, au gré des expériences, les besoins et les limites de l’exercice, notamment sur les plans éthique et juridique. Cette démarche touche à la propriété des données, à la réversibilité des processus d’augmentation, aux risques imposés au « non-augmenté », à l’obligation statutaire d’augmentation.

Les critères à prendre en compte et les conditions du contrôle de l’augmentation devront être fixés avec précision. Comme cela se pratique déjà, mais sans doute à une cadence plus élevée, il faudra faire évoluer ce qui est admis au gré des augmentations techniques. La contribution de l’expertise médicale sera déterminante, notamment par sa capacité à évaluer l’apport pharmacologique, non thérapeutique, l’anthropotechnie.

Le dispositif de recrutement devra maintenir à un très fort niveau d’exigence la sélection sur des critères immatériels susceptibles de garantir la résilience du soldat : courage, dépassement de soi, rusticité, empathie, volonté, résistance au stress… Cette exigence impose le renforcement de l’expertise psychologique dans les processus de recrutement.

Le recruteur devra également se doter des outils permettant de prendre en compte les nouvelles questions posées au recruteur, relatives à l’impact possible de l’augmentation sur la vie du groupe. La personnalité des candidats devra être davantage évaluée sur la base d’observation des comportements individuels ainsi que sur des mises en situation de groupe.

Enfin, le système de recrutement ne sera performant que s’il dispose des outils de recueil et de traitement de la donnée, permettant de mesurer au plus vite l’impact de tel ou tel type d’augmentation sur la performance des recrues.

L’armée de terre, dans le recrutement de ses forces vives, ne saurait passer à côté de la chance que représente l’augmentation, ne serait-ce que pour épargner des vies de soldats au contact mais également pour économiser des effectifs. Pour autant, reflet de la nation, l’armée ne pourra définir son approche de l’augmentation indépendamment de la société. Elle sera une voix parmi d’autres dans l’élaboration d’une stratégie globale. Elle devra notamment bénéficier des résultats des « veilles informationnelles » relatives aux phénomènes d’augmentation observés chez les adolescents, par exemple les effets psychostimulants procurés par des substances prescrites dans les cas de trouble déficitaire de l’attention et d’hyperactivité (TDAH).

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