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l’anthropotechnie comme politique de puissance

L’anthropotechnie représente un bouleversement scientifique et technologique d’une importance historique. La recherche en ce domaine est aussi une grande bataille entre des puissances, et les progrès obéissent à une géopolitique. L’anthropotechnie est dominée par quelques pays, les États-Unis et la Chine en particulier. Or on fera ici l’hypothèse qu’il n’y a pas d’égalité des États devant cet enjeu, notamment en raison de différences qui tiennent à leur forme d’organisation politique. Comparer les États-Unis et la Chine permet de résumer parfaitement cette dichotomie. Un État libéral, les États-Unis, et un État illibéral ou autoritaire, la Chine, ne répondent pas aux mêmes contraintes. Au fond, ces deux États et les sociétés qu’ils gouvernent peuvent également répondre favorablement à la demande d’augmentation physique ou cognitive, à la demande de confort et de progrès portés par ces innovations anthropotechnique, simplement en laissant faire, c’est-à-dire en accompagnant la

5. Allen Buchanan, Daniel Brock, Norman Daniels, Dan Wikler, From Chance to Choice: Genetics and Justice, Cambridge University Press, 2009 pour la neuvième édition.

demande sociale. On peut imaginer que dans les deux pays et sous les deux types de régime, cette demande poursuivra son développement et qu’il n’y aura pas, sur ce point, une grande différence entre une forme d’organisation et une autre. C’est pour le moins ce que l’on observe aujourd’hui. Peut-être en ira-t-il autrement demain. Cependant, en ce qui regarde la question plus spécifique du soldat augmenté, il peut y avoir une différence, et même une différence d’importance. Face à cet enjeu, il me semble que la politique de l’État libéral est soumise à une triple contrainte, dont une seule est partagée par l’État illibéral.

La première contrainte est celle de la justification publique : l’État libéral doit être en mesure, sans cesse, de justifier ses décisions, ses actes. La deuxième contrainte est celle de la reddition ultime des comptes : au terme de son droit de décider, de son mandat, tout gouvernant doit nécessairement rendre le pouvoir et aussi rendre des comptes. Ces deux limites caractérisent le pouvoir libéral ou de type démocratique. La troisième limite au pouvoir de l’État libéral est l’impossibilité de croître davantage en raison d’obstacles rencontrés et sur lesquels bute sa puissance. Cette limite tient au fait que nulle puissance humaine n’est infinie. Elle ne caractérise donc pas l’État libéral. Au fond, quel que soit l’État ou la forme qu’il peut prendre, il se trouve un moment où il ne parvient pas à réaliser ce qu’il a entrepris parce que sa capacité n’est pas suffisante. Mais ceci ne caractérise pas la puissance de l’État libéral mais la puissance de tout État en tant qu’il n’est qu’une institution humaine, historiquement vouée à péricliter et à disparaître. L’État autoritaire, au fond, n’est principalement soumis qu’à cette seule limite, irréductible, la limite de ses capacités, la limite que représente la résistance de l’obstacle qu’il rencontre et dont il ne parvient pas à venir à bout, la limite que porte inévitablement la certitude d’un déclin dans l’histoire. Pour le reste, les contraintes de justification, de reddition des comptes, lui sont épargnées. L’État autoritaire, par nature, s’est émancipé jusqu’à l’obligation institutionnelle de rendre le pouvoir et de le remettre en jeu, le pouvoir à vie y est possible.

Ce cadre de contraintes faibles donne une situation radicalement différente lorsqu’il s’agit d’interroger, de réfléchir et de débattre à propos d’enjeux tels celui du soldat augmenté. Je dirais que le soldat augmenté ouvre des interrogations éthiques, celles qui nous intéressent aujourd’hui, auxquelles les systèmes politiques seront inégalement sensibles. Le débat public et général, à ce sujet, n’existera de manière obligatoire et récurrente que dans le cadre politique d’un État libéral. Or l’hypothèse du soldat augmenté se fonde sur des bénéfices invisibles ou peu visibles par les sociétés gouvernées, en particulier dans les États libéraux, encore profondément dominés par une mentalité irénique. On peut s’interroger sur la capacité des sociétés libérales sinon de comprendre du moins d’approuver les projets de soldat augmenté. Le débat pourrait être plus fortement influencé par les aspects négatifs potentiellement possibles : la santé du soldat, l’irréversibilité des effets, la dimension sacrificielle, y compris les conséquences possiblement destructrices sur l’ennemi, le coût financier que pourrait représenter un tel investissement, etc.

Les sociétés libérales, de culture irénique, auront de plus grandes difficultés à regarder comme utile l’investissement de moyens financiers importants dans la sphère de la défense, et cela même s’il y a des raisons de considérer qu’à nouveau nous assistons à une montée des périls, comme dans le contexte actuel. La perception du risque peut ne pas suffire ou bien libérer trop tard les mécanismes du consentement collectif. Ou bien, au contraire, c’est la perspective du soldat

124 Fondation pour l’innovation politique

Le soldat augmenté : regards croisés sur l’augmentation des performances du soldat

augmenté qui favorisera le consentement à une politique de puissance, non plus à travers l’augmentation des capacités humaines mais plutôt par le truchement de la robotisation. L’automatisation des armes et du combat serait ainsi à l’armée de métier ce que l’armée de métier fut à la conscription. Peut-être ainsi pourraient être réduites certaines incompréhensions ou résistances de la société civile face un État libéral occupé à préserver ou à augmenter sa puissance.

L’autre option, plus crédible aujourd’hui, est que l’avènement du soldat augmenté annonce un affaiblissement du monde libéral par la difficulté qu’auront ces États à prendre des décisions sur des enjeux d’une gravité extrême et qui feront l’objet de controverses incomparablement plus vives que dans des sociétés autoritaires. Il est dans la nature de l’autoritarisme d’atteindre plus rapidement des progrès significatifs et, conséquemment, une puissance plus grande si le pouvoir de type tyrannique inclut également une politique de leadership dans le domaine des sciences et des techniques, en un régime que l’on pourrait assimiler à une sorte de despotisme savant.

I S B N : 9 7 8 2 3 6 4 0 8 1 7 6 5