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Une recherche interdisciplinaire sur la condition des habitants de maison de l’alter-

CHAPITRE 2. Une enquête, trois terrains d’études, une combinaison de méthodes

3) Une recherche interdisciplinaire sur la condition des habitants de maison de l’alter-

3.1.Une thèse en aménagement de l’espace et urbanisme inscrite dans le champ des études urbaines : une démarche avant tout interdisciplinaire De nombreuses approches et disciplines existent et cohabitent concernant les concepts, sujets et méthodes décrits auparavant. Ces champs de recherche ont en effet été investis par l’économie, la géographie, la psychologie, la sociologie, l’urbanisme, les études urbaines, etc. Le champ des

études urbaines ou urban studies est un ensemble de travaux développés dans une perspective

interdisciplinaire qui enquête quant aux « énigmes spatiales de la vie en société » (Devisme et

Breux, 2018). En France, il peine à être reconnu comme autonome au regard de la structuration de la recherche en champs disciplinaires relativement cloisonnés, et à se démarquer de

l’urbanisme comme pratique professionnelle (Bacqué et Gauthier, 2011, p. 41). Le travail

présenté s’inscrit dans la lignée d’une recherche sur un objet d’études commun : l’urbain, la ville (Scherrer, 2010). F. Scherrer explique la tension qui existe entre utilité sociale (de l’urbanisme)

et refus de l’utilitarisme (des études urbaines). Précisons que la sociologie a eu une influence

majeure sur les études urbaines en France comme à l’international (Boisseuil, 2018). Pour ce travail, j’ai donc pioché dans une diversité de disciplines : savoir où puiser et que mobiliser, dans un apprentissage progressif et constant d’outils et de méthodes des SHS, caractérise cette

recherche. L’interdisciplinarité me permet d’articuler lieux, maillage de territoires, maisons,

liens sociaux, pratiques, imaginaires ; en somme, comment les habitants vivent, habitent, pratiquent, perçoivent leurs différents lieux de vie. Notons que nous préférons le terme d’interdisciplinarité à ceux de pluridisciplinarité ou multidisciplinarité, mettant plus en avant

« l'interaction entre les disciplines et la mise en commun de différentes méthodes en vue d’un même

projet » (Dupuy et Benguigui, 2015). De plus, l’approche qualitative choisie me paraît

primordiale : dépasser des analyses uniquement quantifiées tout en sachant s’en servir et les mobiliser quand nécessaire me semble l’un des objectifs à atteindre. Précisons que ce sont surtout les auteurs et concepts étudiés et utilisés qui marquent ce travail situé entre plusieurs disciplines. Je ferai l’inventaire de celles dont je m’inspire, ce sur quoi je m’appuie et étaye mes propos, mobilisant des auteurs clés qui apportent des éclairages variés. Évoquons d’emblée l’une des méthodes sollicitées, qui nous a permis d’éclairer notre positionnement parmi ces différentes disciplines.

3.2.Le caractère ethnographique des enquêtes de terrains, une méthode qui

tente de combattre la division entre sociologie et anthropologie

« L’ethnographie, c’est avant tout une interprétation du réel, un élan vital exprimé. Il importe de convaincre les lecteurs que ce qu’ils lisent est un récit authentique, écrit par une personne personnellement informée sur la façon dont la vie se passe dans un

endroit donné, à un moment donné, au sein d’un groupe donné. » (Geertz, 1996, p. 142)

Si, au début de l’enquête, la principale méthode était celle des entretiens compréhensifs, j’ai petit à petit assumé une position ethnographique, notamment sur le terrain québécois : en effet, entretiens, observations directes, participation observante, descriptions de faits, prises de notes

se côtoyaient. Cette combinaison de méthodes donne lieu à un travail que l’on peut qualifier d’approche ethnographique. Elle a eu lieu sur les différents terrains, puisque je circulais dans différents espaces, temporalités et parmi différents groupes de personnes, et combinais des outils et méthodes (entretiens, observations, prises de note, enregistrements…). Les sociologues

Nicolas Dodier et Isabelle Baszanger expliquent que « le recours à des enquêtes ethnographiques

correspond au souci de satisfaire trois exigences simultanées dans l'étude des activités humaines : recours à l'enquête empirique ; ouverture à ce qui n'est pas codifiable au moment de l'enquête ; accent mis sur l'observation directe, in situ, des activités ancrées dans un terrain. La nécessité de l'enquête empirique résulte de ce que les phénomènes étudiés ne peuvent être découverts par

déduction, ou par réflexion, et supposent donc des observations empiriques » (Dodier et Baszanger,

1997).

Nous pouvons d’ailleurs parler d’ethnographies au pluriel puisqu’il en existe différents types

(combinatoire, narrative, intégrative, multi-intégrative, multisituée, etc.). L’« ethnographie

sociologique » que défendent S. Beaud et F. Weber dans leur Guide de l’enquête de terrain permet

finalement, d’après eux, de « combattre la division entre anthropologie et sociologie » (Beaud et

Weber, 2010 [1997], p. 290). Pour eux, trois conditions doivent être réunies pour conduire une

enquête ethnographique : un degré élevé d’interconnaissance dans le milieu enquêté ; une analyse réflexive de son propre travail d’enquête, d’observation et d’analyse de la part de l’enquêteur ; une enquête de longue durée pour que s’établissent et se maintiennent des relations

personnelles entre enquêteur et enquêtés (Beaud et Weber, 2010 [1997], p. 274). De son côté, le

sociologue Daniel Cefaï définit l’ethnographie comme une démarche d’enquête, « qui s’appuie sur

l’observation prolongée, continue ou fractionnée, de situations, d’organisations ou de

communautés, impliquant des savoir-faire qui comprennent l’accès au(x) terrain(s) […], la prise de

notes la plus dense et la plus précise possible […] et un travail d’analyse qui soit ancré dans cette

expérience du terrain » (Cefaï, 2013). Cette enquête s’inspire donc bien de méthodes

ethnographiques. C’est sur le terrain québécois que l’ethnographie a été la plus poussée. Tout

était noté, enregistré, consigné lors de l’immersion : les observations, les rencontres avec des

chercheurs, les entretiens avec des habitants, les compte-rendu de réunions publiques, etc. L’objectif ici est surtout de montrer comment des méthodes peuvent permettre de clarifier le positionnement épistémologique ; disciplines et méthodes sont en dialogue constant, dans un processus itératif. S’ancrer dans une discipline peut déterminer des méthodes, mais souscrire à une méthode peut éclaircir un ancrage épistémologique : à savoir, ici, l’absence de division totale entre sociologie et anthropologie.

3.3.Des frontières étroites entre sociologie, anthropologie et ethnologie « L’anthropologie sociale et la sociologie sont des disciplines jumelles […] elles ne sont pas pour

autant identiques » (Gagnon, 2016). En effet, elles s’intéressent toutes deux « à la diversité des

formations sociales et à leurs transformations, plus particulièrement à l’articulation entre la subjectivité ou l’expérience individuelle et l’univers social » (Gagnon, 2016). Elles ont aussi des méthodes communes, puisent dans des disciplines avoisinantes et pratiquent entre elles de nombreux échanges. Essayons de se positionner à la frontière entre quelques courants desquels

ce travail de recherche est le plus proche, en rappelant que nous nous situons dans une perspective interdisciplinaire.

Différents courants sociologiques : de l’ethnométhodologie à la sociologie

pragmatique

De multiples courants se côtoient en sociologie, parmi lesquels se situer n’est pas chose aisée : sociologie marxiste, pragmatique, interactionnisme, ethnométhodologie, etc. Néanmoins, la recherche menée paraît se rapprocher de deux courants sociologiques. N. Dodier, dans « Les anthropologies d’un sociologue » explique, grâce à des expériences personnelles, certaines transformations de l’anthropologie et de la sociologie au fil des années (Dodier, 2012a). Ceci contribue à mettre en lumière le fait que de croiser les approches et les regards est utile et nécessaire. Certains concepts de cette recherche semblent en effet se raccorder à la sociologie pragmatique, courant auquel cet auteur appartient. Il lie les niveaux « micro » et « macro », rend justice à la réflexivité des acteurs et échappe au relativisme (Barthe et al., 2013). Cependant, il ne constitue pas l’approche principale de la recherche, où l’effacement entre les divisions de certaines disciplines est défendu. L’ethnométhodologie, autre courant qu’évoque N. Dodier, se

distingue d’autres approches sociologiques. En effet, « avec les approches sociologiques

“classiques”, pas de surprises : on sait déjà ce que l’on va trouver sur le terrain puisque c’est la

théorie préalablement admise qui le dit. L’ethnométhodologie prend le risque de découvrir ce

qu’aucune théorie n’est en mesure de prévoir et que seule l’observation des pratiques peut nous apprendre. Le sociologue se met ainsi en situation de saisir l’inventivité et la créativité dont font

preuve les individus quand ils agissent en commun et d’en faire l’objet même de ses analyses »

(Ogien et Molénat, 2009, p. 114). Là encore, nous retrouvons une conception à laquelle nous

adhérons pour la recherche en cours : l’accent est mis sur l’importance donnée à ce que l’on va

trouver sur le terrain via l’observation de pratiques. L’ethnométhodologie peut être vue comme

« une invitation à analyser les microcomportements de notre quotidien, les habitudes, décisions

routinières, relations avec nos proches » (Molénat, 2009, p. 233).

Brève définition de l’anthropologie : une place centrale pour le terrain Nous nous positionnons aussi dans le courant de l’anthropologie et sa tradition pour le travail de

terrain. D’après l’association française des anthropologues, « la démarche anthropologique prend

comme objet d’investigation des unités sociales de faible ampleur à partir desquelles elle tente d’élaborer une analyse de portée plus générale, appréhendant d’un certain point de vue la totalité

de la société où ces unités s’insèrent »93. De plus, elle précise que « comme les autres disciplines des

sciences sociales, l’anthropologie a pour objet d’appréhender les rapports sociaux ». Elle en donne

plusieurs caractéristiques : « une méthode de production des connaissances fondée sur l’enquête

de terrain ethnologique » précisant que le terrain « consiste à observer et à s’entretenir avec les

personnes composant les groupes sociaux étudiés de manière à comprendre “de l’intérieur” leur

univers matériel, symbolique et imaginaire » ; elle ajoute que « cette opération peut être qualifiée

93Comme souligné par l’association, cette affirmation s’appuie notamment sur les travaux de Mondher Kilani (Introduction à l’anthropologie, 1992, p.33), de Marc Augé (Symbole, fonction, histoire. Les interrogations de

l’anthropologie, 1979, p. 197-198) et Gérard Althabe (Le quotidien en procès », Dialectiques, n° 21, p. 67-77). Cf. http://www.afa.msh-paris.fr/?page_id=32

par le terme de décentrement (produire une connaissance sur la société globale en se plaçant du

point de vue d’un groupe particulier) ou par l’expression de “regard éloigné” selon les mots de

Claude Lévi-Strauss » ; enfin, elle énonce que l’anthropologie sociale est « comparative, dans la

mesure où son corpus de connaissance s’est forgé à travers l’exploration de la diversité des

sociétés ». Dans Introduction à l'ethnologie et à l'anthropologie, Jean Copans explique que la quête

d’altérité et de ses formes identitaires est toujours ce qui motive l'ethnologue et l'anthropologue. De plus, même si les terrains se modifient et les regards s'actualisent, c'est l'enquête qui construit la différence (Copans, 1995, p. 19). Il voit l’anthropologue comme un homme-orchestre, qui doit tout faire parce qu'il est seul sur le terrain, cette solitude étant un état de fait et un choix (Copans, 1995, p. 21). Pour lui, s'il fallait définir l'ethnologie et l'anthropologie, la notion de totalité serait celle qui résumerait le mieux l'état d'esprit de ces disciplines. Au-delà des objets particuliers (la parenté, le rapport à l'environnement naturel, etc.), ce sont bien des totalités signifiantes qui

focalisent l'attention : la culture, la société, le rituel, l'institution. Il évoque Mauss et le « fait total

social » (Copans, 1995, p. 24). Sur certains points, nous nous retrouvons donc bien situés dans le

courant de l’anthropologie sociale, notamment sur le fait de fonder la production de connaissances sur l’enquête de terrain.

Tenter de dépasser les divisions entre sociologie et anthropologie avec

l’ethnographie sociologique

Sur les terrains, ma posture était celle d’une observatrice, d’une exploratrice, même si certaines des caractéristiques énoncées plus haut ne correspondent pas tout à fait à mon travail du fait de l’interdisciplinarité évoquée qui demande de s’inspirer de certains concepts, outils, méthodes. En outre, choisir entre sociologie et anthropologie reviendrait à oublier que les différentes étapes de la recherche sont poreuses, imbriquées ; la souplesse et la plasticité sont nécessaires entre les différents champs. Nous pouvons dire que ce travail de recherche s’inscrit en partie dans un courant socio-ethnologique ou socio-anthropologique, avec une posture socioethnographique, dont l’entretien est la méthode la plus sollicitée. Les approches entre sociologie et anthropologie ont souvent été différentes ; aujourd’hui, certains courants contribuent à réunir certaines de

leurs caractéristiques, comme le fait le courant pragmatique : N. Dodier précise en effet « aux

sociologues les “entretiens” et aux ethnologues l’immersion sur un terrain. Distinction que le

moment pragmatique a contribué à remettre en cause » (Dodier, 2012a, p. 19). L’approche

ethnographique permet aussi de relier le tout et tente de combattre la division entre sociologie et anthropologie. Plus que de résoudre ce débat qui serait vain et qui ne demande pas, loin de là, à être résolu ici, on assumera mobiliser des paradigmes, méthodes, outils, issus de la sociologie et de l’anthropologie sociale. Finalement, plus encore qu’un ancrage disciplinaire, c’est l’enquête en SHS qui importe ici, puisqu’elle consiste à « aller voir » : ceci est possible grâce aux entretiens et observations, que l’on peut retrouver dans diverses disciplines. Il sera donc moins important

de creuser des ancrages disciplinaires que des auteurs et les notions qu’ils traitent, tout en les

3.4.La géographie en filigrane

Des liens existent aussi entre ethnologie et géographie. En effet, comme l’explique Vincent

Debaene, la géographie humaine est l’équivalent français du terme « anthropogéographie »

emprunté à l’allemand. En outre, les deux disciplines prônent le travail de terrain. Dans les

années 1950, André Leroi-Gourhan militait pour un rapprochement entre ethnologie et géographie humaine (Debaene, 2006). Notons aussi que nombreux sont les géographes qui

s’intéressent au périurbain bien avant les sociologues (Damon, Marchal et Stébé, 2016). En effet,

dès les années 1980, Martine Berger et al.s’intéressent au périurbain francilien (Berger et al.,

1980). De nombreuses approches par la géographie (humaine, urbaine, rurale, sociale, culturelle) abondent sur ce sujet.

***

Finalement, au fur et à mesure de cette recherche, les positionnements symbolisent des moments

théoriques, épistémologiques et méthodologiques parfois distincts. Le mélange de ces

approches, loin d’être incompatibles, fait la richesse de cette thèse interdisciplinaire dans le

champ des études urbaines : elle mobilise la géographie, la sociologie pragmatique ou l’ethnométhodologie, l’anthropologie sociale, et parfois, de manière plus ponctuelle, la

psychologie ou encore la philosophie et la phénoménologie94. A.-F. Hoyaux que nous citons plus

haut a une approche phénoménologique concernant l’habitat et les habitants qui sert à mettre en avant la confrontation au réel pour comprendre le monde.