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Nouveaux imaginaires, nouvelles personnifications

On assiste depuis quelques années à une montée en visibilité dans les mondes de la mode, de la publicité, du sport, mais aussi de la production artistique, notamment au cinéma, de figures infirmes augmentées et esthétisées par leur hybridation avec des artefacts techniques. Aimee Mullins, par exemple, top-modèle américaine et amputée des membres inférieurs, ne cesse de souligner dans ses prises de parole publiques l’avantage esthétique et fonctionnel que lui procurent ses nombreuses paires de lames. Elle considère qu’elles l’embellissent d’un halo de beauté supérieur à la condition valide d’une top-modèle normale. Récemment, ce fut au tour de Chiara Bordi, top-modèle italienne et amputée de la jambe gauche, d’être distinguée dans les médias en terminant troisième du concours de Miss Italie 2018. Une telle visibilité et un tel succès médiatique accordés dans le domaine de la mode à une personne infirme eurent été inimaginables au XXe siècle.

Un autre phénomène méconnu, mais significatif d’une transformation des mentalités à l’endroit de la validité corporelle, est la montée en visibilité de la communauté des apotemnophiles (appelés, plus familièrement, « wannabes »). Définie dans les classifications de la psychiatrie comme un trouble identitaire relatif à l’intégrité corporelle, l’apotemnophilie, ou plus communément l’amputisme, procède dans le langage médical d’un désordre neurologique qui pousserait un individu à éprouver un fort désir spécifique de subir l’amputation d’un ou plusieurs membres du corps en bon état. Si le corps médical et la psychologie de l’« homme valide » voient ainsi en général dans le désir de l’amputation volontaire une forme de déviance pathologique par rapport à la normalité du désir humain, les wannabes eux-mêmes ne se perçoivent pas naturellement affectés d’une maladie, avant du moins que la qualification sociale de leur aspiration n’ait été intériorisée sous les traits de la pathologie. En deçà de l’attribution d’une identité de malade, un wannabe s’éprouve phénoménologiquement inaccompli dans un corps normal au sens valido-centré du terme, et habité de la certitude qu’il ne se réalisera pleinement personnellement qu’en se séparant de l’un de ses membres naturels. Ce sentiment (qui peut apparaître tôt dans l’enfance) de n’être pas encore dans sa condition corporelle adéquate se mue souvent en malaise profond, en dépression chronique et en tentative de suicide quand un wannabe ne parvient pas à réaliser son vœu en raison des nombreux obstacles qu’il trouve devant lui, notamment les refus des mondes juridique et médical de rendre légitime aux yeux de la loi et de la santé une telle demande. Face à ces oppositions, les wannabes se sont structurées depuis quelques années en communauté de revendication militante, à l’instar de la formation des premières communautés lesbiennes, gays, bisexuelles, transgenres (LGBT) dans les années 1960, pour exiger que leur aspiration à la différence corporelle soit dépathologisée et reconnue comme l’expression d’un droit à la différence identitaire, non comme le symptôme d’une maladie. Des relais médiatiques, surtout du côté anglo-saxon, se font aujourd’hui le medium de cette revendication qui propose de substituer à une définition psychiatrique de l’amputisme une conception sociale, en définissant l’apotémnophilie non plus en termes négatifs comme un trouble ou une maladie, mais de façon plus neutre comme une transformation de l’identité relative à l’intégrité corporelle, qui peut conduire un individu à exprimer un fort désir spécifique de subir l’amputation d’un ou plusieurs membres du corps en bon état. Parmi les wannabes en quête d’une identité corporelle transvalide (transabled), nombre d’entre eux, comme Chloé Jennings-White, dont les médias ont beaucoup parlé depuis 2013 1, trouvent dans les technologies d’assistance et les prothèses des complétifs artificiels qui ne contreviennent pas avec leur désir d’identité corporelle altérée.

Il est intéressant de remarquer que la revendication portée par les communautés wannabes de la dépathologisation du désir de perdre un ou plusieurs membres de son corps, associée à la possibilité de joindre à cette altération identitaire des dispositifs techniques d’assistance ou des prothèses, fait sens du point de vue du discours transhumaniste. Qu’ils adhèrent ou non au courant transhumaniste,

1. Voir Ulla Kloster, « I live like a disabled person even though I’m physically healthy… », dailymail.co.uk, 17 juillet 2013

(www.dailymail.co.uk/news/article-2366260/Body-Integrity-Identity-Disorder-Chloe-Jennings-White-58-disown-legs.html), ou encore Jeanne Tilly, « Elle veut devenir paraplégique alors qu’elle est en très bonne santé ! », letribunaldunet.fr, 10 mai 2018

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les wannabes partagent en effet avec ses sympathisants la conviction que, contrairement aux apparences immédiates, leur condition biologique qualifiée de « valide », « naturelle » ou « normale » n’est qu’une condition temporaire amenée à devoir être dépassée car, finalement, foncièrement inconfortable et inaccomplie. Sans préjuger des interactions, sans doute réduites, entre wannabes et transhumanistes, ces derniers militent eux aussi pour la reconnaissance du droit de tout être humain à la « liberté morphologique », c’est-à-dire à la possibilité pour tout sujet de modifier ses caractéristiques corporelles selon son désir personnel. Zoltan Istvan, transhumaniste et fondateur du parti transhumaniste américain qui concouru lors des précédentes présidentielles américaines, voit même un avenir proche où la liberté revendiquée par les wannabes de pouvoir renoncer à leurs membres naturels pourra s’exercer par tout un chacun sous l’effet des progrès technologiques dans le domaine des prothèses : « Certains amputés ont déjà des bras robotisés contrôlés par la pensée, qui leur permettent de saisir un verre d’eau avec une précision impressionnante. Dans 15 ou 20 ans, ces bras bioniques seront certainement plus efficients que des bras biologiques, et les gens pourront décider librement de remplacer leurs membres naturels par des prothèses 2. »

Les champs académiques et industriels n’échappent pas non plus à l’apparition de figures médiatiques qui personnifient les transformations des représentations sociales auxquelles nous assistons depuis quelques années. Kevin Warwick et Hugh Herr, pour ne citer que deux d’entre elles, font couramment la une des grands magazines pour leur apparence d’hommes hybrides et pour leurs projets de recherche hype.

Kevin Warwick est un transhumaniste en acte. Professeur de cybernétique à l’université de Coventry, en Angleterre, il est non seulement connu pour ses travaux sur les interfaces cerveau-machine mais aussi pour sa pratique de l’auto-expérimentation. En 2002, il s’est ainsi fait implanter des électrodes dans le bras, connectées à son système nerveux central, qui lui permirent par la pensée de commander via Internet une main bionique située à l’université de Columbia, aux États-Unis. Parmi ses autres travaux marquants, Warwick a également travaillé ces dernières années sur la mise en culture de neurones humains sur une base de silicium associée à un robot miniature. L’hybridation du robot et des cellules nerveuses humaines s’est révélée prometteuse, ces dernières prenant en commande leur support machinique et apprenant à l’orienter pour éviter les parois d’un environnement confiné. La fusion de la chair et du silicium, de sa propre chair et des machines, tel est le rêve poursuivi par Kevin Warwick, qui voit dans l’homme cyborg l’avenir de l’humanité.

Hugh Herr, quant à lui, est biophysicien et directeur de recherche au Massachusetts Institute of Technology (MIT), Par ailleurs prodige de l’escalade, Herr doit sa notoriété à ses prothèses bioniques. À l’âge de 8 ans déjà, les faces escarpées du mont Temple (3 544 mètres), dans les Rocheuses canadiennes, n’avaient plus de secret pour lui. À 16 ans, le milieu de l’alpinisme voit en lui l’un des meilleurs grimpeurs des États-Unis. Mais alors qu’il n’a encore que 17 ans, un drame se produit qui va changer le cours sa vie. Alors qu’il est en pleine ascension du mont

2. Zoltan Istvan, « Future Transhumanist Tech May Soon Change The Definition Of Disability », techcrunch.com, 14 septembre 2015 (https://techcrunch.com/2015/09/14/future-transhumanist-tech-may-soon-changethe- definition-of-disability/).

Washington, dans le New Hampshire, Hugh se retrouve piégé pendant deux jours en plein blizzard à – 29 °C dans une crevasse. Une opération de sauvetage lui sauvera la vie de justesse, mais ses deux jambes doivent être amputées en dessous du genou. L’avis du corps médical est sans appel : Hugh Herr ne pourra plus jamais exercer sa passion. Mais c’était sans compter la rage de vivre du jeune Hugh… Quelques mois plus tard, muni de prothèses en titane qu’il a lui-même réalisées, il franchit des pans de falaise qu’il n’était jamais parvenu à franchir jusqu’ici. Cette expérience conduit Herr à voir dans le handicap non pas la déficience d’une personne, mais seulement une technologie défaillante… Aujourd’hui, Hugh Herr se présente volontiers comme l’une de ces figures marquantes d’une transformation de l’humain passant par sa fusion avec les machines.

Dans un tout autre domaine que celui de la prothèse et de l’homme cyborg, il faut encore mentionner l’impact médiatique qu’ont rencontré ces derniers mois les travaux de He Jiankui, autre personnification marquante des transformations contemporaines. Ce chercheur chinois en biologie génétique représente à lui seul, dans son domaine, une aspiration à l’amélioration de l’humain qui plane dans de nombreuses recherches de la discipline. Le 26 novembre 2018, Jiankui choisit, à la plus grande surprise et dans l’indignation de la communauté scientifique mondiale, de poster une vidéo YouTube 3 pour annoncer un résultat scientifique qu’il présente comme fantastique : une découverte majeure dans le domaine de la lutte contre l’expansion du virus du sida au sein de l’espèce humaine. Dans son message, le chercheur chinois prétend être parvenu, avec l’accord des géniteurs, à modifier le génome de deux embryons humains pour les rendre insensibles au VIH, avant de les introduire dans l’utérus de leur mère. Nous sommes bien là dans un projet de prévention et d’amélioration de l’humain, puisqu’il s’agit de rendre a priori des humains invulnérables au VIH et de permettre, en agissant au niveau des cellules germinales, que cette modification se répande au sein de l’espèce humaine. La nouvelle fit le tour du monde, mais sans que personne soit capable d’en vérifier l’authenticité. S’il affirmait en effet que les résultats de son travail d’édition génomique étaient concluants et que l’opération ne serait porteuse d’aucun effet secondaire négatif pour la santé des futurs enfants ainsi « améliorés », He Jiankui n’a pas communiqué à la communauté scientifique ses données de recherche, son protocole et les preuves de ses résultats, et a agi dans la plus stricte confidentialité (à l’insu même de son université d’accueil). Suite à cette annonce, une enquête a été diligentée par l’État chinois pour évaluer le degré de véracité des affirmations de Jiankui. À ce stade, les conclusions de cette enquête sont insatisfaisantes : si l’enquête affirme que les enfants ayant subi l’opération du chercheur chinois existent bien et ont été identifiés, il est impossible de savoir aujourd’hui si le contenu de l’annonce de Jiankui est véridique. La communauté scientifique est par ailleurs extrêmement sceptique concernant l’absence revendiquée de conséquences négatives pour la vie future de ces enfants. Suite à cette affaire, He Jiankui est aujourd’hui assigné en résidence surveillée. Son université l’a désavoué et l’État chinois, face au tollé de la communauté internationale qu’a généré l’annonce de Jiankui en bravant l’interdit bioéthique de la manipulation du patrimoine génétique de l’espèce humaine, a annoncé qu’une sanction exemplaire lui serait

3. Voir « About Lulu and Nana: Twin Girls Born Healthy After Gene Surgery As Single-Cell Embryos », YouTube, 25 novembre 2018

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Le soldat augmenté : regards croisés sur l’augmentation des performances du soldat

infligée, attitude politiquement diplomate de la Chine sur la scène internationale qui n’empêche pas, par ailleurs, qu’on puisse continuer de s’interroger sur son exemplarité en matière d’éthique, en particulier de bioéthique.