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Comment en suis-je arrivé à étudier ce terrain-là ? J’ai commencé à réfléchir à mon sujet de thèse dès mon inscription au programme doctoral d’HEC en 2010 et j’ai continué à le mûrir durant la première année de formation à la recherche et de découverte des champs des sciences de gestion20. Après avoir découvert la sociologie des mouvements sociaux, j’ai contacté Eve Chiapello pour lui demander de devenir ma directrice de thèse sur un sujet orienté vers les questions d’activisme et de critique du management (un de ses champs de recherche, que je connaissais bien pour avoir été étudiant au sein du programme Majeure Alternative Management qu’elle dirigeait à HEC). Nous avons établi ensemble une série de critères pour identifier un groupe susceptible d’être étudié dans le cadre d’une thèse de sciences de gestion et qui conviendrait à chacun d’entre nous :

 le groupe devait être fortement lié aux questions de management, si possible en ciblant directement des organisations

 le groupe devait être actif, afin de donner lieu à du matériel  le groupe devait être relativement accessible, c’est-à-dire que

o les activistes acceptent mon regard et ma présence

20 Pour bien préciser mon parcours, j’ai envisagé de nombreux autres sujets très divers (le suicide au travail, les

conditions de l’épanouissement en entreprise, la sociologie des professeurs de sciences de gestion, l’épistémologie des sciences de gestion). Je remercie ici Floor van der Born, d’une précédente promotion doctorale, qui a attiré mon attention sur les mouvements sociaux et m’a montré qu’il s’agissait d’un champ des sciences des organisations.

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o le groupe soit en région parisienne

 je souhaitais, par curiosité intellectuelle, que le groupe soit orienté vers les questions de « critique artiste », c’est-à-dire l’ensemble des critiques reprochant au capitalisme d’être source d’inauthenticité et de contrôle (Boltanski et Chiapello 1999; Chiapello 2013) ; j’avais le sentiment que ces derniers étaient trop peu explorés par la recherche

Notons que je ne cherchais pas spécifiquement de mouvement féministe, c’est plutôt la forte activité de ce mouvement social qui m’a attiré.

A partir de cela j’ai approché au printemps 2011 différents groupes activistes que je connaissais ou que j’ai découverts.

J’ai rencontré l’art-iviste Claire Dehove21

qui a travaillé notamment à la création d’un contre- open-space, c’est-à-dire un espace de travail dans lequel il est facile de se cacher. Elle et son équipe ont également travaillé en centres d’appel. La dimension critique se situe ici dans une réflexion et une recherche esthétique pour repenser le travail et les lieux de travail. Bien que ce sujet soit séduisant, il m’éloignait des questions d’activisme, au moins au sens traditionnel du terme.

J’ai participé le 26 mai 2011 à une manifestation contre un sommet du G8 qui se déroulait alors à Deauville, dont j’avais appris l’existence par un tract. La manifestation étant interdite, nous avons été interpelés et transportés au commissariat le plus proche pour un contrôle d’identité, ce qui m’a donné le temps de discuter avec les manifestants. J’ai été déçu – peut- être à tort – par la faiblesse du discours des manifestants et je n’ai pas renouvelé l’expérience. J’ai appris par la suite que la manifestation avait surtout pour but de détourner l’attention des services de police alors qu’une autre action plus significative (envahir les locaux d’une agence de notation) avait lieu à proximité ; cette information m’a donné le sentiment d’avoir été manipulé et a renforcé ma décision.

1.1. Recherche du terrain

51 Avant de découvrir La Barbe, ma plus sérieuse piste était celle de l’antipub, c’est-à-dire le mouvement social critiquant la publicité comme vecteur de la société de consommation manipulant à son avantage les symboles et les représentations (voir Klein 2001), notamment les représentations sexistes (Pietrucci, Vientiane et Vincent 2012). C’est un mouvement social d’autant plus captivant qu’il touche à différentes critiques du capitalisme : à la fois l’écologie, la critique sociale et la critique artiste. J’ai d’abord assisté à deux actions du groupe Les Déboulonneurs, qui recouvrent des panneaux publicitaires en ayant prévenu les services de police, pour être arrêtés et ensuite espérer donner lieu à un procès qui leur permette de faire parler de leur cause. Puis, grâce à leur contact, j’ai rencontré un groupe d’activistes anti-pub agissant dans le métro, et détournant les affiches en dessinant dessus afin de pousser à la prise de conscience des usagers du métro. Leur performance, leurs convictions politiques et leurs règles de fonctionnement (sécurité, vocabulaire…) étaient structurées et riches, et mériteraient un travail approfondi. J’ai participé à 8 actions. Bien qu’il s’agisse d’un mouvement social particulièrement attirant, plusieurs obstacles importants se dressaient :

 j’ai progressivement révélé que 1. j’étais doctorant et souhaitais écrire une thèse sur eux et que 2. je venais d’HEC ; j’ai senti que j’aurais du mal à être accepté malgré ma participation active à leurs actions22, d’une part à cause de leurs convictions, d’autre part à cause de la crainte de tout regard extérieur, ayant déjà subi des arrestations dans leurs rangs ;

 les organisations n’étaient pas interpelées directement, leur plus important « adversaire » était la RATP (ou plus exactement sa régie publicitaire) ; les questions de management n’étaient pas du tout abordées, seulement certaines pratiques de publicité ;

 le nombre d’actions restait relativement faible et leur activité instable, oscillant selon la disponibilité de chacun.

Dans le même temps, je me tournais vers le féminisme qui était à ce moment projeté sur le devant de la scène médiatique, suite à l’accusation (14 mai 2011) et au procès pour viol contre l’ancien directeur du Fond Monétaire International Dominique Strauss Kahn. En juin, j’assiste

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La première fois que j’ai rencontré une des figures les plus charismatiques du groupe, il portait un t-shirt représentant un plan en coupe d’un cocktail molotov, avec écrit « Brûlons les écoles de commerce ».

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à une conférence de l’association Osez Le Féminisme dans le cadre de sa campagne pour la revalorisation du plaisir féminin « Osez le Clito » ; à la sortie j’évoque mon projet de thèse avec Caroline de Haas, porte-parole charismatique de l’association et elle me suggère de me rapprocher de La Barbe. Je me suis rendu à une de leurs réunions début juillet 2011, j’y ai été bien accueilli. Eve Chiapello ayant validé mon choix, je me suis lancé dans le travail de terrain.