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La reconnaissance professionnelle

Dans le document Le sentiment identitaire professionnel (Page 89-94)

Chapitre 2 : Les enjeux de la professionnalité

3. La reconnaissance professionnelle

Le concept de reconnaissance remonte à l'Antiquité où Aristote définit anagnôrisis comme l'opération cognitive par laquelle on identifie un objet ou une personne quelconque. Ce concept est introduit dans la philosophie allemande par Hegel (1770-1831) comme le processus de lutte par lequel un individu cherche à être reconnu. L'école de Francfort et sa théorie critique permet ainsi à l'idéalisme de poser la reconnaissance comme permettant la construction du sujet et l'idée que le désir de chacun d'être reconnu fonde la société.

Honneth (2000, 2006) place le concept de reconnaissance au centre des relations humaines et le considère comme un concept d'analyse des structures sociales. L'évolution contemporaine le déplace ainsi au-delà de la sphère privée, vers les trois sphères privée, publique et sociale de la reconnaissance. Le succès du concept est dû à la mutation de la société. Considérant la reconnaissance professionnelle comme un fondement de la construction identitaire, Dubar propose l'idée suivante :

Le terme construction se distingue de celui de transmission dans la mesure où il ne suffit plus d'imiter les anciens ou de répéter ce qu'ils transmettent pour parvenir à la reconnaissance […]. Construire une identité professionnelle, éléments des identités personnelles, c'est continuellement s'engager dans des négociations complexes avec les autres et avec soi-même pour se faire reconnaître (Dubar, 2002, p.132).

D'autres approches se sont centrées sur le sujet dans sa singularité jusqu’à proposer, dans une approche éthique de philosophie morale, un parcours de la reconnaissance (Ricœur, 2004). Cette vision phénoménologique de la reconnaissance rétablit l’acteur en situation de pouvoir d’agir, de capacité à répondre et d’autoréflexion sur son agir. La reconnaissance de soi par soi porte en elle une dimension éthique en lien avec la conception même du travail, qui nous vient d’Aristote. Elle porte en elle la poursuite d’une vie bonne qui nécessite chez le sujet la mobilisation de délibération sur soi et de réflexion sur son agir et sa décision d’agir. Le sujet est alors « un sujet capable de parler, d’agir, de s’imputer une responsabilité et de faillir » (Ricœur, 1995, p.30). Des étapes permettent au sujet de se reconnaître et de devenir un sujet responsable à partir d'actes d'identification, d'attestation et d'imputation. La responsabilité du sujet découle du parcours de la reconnaissance dont les étapes et leurs visées sont les suivantes (Ricœur, 2004) :

La phase de la reconnaissance-identification permet de connaître pour identifier et distinguer le même de l'autre et le permanent du contingent (susceptible d'être ou de ne pas être, de se produire ou de ne pas se produire) ;

La phase d'attestation conduit le sujet à dire et se reconnaître dans ses capacités à faire et sa croyance en son pouvoir d’agir ;

La phase d'imputation place le sujet dans son rapport à l'altérité et à être reconnu par autrui (intersubjectivité).

Le processus global de la reconnaissance constitue le cœur du processus identitaire (Houot, 2014, p. 278). A partir des expériences vécues, la réflexivité du sujet sur lui-même dans l’agir l’amène à mobiliser ses dynamiques identitaires en lien avec son sentiment de reconnaissance de soi et l’attestation de cette reconnaissance par la capacité de dire « je suis capable ». Reconnaître l’autre correspond à quatre types de processus (Ricœur, 2004), « c’est le situer dans son statut, son environnement, son histoire ; c’est l’accepter tel qu’il est ; c’est le valoriser, car toute personne apporte sa richesse ; c’est lui être reconnaissant pour ce qu’il apporte » (cité par De Ketele, 2013, p.16). La conception du pouvoir d'agir ou de l'homme capable est ici au centre du processus décrit. En référence à Ricœur (2004), la phénoménologie de l'homme capable se présente comme une herméneutique du soi qui s'intéresse à la puissance et à l'acte dans l'agir humain. L'agir humain est alors considéré à travers ses capacités par l'expression ou la forme modale « je peux ». L’énoncé de sa

capabilité34 par le sujet lui-même peut renforcer sa responsabilité. Ainsi sa puissance d’agir et

sa capacité de pouvoir y répondre dans l’action permettent au sujet d’être reconnu.

Notre contexte d'étude nous amène à nous pencher plus précisément sur le concept de reconnaissance professionnelle. Les activités, les relations et les postures professionnelles de l'infirmier, comme celles de tout travailleur, peuvent être analysées au prisme de la reconnaissance professionnelle.

La psychodynamique du travail distingue trois modalités de reconnaissance professionnelle : la reconnaissance du travail réalisé, la reconnaissance du professionnel et la reconnaissance de la valeur de l'engagement du professionnel dans son activité de travail (Houot & Jorro, 2014, p.254).

La reconnaissance professionnelle est un processus en construction. Elle peut être définie comme « un processus global qui intègre une dimension évaluative de l'activité effectivement mise en œuvre, une dimension de valorisation et de légitimation du positionnement de l'acteur au travail » (Jorro, 2007, p.17). Visibles dans les entretiens d'évaluation et d'accompagnement professionnel, ces dimensions, produisant ou non de la reconnaissance professionnelle (Jorro, Pana-Martin, 2012), peuvent servir, selon nous, d’indicateurs de la progression de développement professionnel d'un débutant ou d'un stagiaire.

S'appuyant sur les quatre types de processus de la reconnaissance d'autrui (Ricœur, 2004), la notion de « posture de reconnaissance » (situer, accepter, valoriser, être reconnaissant)

enrichit, sans exclure, la posture de contrôle. Cette dernière vise à vérifier une conformité d'actions ou de postures avec des standards et des normes (Jorro & De Ketele, 2011). De plus, la posture de reconnaissance peut favoriser la professionnalité émergente et permettre le développement de l'identité professionnelle (Ibid., 2011).

Quatre types de logiques de la reconnaissance professionnelle se distinguent, celles du genre, du style, de l'êthos professionnel (Jorro, 2007, 2009, 2011) et celle de la culture professionnelle (Thévenet & Neveu, 2002).

La reconnaissance du genre professionnel (Jorro, 2009, p.26) nécessite en amont une analyse de l'action prescrite ; elle permet de reconnaître l'existence de gestes structurant l'activité et à celle-ci de s'organiser et de se dérouler correctement. Ainsi, dans le cas des enseignants, la mise au jour d'invariants de l'action qui caractérisent le genre professionnel des enseignants guident d'une part les formateurs dans leur évaluation et d'autre part, les stagiaires dans leurs acquisitions et leurs appropriations. L'évaluation repose sur la recherche de conformité entre les gestes et actes professionnels enseignés (normes, standards) et ceux réellement produits par les stagiaires. Il est souvent fait référence à un référentiel métier. Il découle de ce processus d'évaluation une reconnaissance des règles de métiers, partagées par la communauté professionnelle. Pour les débutants, il s'agira d'autant plus de s'approprier les gestes de métier.

La reconnaissance du style professionnel (Ibid., p.26-27) valorise le pouvoir d'agir professionnel du sujet par des stratégies et des tactiques. « Les arts de faire (Certeau, 1981), l'intelligence rusée, la métis à l'œuvre au milieu des épreuves éprouvées et des incidents critiques permettent d'appréhender le style professionnel du praticien » (Ibid., p.26). Les variations de l'activité, des préoccupations des acteurs dans l'action au regard de leurs intentions et les conséquences des changements dans l'activité peuvent se présenter comme des indicateurs concernant la singularité de la pratique professionnelle. Ainsi, la notion de reconnaissance du style professionnel peut éclairer les manières personnelles de faire, de réajuster dans l'action et de rebondir face à des situations imprévues.

La reconnaissance de l'êthos professionnel (Ibid., p.27-28) nécessite une activité de réflexion sur son expérience professionnelle par le sujet. Celui-ci réfléchit globalement à son expérience, aussi bien sur l'exercice du métier, les intentions que les systèmes de valeurs et, par ce processus réflexif, interroge la nature de son engagement et de sa responsabilité. Il s'agit de l'êthos professionnel du praticien qui est capable de revenir sur ses postures et son positionnement en lien avec les valeurs du métier.

La reconnaissance professionnelle concerne les dynamiques identitaires des praticiens (Jorro, 2009, p.27). Il s'agit alors d'interroger leurs propres perceptions de leur place dans le métier, du désir de métier, des épreuves, etc.

La reconnaissance de la culture professionnelle est caractérisée par « une internalisation d'une culture d'établissement, faite d'un attachement pour les normes et les valeurs explicites et implicites du lieu dans lequel s'exerce la profession » (Thévenet & Neveu, 2002, cité par De Ketele, 2013, p.18).

Deux types de postures se dégagent de ces quatre logiques de reconnaissance professionnelle. La posture de contrôle (Jorro, 2009) relève des logiques du genre et de la culture professionnelle. La posture de reconnaissance (De Ketele, 2011) se construit à partir du style et de l'êthos professionnel.

Par ailleurs, De Ketele (2011) propose d'aborder la problématique de la reconnaissance professionnelle dans des dimensions sociales et historiques par les logiques sociales, personnelles, économiques, de standardisation et formatives. Dans le cas des formations professionnalisantes comme celle des infirmiers, la logique formative, à l’intersection des quatre autres logiques, permet de former les professionnels dans le domaine spécifique et d’accompagner le processus de développement professionnel, et aussi celui de reconnaissance professionnelle (Ibid., 2011, p. 36).

Les enjeux de la reconnaissance professionnelle sur la professionnalité émergente et sur la motivation professionnelle sont importants. Les trois modalités suivantes (De Ketele, 2013, p.18) peuvent être une grille de lecture de l’impact de la reconnaissance professionnelle. Il s’agit de :

La reconnaissance institutionnelle (celle attribuée par les personnes mandatées par l'institution) ;

La reconnaissance attribuée par les acteurs (non officiellement mandatées) ; La reconnaissance perçue par le professionnel lui-même.

D'après De Ketele, la reconnaissance perçue par le professionnel lui-même serait la plus importante. Celle-ci serait, dans certains cas, plus influencée par la reconnaissance attribuée par des acteurs non officiellement mandatées que par la reconnaissance institutionnelle, l'inverse s'avère vrai dans d'autres cas. Les écarts entre les trois types de reconnaissance peuvent être réduits si les quatre aspects de la reconnaissance : être connu, accepté, valorisé et reconnu (Ricœur, 2004) sont observés.

La reconnaissance professionnelle peut prendre deux formes, celle de la reconnaissance assignée et celle de la reconnaissance en pointillé (Jorro, 2009). Elles peuvent perturber le processus de développement de la professionnalité émergente.

La reconnaissance assignée situe le praticien dans le désir de l'autre et induit chez lui un sentiment d'enfermement dans ce rôle. Ce type de reconnaissance peut être la conséquence de cultures professionnelles très prescriptives comportant des injonctions d'identité professionnelle.

La reconnaissance en pointillé situe le praticien dans des modes de reconnaissance différents dans des lieux et des moments variés. Elle concerne souvent les professionnels mobiles sur plusieurs secteurs ou les stagiaires.

Jorro parle de brouillage de la professionnalité émergente provoqué par ces deux types de reconnaissance et pouvant entraîner du stress. La conséquence de ce vécu en termes de stress s'exprime par trois types de réaction (Fradin, 2008, cité par Jorro, 2013) : la fuite de l'environnement professionnel, les luttes verbales et/ ou physiques et le recours à l'inhibition. Il est fait référence ici au modèle des États d’Urgence de l’Instinct (EUI) dits de fuite, de lutte et d’inhibition (Fradin, 2008, p.15).

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