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1.4. Méthodologie : quand les observés interrogent l’identité de l’observateur

1.4.1. Portée de l’ethnographie

La méthode ethnographique repose sur plusieurs principes. L’ethnographie cherche à capturer le sens que les individus donnent à leurs actions et aux situations qu’ils rencontrent. Epistémologiquement, elle concentre son attention sur tous les outils idéels avec lesquels les individus étudiés expliquent le monde : les croyances, les valeurs, les affects, les cadres théoriques, les modes de pensées, etc. C’est en reconstituant ces outils idéels que l’ethnographe parvient à expliquer le monde et sa cohérence du point de vue de ses observés, et expliquer leurs actions et les justifications qu’ils leur donnent.

Le chercheur en tant qu’individu est l’outil d’analyse de l’ethnographie. Il s’agit pour le chercheur de se placer dans une attitude compréhensive et interprétative, pour saisir l’intimité de celles et ceux qu’il étudie. La socialisation à laquelle le chercheur a été soumis (de par son identité de genre, son orientation sexuelle, sa classe sociale, ses origines ethniques, etc.) influence fortement ses cadres de pensée et les interprétations qu’il donne de son terrain. Indiquer cette socialisation peut ainsi aider le lecteur à mieux saisir les analyses du chercheur. De plus, ce dernier doit à un moment de son travail de se distancer de ses propres cadres de pensée, ce qui exige un travail intérieur important à la fois d’introspection (comprendre ses cadres) et d’autocritique (comprendre comment ces cadres affectent sa manière de voir). Mais, dans le même temps, son analyse ne peut pas être celle du milieu social étudié, il lui faut utiliser la distance avec ce lieu pour construire une analyse et un discours qui permettent de le comprendre et de l’expliquer. Il ne s’agit pas de nier les cadres de pensée des individus étudiés, mais plutôt de prendre ces cadres eux-mêmes comme objet d’analyse, après s’en être imprégné.

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Il y a une tension permanente pour le chercheur ethnographe, à la fois de chercher à comprendre sincèrement et respectueusement les cadres de pensées des individus étudiés, et de produire une analyse qui n’en soit pas prisonnière. Fassin (2008) et Mazouz (2008) utilisent justement le terme d’« inquiétude ethnographique », c’est-à-dire la tension qui existe entre la légitimité des individus étudiés qui connaissent leur situation sociale et la légitimité du chercheur qui possède le recul pour aborder la question de l’extérieur.

Cette tension se retrouve dans les méthodes employées par l’ethnographie, principalement l’observation et les entretiens (Beaud et Weber 2010). L’observation consiste à assister à la vie quotidienne du groupe social étudié, en particulier aux rituels et aux temps forts du groupe. Qu’il y prenne part ou non, le chercheur rend compte de ce qu’il observe, vit et ressent dans ces situations. L’entretien consiste à faire parler les individus étudiés pour comprendre le sens qu’ils donnent à ces événements, c’est le cœur de la démarche. Si parfois les circonstances peuvent exiger d’abandonner une de ces deux méthodes de collecte de données, elles sont profondément complémentaires. Sans entretien, le chercheur risque de plaquer ses représentations et ses cadres de pensée sur les situations rencontrées et de devenir le « touriste » de son terrain. Sans observation, le chercheur risque de rester prisonnier des représentations et cadres de pensées des individus étudiés et peut difficilement émettre un discours critique, ou du moins extérieur. Nous retrouvons la tension entre la nécessité de comprendre son terrain et celle de ne pas être happé dans ses cadres de pensée.

Pour résumer, on peut dire qu’il y a un processus en plusieurs étapes :

1. Le chercheur commence à étudier son terrain. Il a ses propres cadres de pensée.

2. Le chercheur cherche à comprendre les cadres de pensée qui structurent son terrain. Il doit effectuer un travail de mise à distance de ses cadres de pensée initiaux.

1.4. Méthodologie : quand les observés interrogent l’identité de l’observateur

93 3. Le chercheur prend les cadres de pensée de son terrain comme objet d’analyse et doit

donc effectuer un travail de mise à distance des cadres de pensée de son terrain.

Ainsi, le chercheur est lui-même affecté par sa nécessaire immersion dans le milieu étudié, et ses cadres de pensée initiaux sont certainement transformés par cette expérience.

L’ethnographie de Jeanne Favret-Saada (1977) sur la sorcellerie dans le Bocage normand au début des années 1970 décrit comment l’ethnographe ne peut pas rester extérieure à son terrain. Elle y étudie le phénomène de la sorcellerie, dans lequel un individu attribue la répétition et l’accumulation de ses malheurs (et non les malheurs eux-mêmes) à la volonté d’un sorcier, un « voisin jaloux », désigné comme tel sans action nécessaire de sa part. Cet ensorcellement justifie le recours à un désenvoûteur. Un individu ne se dit pas lui-même ensorcelé, un quatrième personnage, l’« annonciateur », lui suggère cette situation. Prendre publiquement la sorcellerie au sérieux, c’est courir le risque d’être ridiculisé, en particulier face à une personne comme l’ethnographe, supposément détentrice du discours scientifique et « rationnel » dominant. Impossible pour l’ethnographe de simplement « poser des questions », sous peine de ne recevoir que des réponses vides de sens (« les anciens y croyaient ») telles qu’elles sont faites à chaque personne extérieure à la sorcellerie. A cela s’ajoute le fait que dans le paradigme de la sorcellerie, les mots ont leur propre pouvoir : impossible de parler de sorcellerie avec quelqu’un dont on ne connait pas l’allégeance dans la guerre entre l’ensorcelé et le supposé sorcier. Pour véritablement comprendre son sujet, l’ethnographe doit être elle- même ensorcelée et chercher ensuite l’aide d’un désenvoûteur, elle doit se laisser prendre pleinement par les cadres de son terrain si elle veut pouvoir le saisir et ne pas rester un extérieur auquel les observés donnent les réponses attendues pour se protéger de son regard. Toute la difficulté pour l’ethnographe réside ensuite dans l’écriture et le rendu de son terrain : ne pouvant faire abstraction de son immersion dans son terrain, elle doit remettre en cause les codes de l’ethnographie habituelle, en particulier le fait de ne pas parler de l’ethnographe lui-

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même, mais de le présenter comme un point de vue neutre et externe. Favret-Saada nous montre l’importance d’acquérir les cadres de pensée de son terrain et de chercher ensuite à s’en distancer.