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Recherche en marketing et paradigme interprétativiste

Section 3 Positionnement épistémologique et méthodologie de la recherche

1. Positionnement épistémologique

1.2. Recherche en marketing et paradigme interprétativiste

Historiquement, le marketing s‘est largement construit en s‘alimentant des méthodes d‘investigation issues de disciplines telles que la psychologie clinique et la psychosociologie (Evrard et al., 2009). Par ailleurs, les objectifs utilitaires du marketing ont rendu prédominantes, dès les années 1960, les recherches positivistes mobilisant des outils quantitatifs (Pras, 2012). En parallèle, des travaux interprétativistes prônant une approche pluridisciplinaire (ethnographie, anthropologie, sociologie, histoire, etc.) ont fait florès à partir des années 1980 (ibid.). Ce pluralisme paradigmatique a nourri de nombreux débats au sein de la communauté académique (voir, par exemple, Arndt, 1985; Hunt, 1991). L‘Odyssée du comportement du consommateur (Consumer Behavior Odyssey) menée par Belk et al. (1989) apparaît comme un symbole fort du « tournant interprétatif » évoqué par Sherry (1991). Il s‘agissait en effet d‘un travail de terrain de grande ampleur à propos de la consommation américaine, reposant sur des contextes d‘étude variés (marchés à puces, musées, festivals, restaurants, etc.) et faisant appel à de multiples modes de collecte de données (entretiens, notes d‘observation, photographies, enregistrements vidéo, etc.).

Suite à ce projet, de nombreuses recherches interprétativistes ont été publiées dans des revues telles que le Journal of Consumer Research, Journal of Consumer Culture, Journal of

Consumer Behaviour, ou encore Consumption, Markets & Culture. En 2005, Arnould et

Thompson ont proposé la dénomination « Consumer Culture Theory » (CCT) pour désigner cet ensemble de travaux interprétativistes dont l‘objectif est d‘interroger « les aspects

868). La CCT s‘est progressivement institutionnalisée, passant ainsi du statut de marque académique à celui de champ de recherche interdisciplinaire (voir, par exemple, Belk & Sherry, 2007). Cette institutionnalisation s‘est accompagnée de l‘émergence d‘événements spécifiques (conférences internationales annuelles, séminaires doctoraux, etc.). En France, Özçaǧlar-Toulouse et Cova (2010) ont synthétisé les recherches s‘apparentant aujourd‘hui à la CCT et publiées à partir de 1985. Ces travaux portent notamment sur l‘appropriation de l‘expérience, la socio-sémiotique de la consommation et la valeur de lien des offres.

Au-delà de la posture épistémologique interprétativiste qui caractérise les travaux relevant de la CCT, ce champ académique accorde une place non négligeable au contexte de recherche. Toutefois, comme l‘ont précisé Arnould et Thompson (2005, p. 870), la diversité des contextes choisis (Star Trek, le parachutisme, le rafting, etc.) accroît le risque « de classer ces

recherches en fonction de leur contexte d‘étude […] plutôt que des questions théoriques posées à travers [celui-ci] ». Selon eux, le contexte choisi ne doit pas être une fin en soi.

Celui-ci doit être riche sur le plan sociologique et permettre l‘élaboration de nouvelles théories et/ou l‘extension de théories existantes (ibid.). Pour Becker (1998), en effet, si n‘importe quel contexte peut s‘avérer être instructif, celui-ci risque aussi de camoufler l‘objet de recherche théorique. En outre, Arnould, Price et Moisio (2006) ont mis en exergue l‘intérêt de sélectionner un contexte « extrême ». Ces auteurs estiment qu‘un tel contexte permet « d‘interroger les limites de notre compréhension ou de découvrir des processus autrement

indétectables » (ibid., p. 120). Ils prennent l‘exemple du contexte de la chirurgie esthétique

étudié par Schouten (1991), contexte opportun pour rendre compte de l‘impact profond d‘une telle pratique sur l‘image et le concept de soi. En l‘occurrence, notre choix du contexte de la déficience sensorielle se justifie par le fait qu‘il illustre clairement certains mécanismes théoriques sous-jacents (processus de transformation identitaire, exclusion des environnements commerciaux et stratégies d‘adaptation).

Une autre composante caractéristique de la posture interprétativiste employée par les chercheurs en marketing est celle relative aux choix méthodologiques effectués. Comme Arnould et Thompson (2005) l‘ont expliqué, les recherches interprétativistes en marketing ont, certes, avant tout recours à un dispositif méthodologique qualitatif. Or, la CCT ne prône pourtant ni le recours à une orientation méthodologique spécifique, ni un quelconque clivage entre techniques quantitatives et qualitatives. Les méthodes qualitatives de collecte et d‘analyse des données sont ainsi privilégiées en raison de leur capacité à éclairer les dimensions expérientielle et socioculturelle de la consommation. Dans le cadre de la présente

recherche doctorale, nous nous appuyons également sur des dispositifs méthodologiques qualitatifs, comme nous l‘explicitons dans la sous-section suivante. Ce choix repose sur l‘adéquation des techniques qualitatives avec la visée compréhensive de notre recherche, et aucunement sur un rejet délibéré des techniques quantitatives.

Enfin, la question des implications managériales découlant des recherches interprétativistes en marketing a été soulevée à plusieurs reprises. À titre d‘exemple, Holbrook (1987) indiquait il y a trente ans qu‘une focalisation excessive sur la portée managériale des recherches constituait un frein indéniable à la compréhension des dimensions expérientielle et socioculturelle de la consommation. Ultérieurement, Arnould et Thompson (2005) se sont prononcés à ce propos et ont reconnu la portée pratique potentielle (tant sur le plan managérial que pour les politiques publiques) des recherches relevant de la CCT, sans pour autant faire des implications managériales un objectif de ce champ de recherche. Néanmoins, un ouvrage coordonné par Peñaloza, Toulouse et Visconti (2012) poursuit l‘objectif de diffuser la perspective culturelle du marketing management auprès des institutions académiques, mais aussi des praticiens (départements marketing, agences publicitaires, consultants, etc.). La connaissance élaborée à travers les travaux interprétativistes a ainsi vocation à être rendue opérationnelle. La posture épistémologique interprétativiste pour laquelle nous optons dans ce manuscrit vise un enrichissement de la littérature existante en marketing. Il n‘en demeure pas moins que les résultats obtenus nous conduisent aussi à formuler des préconisations managériales. Celles-ci visent à accroître le bien-être des individus, conformément aux objectifs poursuivis par des champs de recherche tels que la Transformative Consumer

Research (TCR) et la Transformative Service Research (TSR) (Anderson et al., 2013; Mick et

al., 2012).

Le tableau présenté ci-dessous récapitule les principales différences entre la recherche interprétativiste en marketing et la tradition de recherche positiviste.

Tableau 2 : Comparaison des perspectives traditionnelle et interprétativiste dans la recherche en marketing (Moisander & Valtonen, 2012, p. 249)

Perspective traditionnelle Perspective interprétativiste Objectif de la

recherche

Fournir des connaissances généralisables et des leviers pour la prise de décision

Fournir une compréhension en profondeur d‘un marché cible spécifique

Design de recherche A priori, émerge de la théorie Emerge des données

Unité d’analyse : comment le marché est

compris et conceptualisé

Objectifs de l‘individu ; besoins et désirs de l‘individu, variables sociodémographiques, ressources

Individus comme membres d‘une culture et d‘une communauté ; actions socialement et culturellement situées ; significations, mythes et symboles

Exemples de questions marketing habituellement traitées

Mesurer la notoriété de la marque ; superviser la performance marketing ; calculer les parts de marché ; analyser le revenu disponible ; suivre les débouchés et les effets des stratégies marketing

Comprendre les significations des marques ; comprendre en profondeur les interactions entre le client et le marketer ; comprendre la symbolique du marché ; bâtir, perfectionner et ré- évaluer les stratégies marketing

Exemples d’outils méthodologiques

utilisés

Expérimentation, enquêtes (courrier, téléphone, face-à-face, internet)

Recherche ethnographique, entretiens, focus groups, observation, techniques projectives

Matériaux empiriques

Principalement quantitatifs : représentations quantitatives ou mesures des préférences, attitudes, perceptions, intentions, comportements, etc.

Principalement qualitatifs : entretiens, discussions, photographies, vidéos, dessins, matériaux en ligne, notes de terrain et journal de bord, journaux intimes, histoires et récits autobiographiques, matériaux documentaires, textes de fiction, productions médiatiques, etc.

Nous introduisons désormais les apports de la posture interprétativiste à l‘étude du handicap en sciences sociales.