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La neuro-ingénierie comme remise en perspective

Depuis le début des années 2000, l’augmentation est remise en perspective avec la neuro-ingénierie qui vise à créer des dispositifs ayant pour objectif la manipulation du cerveau pour améliorer les conditions de vie des personnes atteintes de déficiences motrices, sensorielles ou psycho-cognitives, et améliorer les capacités des autres.

En 2014, lors de la Coupe du monde de football au Brésil, un jeune homme paraplégique muni d’une neuroprothèse couplée à un exosquelette a ouvert la compétition. Cette interface cerveau-machine (ICM) ou interface neurale directe non invasive, c’est-à-dire externe, munie de trente-trois électrodes, a isolé la signature neuronale correspondant à l’intention de donner un coup de pied dans un ballon. Transcodé, le signal a ensuite été communiqué à l’exosquelette qui enserrait le corps du jeune homme et qui a accompagné, de l’extérieur, le coup de pied. C’est le docteur brésilien Miguel Nicolelis, de l’université de Duke, qui est à l’origine de ce prodige et qui non seulement a optimisé la technique d’enregistrement de l’activité neuronale, son décodage et l’extraction de l’information, mais aussi réussi à introduire des informations dans le cerveau humain telle la sensation du toucher par un bras robotisé grâce à une stimulation électrique et même posé les premiers jalons d’une communication rudimentaire entre deux rats consistant à extraire et à envoyer des informations entre les deux sujets via des électrodes posées sur le cerveau afin de presser un levier 13. La même année, des communications de cerveau à cerveau entre un homme et un rat, puis entre deux hommes ont pu être réalisées quasi simultanément à la Harvard Medical School (Boston) 14 et à l’université de Washington (Seattle). Combinant plusieurs technologies, l’expérience consistait, dans les deux cas, à extraire une information d’un sujet A par le biais d’un casque EEG non invasif, à la relayer par Internet et à la restituer vers un sujet B grâce à une stimulation magnétique transcrânienne (SMT) 15.

Les ICM peuvent permettre à des personnes paralysées, para ou tétraplégiques de pallier des fonctions motrices défaillantes, leur donnant ainsi la possibilité d’animer une prothèse de bras, de jambes, un fauteuil roulant, mais aussi de communiquer

12. Julian Savulescu et Ingmar Persson, « Moral enhancement, freedom, and the god machine », Monist, vol. 95, n° 3, 1er juillet 2012, p. 399-421.

13. Voir Dorian Neerdael, Une puce dans la tête. Les interfaces cerveau-machine qui augmentent l’humain

pour dépasser ses limites, Ffyp Éditions, 2014 ; Miguel Nicolelis, Beyond Boundaries. The New Neurosciences of Connecting Brains to Machines –and How It Will Change Our Lives, St. Martin’s Griffin, rééd. 2012, p. 120.

14. Voir Carles Grau, Romuald Ginhoux, Alejandro Riera et al., « Conscious brain-to-brain communication in humans using non-invasive technologies », PloS One (revue en ligne), 19 août, 2014 (https://journals.plos.org/ plosone/article?id=10.1371/journal.pone.0105225).

15. Voir Rajesh P.N. Rao, Andrea Stocco, Matthew Bryan et al., « A direct brain-to-brain interface in humans »,

PloS One (revue en ligne), 5 novembre 2014 (https://journals.plos.org/plosone/article?id=10.1371/journal.

30 Fondation pour l’innovation politique

Le soldat augmenté : regards croisés sur l’augmentation des performances du soldat

un message par la pensée en concentrant leur attention sur un curseur présent sur un écran alors que la personne, victime d’un syndrome d’enfermement, est incapable de parler.

Les ICM ne soignent pas et, a fortiori, ne guérissent pas, ce qui rend poreux le rapport entre le thérapeutique et l’augmentation. Pour le sujet en bonne santé, elles permettront de contrôler à distance des dispositifs exosomatiques : un membre surnuméraire, un robot, un avatar 16. À cet égard, il est frappant de constater la plasticité du cerveau et sa capacité à incorporer un objet technique exogène 17. D’autres dispositifs, dits cerveau-machine-cerveau, composés d’un simple casque à électrodes (EEG) couplé à une tablette ou à un smartphone, permettent non seulement d’enregistrer l’activité cérébrale mais aussi d’en donner une visualisation. Ils offrent également la possibilité de prendre le contrôle, en temps réel, de l’activité cérébrale et de la modifier par l’entraînement (neurofeedback). L’approche ludique et le bien-être mental sont mis en avant. Répondant à tous les maux, ces dispositifs seraient efficaces pour la motivation, la concentration ou le stress, pour réduire l’anxiété ou reprendre le contrôle de soi 18.

À court terme, les ICM laissent miroiter rien de moins que le fantasme de la « lecture » mais aussi du contrôle (manipulation) de l’esprit, l’articulation de l’humain et de la machine, l’extension du corps et même de l’esprit 19.

La neuro-ingénierie développe également des stimulateurs cérébraux. Ainsi, la simulation cérébrale profonde (SCP) consiste à implanter une électrode à l’endroit à stimuler ou à inhiber électriquement en vue de résoudre les mouvements anormaux pour les patients atteints de la maladie de Parkinson, des contractions musculaires involontaires (dystonies), mais aussi l’épilepsie, les douleurs chroniques, les dépressions, les troubles obsessionnels compulsifs (TOC) et bientôt les addictions, l’agressivité, les pertes de mémoire, etc. 20 Il s’agit d’une méthode invasive et agressive, et les risques encourus par le patient sont l’infection, l’épilepsie ou l’accident vasculaire-cérébral 21. Au-delà du spectre médical grandissant, la SCP pourrait s’appliquer, a minima, à des fins de neuro-amélioration pour la mémoire et l’apprentissage 22.

À côté de la SCP, il existe trois types de stimulations non invasives. Tout d’abord, la stimulation magnétique transcrânienne (SMT), qui fonctionne grâce à un aimant, est efficace pour les troubles de l’humeur, la schizophrénie et même les troubles cognitifs associés à la maladie d’Alzheimer. Du point de vue anthropotechnique, elle permettrait d’améliorer les performances cognitives telles que la fluence verbale, la mémoire de travail ou l’attention. Cependant, le matériel est cher et encombrant 23. La stimulation transcrânienne à courant continu (transcranial direct current

16. Voir Miguel Nicolelis, « Are we at risk of becoming biological digital machines? », Human Nature Behavior, vol. 1, n° 1, p. 1-2, 10 janvier 2017.

17. Voir Dorian Neerdael, op. cit., p. 84.

18. Sur ce thème, lire Ridha Loukil, « Maîtriser son stress grâce à un casque qui mesure l’activité cérébrale relié à un smartphone », usine-digitale.fr, 15 mars 2013 (www.usine-digitale.fr/editorial/maitriser-son-stress-grace-a-un-casque-qui-mesure-l-activite-cerebrale-relie-a-un-smartphone.N193369).

19. Voir Andy Clark et David J. Chalmers, « The extended mind », Analysis, vol. 58, n° 1, janvier 1998, p. 7-19 (www.alice.id.tue.nl/references/clark-chalmers-1998.pdf).

20. Voir CCNE, op. cit., p. 9.

21. Catherine Vidal, Nos cerveaux resteront-ils humains ?, Le Pommier, 2019, p. 47.

22. Voir « Les grandes avancées – La stimulation cérébrale profonde : une petite révolution » (entretien avec Pierre Pollak), inserm.fr, avril 2014 (https://histoire.inserm.fr/de-l-inh-a-l-inserm/50-ans-de-l-inserm/les-grandes-avancees/la-stimulation-cerebrale-profonde-une-petite-revolution).

stimulation, tDCS) aurait, quant à elle, un impact dans le domaine des troubles psychiatriques neurodégénératifs, la dépression ou les addictions 24. Depuis quelques années, des dispositifs accessibles au grand public se multiplient sans contrôle. Ils seraient efficaces pour la motivation, le sommeil, le moral, l’intelligence, etc. 25

Enfin, une nouvelle technique baptisée « neuromodulation par ultrasons focalisés » est en cours d’expérimentation 26. Agir sur l’activité électrique du cerveau n’est pas anodin, un risque d’emballement des neurones peut conduire à la surexcitation de ceux-ci et à leur destruction 27.

Conclusion

L’augmentation physique et psycho-cognitive consiste historiquement à prendre le contrôle du corps ou de l’esprit par le biais d’un vecteur chimique – une hormone ou un neurotransmetteur –, afin d’optimiser l’existant. Des substances initialement destinées à une utilisation médicale ou thérapeutique sont donc détournées de leur usage premier. Cette approche, plus ou moins encouragée socialement, peut produire des désordres organiques sévères pour le sujet, des addictions et une modification du rapport à soi. C’est l’envers de l’« augmentation », une mise en garde.

Ce qui est frappant, c’est la discontinuité offerte par la neuro-ingénierie. Explicitement portée sur l’amélioration, elle est perçue comme une extension du corps et de l’esprit. Assistons-nous à une autonomisation de l’anthropotechnique ? Enracinée dans le paradigme cybernétique, l’information fait plan entre l’organique et le machinique 28. Réduit à la lecture de son cerveau, l’humain apparaît comme une machine, ouvrant la voie aux fantasmes trans/posthumanistes les plus fous. Fétichisme technologique ?

Ce faisant, nous sommes passés subrepticement d’une augmentation qui repousse les limites de l’existant à l’idée de s’en affranchir. Mais il faut relativiser : l’augmentation physique et l’amélioration psycho-cognitive sont certes troublantes, mais elles sont encore limitées. Comment envisager l’avenir ? Bien qu’il soit impossible d’évaluer le rythme de l’innovation technologique, les combinaisons qui vont émerger ou leurs impacts, nous sommes à l’orée de ruptures anthropologiques qui vont produire des glissements normatifs. En effet, contrairement aux formes présentes de la pharmacologie et de la neuro-ingénierie, déconnectées l’une de l’autre et encore expérimentales, de nouvelles approches, combinatoires pourraient cette fois se potentialiser 29. Dans le cas spécifique du soldat, comment encadrer l’augmentation ? Trouver la juste mesure ? Les armées et le politique doivent s’emparer de ce questionnement avec le soutien du Service de santé des armées (SSA) afin de sensibiliser les acteurs de la décision, leur donner la lucidité nécessaire.

24. Ibid., p. 49.

25. Voir « Neuro-amélioration : un neurologue alerte sur les risques de détournement de produits de santé », sfmu.org, 9 novembre 2018 (www.sfmu.org/fr/actualites/actualites-de-l-urgences/neuro-amelioration-un-neurologue-alerte-sur-les-risques-de-detournement-de-produits-de-sante/new_id/61428).

26. Jan Kubanek, « Neuromodulation with transcranial focused ultrasound », Neurosurgical Focus, vol. 44. n° 2, février 2018, p. E14 (https://thejns.org/focus/view/journals/neurosurg-focus/44/2/article-pE14. xml?tab_body=fullText).

27. Catherine Vidal, op.cit., p. 56.

28. Voir Céline Lafontaine, L’Empire cybernétique. Des machines à penser à la pensée machine, Seuil, 2004. 29. Voir W. Brian Arthur, The Nature of Technology. What It Is and How It Evolves, Penguin 2009.

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RÉCEPTION SOCIALE DU TRANSHUMANISME