• Aucun résultat trouvé

LES CAPACITÉS CÉRÉBRALES DES INDIVIDUS ? Élisabeth de Castex

Docteur en science politique, responsable du Blog Anthropotechnie pour la Fondation pour l’innovation politique.

Dans quelle mesure le recours aux nouvelles technologies d’amélioration cérébrale modifiant le fonctionnement des neurones est-il admissible ? Répondre à cette question implique de déterminer un cadre conceptuel afin de repérer des problèmes moraux liés à ces nouvelles pratiques. La réflexion peut s’articuler autour de différents concepts : intégrité, réversibilité des actions sur le cerveau, caractère automatique du moyen, fondements de l’authenticité de la personne et persistance d’un espace de contestation.

Deux remarques préliminaires s’imposent à propos des moyens utilisés pour l’amélioration cognitive. Tout d’abord, on peut se poser la question de savoir si tous les moyens se valent. Pour les auteurs du courant de pensée transhumaniste, la réponse est oui dans la mesure où l’objectif est l’amélioration humaine. À l’heure où émergent des dispositifs cérébraux connectés, via des puces invasives ou des capteurs simplement posés sur le crâne, cette posture peut néanmoins sembler difficile à tenir. Il est par ailleurs important de rappeler que le plus puissant améliorateur cognitif est l’Éducation nationale, bien avant les moyens techniques. Il est indispensable de hiérarchiser les moyens de l’amélioration cérébrale. La priorité pour l’amélioration cérébrale n’est pas le recours à des technologies mais le recours à des actions sur l’environnement des individus, des enfants en particuliers. On sait aujourd’hui à quel point les déficiences affectives et le stress, en particulier chez les enfants, détériorent les capacités exécutives.

L’intégrité se définit comme l’état de quelque chose dans toutes ses parties et sans altération. Elle peut s’envisager aussi bien d’un point de vue matériel que d’un point de vue non matériel.

Du point de vue matériel, l’installation d’implants cérébraux invasifs au cours d’actes chirurgicaux constitue évidemment une atteinte à l’intégrité physique. Des dispositifs cérébraux non invasifs, sans atteinte corporelle, ne constitueraient donc pas une atteinte à cette intégrité. Or de tels dispositifs font aujourd’hui l’objet de recherche, notamment de la part de la Defense Advanced Research Projects Agency (DARPA) 1 et peut-être pourront-ils un jour capter dans de bonnes conditions les signaux cérébraux, en dépit de leur éloignement des neurones. Le concept d’intégrité matérielle paraît alors trop restreint.

1. Voir notamment Dr Al Emondi, « N3 Proposer’s Day », darpa.mil, s.d. (www.darpa.mil/attachments/2EmondiPresentationPDFversion. pdf).

54 Fondation pour l’innovation politique

Le soldat augmenté : regards croisés sur l’augmentation des performances du soldat

Du point de vue non matériel, des atteintes à l’intégrité psychique sont, à l’inverse, constituées par un nombre infini d’influences qui s’exercent sur le fonctionnement cérébral à travers les expériences d’éducation, les relations sociales, les contacts avec l’environnement. On parle même aujourd’hui d’une éthique de la persuasion. Le concept d’intégrité d’un point de vue non matériel paraît alors trop large. À la fois trop restreint et trop large, le concept d’intégrité se révèle insuffisant. Force est alors d’élargir le cadre de réflexion pour la technicisation du cerveau. D’autant que de nouvelles préoccupations sont récemment apparues, telles que la protection d’une liberté cognitive et de la continuité psychologique ou le respect d’une vie privée neuronale. Sur un plan juridique a ainsi été débattue l’hypothèse d’un protocole additionnel à la convention d’Oviedo 2 qui porterait ces nouveaux principes. Cette hypothèse n’a finalement pas été retenue au motif qu’il est préférable de ne pas démultiplier les droits mais de mieux appliquer les droits existants. Un appel public à une régulation internationale a également été publié en novembre 2017 3, signé par des industriels et des chercheurs, à l’image de ce qui se passe – avec plus ou moins de succès – dans le domaine de l’édition du génome.

La question de la réversibilité des actions sur le cerveau. La réversibilité s’examine à la lumière de la plasticité cérébrale ; le cerveau se transforme en permanence, remodèle à chaque instant ses connexions sous l’effet de l’environnement et de ses propres expériences. Du fait de cette plasticité cérébrale, toute action sur le cerveau est à la fois réversible et irréversible. Elle est irréversible car chaque expérience a un impact sur le fonctionnement cérébral. Elle est réversible exactement pour la même raison : l’expérience suivante bouleversera encore la donne. Il faudra alors réfléchir à la façon d’articuler cette notion de plasticité cérébrale avec celle de « continuité psychologique », défendue par certains comme un nouveau droit.

L’authenticité des individus serait, pour certains, menacée par l’usage des neurotechnologies. Le recours à un moyen technique d’amélioration cérébrale ferait perdre à un individu les caractères authentiques qui composent son identité. L’authenticité peut se comprendre de deux manières : d’une part, par rapport à des valeurs de départ pour la construction de soi, dans l’idée d’une conformité aux origines ; d’autre part, par rapport à un paraître qui ne refléterait pas la « vérité ». Une gêne survient alors si un individu ressent un écart entre certains aspects de son identité. Dans la réflexion éthique, c’est la perception par les individus de cette authenticité qui est importante. Une enquête de 2008 a démontré que les individus ressentaient davantage de réticences pour l’amélioration de traits qui leur apparaissent comme fondamentaux pour leur identité (diminution de l’anxiété ou de l’émotivité) que pour des traits considérés comme moins fondamentaux (par exemple, la capacité d’attention) 4. Dans le cas de la prise de psychostimulants tel

2. Sur la convention d’Oviedo, consulter Conseil de l’Europe, « La Convention d’Oviedo : protection des droits humains dans le domaine biomédical », coe.int

(www.coe.int/fr/web/bioethics/oviedo-convention).

3. « Four ethical priorities for neurotechnologies and AI », nature.com, 8 novembre 2017 (https://www.nature. com/news/four-ethical-priorities-for-neurotechnologies-and-ai-1.22960).

4. Voir Jason Riis, Joseph P. Simmons et Geoffrey P. Goodwin, « Preferences for Enhancement Pharmaceuticals: The Reluctance to Enhance Fundamental Traits », Journal of Consumer

Research, vol. 35, n° 3, octobre 2008, p. 495-508 (https://repository.upenn.edu/cgi/viewcontent.

que la Ritaline, une autre étude 5, a démontré que la compréhension morale par les enfants de leur authenticité n’est pas fortement affectée par la prise du médicament. Et, si elle l’est, c’est dans un sens plutôt positif, qui concerne davantage les nouvelles possibilités de maîtrise de soi.

L’action automatique du moyen. L’automaticité du moyen pose problème lorsque la pilule, par son action chimique, ou l’implant, par son action électronique, se passe de l’individu, de son intention et/ou de son raisonnement. L’expérience devient seulement biologique, à l’exclusion de toute expérience personnelle volontaire ou d’un quelconque recours à la raison. En 2003, aux États-Unis, les auteurs du rapport Beyond Therapy ont avancé l’argument que le sens de l’effort et le sens des responsabilités se diluaient dans l’action automatique de la molécule chimique de la Ritaline 6. On trouve la même idée chez le philosophe Michael Sandel lorsqu’il observe que, devant les performances d’un sportif, on ne sait plus très bien s’il faut féliciter l’athlète ou son pharmacien. En définitive, le problème est de déterminer si le pouvoir du moyen s’exerce ou non au détriment du pouvoir de la personne sur elle-même.

L’espace de contestation. La persistance d’un espace de contestation se matérialise par la possibilité d’exprimer ou non une opposition, de contester, voire au minimum de discuter des choix possibles. Cette expression symbolique des pensées et des opinions, le partage des pensées avec d’autres personnes constituent justement l’un des aspects, peut-être le plus significatif, de la spécificité humaine. Dans les années 2000, une controverse à propos des hypothèses de manipulations génétiques avait opposé le philosophe allemand Jürgen Habermas et les philosophes américains, notamment Allen Buchanan et Ronald Dworkin.

La question du point de vue des influences sur les enfants était : quelle est la différence entre des actions classiques, c’est-à-dire certaines pratiques d’éducation, et des manipulations génétiques ? Habermas admettra que le développement d’un « don » ne peut se faire que si les parents reconnaissent ce talent et l’encouragent, et donc « dans ses conséquences, la pratique pédagogique ne se distingue guère d’une pratique eugénique équivalente 7 ». Mais le philosophe insiste sur une différence fondamentale qui subsiste entre les pratiques : un espace de contestation existe et subsiste dans les apprentissages, contrairement aux modifications du patrimoine génétique. Dans le cas du cerveau connecté, l’espace de contestation peut aussi disparaître. Dans l’expression « brain-computer interface », le mot « interface » exprime une action possible de l’homme sur la machine mais aussi de la machine sur l’homme. Dans les dispositifs électroniques cérébraux en closed loop, l’algorithme décide seul de l’opportunité de diffuser un médicament (pour la prévention des crises d’épilepsie, par exemple). D’un côté, le dispositif donne de l’autonomie en soignant des pathologies ou en permettant davantage de vigilance, de mémoire, d’attention, etc. ; de l’autre, il pourrait enlever de l’autonomie en créant de nouvelles vulnérabilités. Avec la disparition de l’espace de contestation

5. Voir Ilina Singh, « Clinical Implications of Ethical Concepts: Moral Self-Understandings in Children Taking Methylphenidate for ADHD », Clinical Child Psychology and Psychiatry, vol. 12, n° 2, avril 2007, p. 167-182. 6. Voir The President’s Council on Bioethics (PCBE), Beyond Therapy. Biotechnology and the Pursuit of Happiness, Council on Bioethics, octobre 2003

(https://biotech.law.lsu.edu/research/pbc/reports/beyondtherapy/beyond_therapy_final_report_pcbe.pdf). 7. Jurgen Habermas, L’Avenir de la nature humaine. Vers un eugénisme libéral ?, Gallimard, 2002, p. 123-124.

56 Fondation pour l’innovation politique

Le soldat augmenté : regards croisés sur l’augmentation des performances du soldat

disparaît aussi, selon Habermas, non seulement la possibilité de contester mais aussi la compréhension de soi-même comme un agent qui peut contester, comme un agent autonome.

En conclusion, avec l’exercice de ces nouveaux pouvoirs, de ces moyens qui agissent automatiquement sur le fonctionnement cérébral d’une personne, le pouvoir de l’homme sur lui-même pourrait tendre à se diluer dans un espace de contestation qui deviendrait incertain. Dans ce nouveau contexte, les arguments qui viennent à l’appui de la discussion éthique convergent vers le principe irréductible de non-instrumentalisation. C’est l’idée kantienne que la personne humaine doit être toujours traitée comme une fin et jamais comme un moyen. Se dégage ainsi le principe de dignité humaine, porteur en France d’une valeur constitutionnelle, et à qui revient le rôle de préserver une certaine idée de l’humanité.