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Section 2 Le paradigme expérientiel de la consommation

3. L’éloge de l’expérience ordinaire

Peu de temps après l‘ouverture du centre commercial francilien Parly 2, Baudrillard (1970, p. 25) constatait que cette structure promettait aux consommateurs « les conditions matérielles

du bonheur que nos villes anarchiques leur refusaient » (hyper-choix, atemporalité, absence

de saisonnalité, etc.). Par la suite, le marketing expérientiel est apparu comme un levier important pour répondre aux aspirations au bonheur des individus. Or, selon Carù et Cova (2003b, 2006a), les expériences extraordinaires proposées par le marketing expérientiel ne constituent que des remèdes qu‘offre le marché pour soigner le mal dont il est lui-même responsable, à savoir la disparition du « temps contemplatif » (Bruckner, 2000). Pour Bruckner (2000, p. 100), la quête du bonheur s‘est imposée comme un devoir visant à nous libérer d‘un quotidien qui « nous épuise par ses contraintes [et] nous dégoûte par sa

monotonie ». Se situant aux antipodes de la « tiède médiocrité de la vie quotidienne » (Carù &

Cova, 2006a, p. 109), la notion d‘expérience extraordinaire a occupé une place centrale dans certains travaux, essentiellement d‘origine nord-américaine (Pine & Gilmore, 1999; Schmitt, 1999).

Toutefois, l‘idéologie de l‘expérience extraordinaire, de par sa prépondérance, semble avoir fait de l‘ombre à certaines expériences dites « ordinaires » (Carù & Cova, 2006a). Par exemple, Le Breton (2000, pp. 18–19) regrette la faible importance accordée à la marche dans nos sociétés, activité qu‘il qualifie pourtant de « méthode tranquille de réenchantement de la

durée et de l‘espace ».

La recherche en marketing s‘est emparée de la notion d‘expérience ordinaire. Pour Bhattacharjee et Mogilner (2014, p. 2), cette notion renvoie aux expériences « communes,

fréquentes, et qui appartiennent au domaine de la vie quotidienne ». Carù et Cova (2006a) ont

préconisé de revaloriser des expériences du quotidien telles que le fait d‘aller acheter un pain, de boire un café ou encore de prendre le bus. En outre, Badot (2005), à travers une étude sémio-ethnographique, a révélé que les points de vente du distributeur américain Walmart sont les supports d‘une rhétorique de l‘infra-ordinaire. La visite du consommateur chez

Walmart semble en effet raconter la constitution de l‘univers domestique, laquelle est

matérialisée par le respect de certains codes du foyer (désordre, présence de « bibelots » en plastique, aménagement rappelant les pièces de la maison, etc.). Par ailleurs, cet auteur a souligné que les images qu‘utilise l‘enseigne mettent en avant des individus ordinaires (et non des mannequins) en train de vivre des situations ordinaires (aller à la pêche, jouer au baseball, etc.). Certes, Walmart ne mobilise pas de dispositifs hyper-réels afin de faire vivre des

expériences extraordinaires à ses clients. Pour autant, la stratégie déployée par l‘enseigne américaine, en réconciliant positionnement « prix bas » et expérientiel, incarne ce que Badot (2005, p. 109) a qualifié de « réenchantement du coin de la rue ».

A ce titre, Ochs et Rémy (2006) ont indiqué que la domination globale par les coûts, lorsqu‘elle se traduit par la reconstitution d‘un univers du quotidien, peut correspondre à des expériences infra-ordinaires. Ainsi, la grande surface semble constituer « un prolongement

connu et maîtrisé d‘un univers quasi domestique, tel le potager qui jouxte le foyer » (Barth &

Antéblian, 2010, p. 56). Le registre de l‘infra-ordinaire fait plutôt référence à des activités telles que les courses alimentaires, souvent perçues comme un travail, une obligation, voire une corvée (Barth & Antéblian, 2010; Persico Moussa, 2016). Si de telles expériences semblent susceptibles de dégrader la valeur de l‘expérience vécue, Persico Moussa (2016, p. 9) a récemment proposé la notion de « supra-ordinaire » pour désigner « une expérience

ordinaire vécue qui, dans un contexte et à un moment donné, génèrerait plus de valeur que la valeur habituellement perçue lors de la même expérience ».

D‘un autre côté, le registre de l‘ordinaire, en plus de l‘expérience vécue, peut aussi s‘appliquer à un lieu de consommation en tant que tel. En l‘occurrence, selon Borghini et al. (2012), le lieu de consommation est fondamental, même lorsqu‘il ne présente pas de caractéristiques spectaculaires. Ces auteurs se sont en effet consacrés à l‘attachement qu‘éprouvent les consommateurs vis-à-vis de lieux ordinaires tels que certains bars ou épiceries. Les expériences vécues par les consommateurs au sein de ces environnements commerciaux reposent sur une constellation d‘attributs émotionnels, physiques, sensoriels, mais aussi culturels et symboliques. Parfois, ces environnements constituent des points d‘ancrage – certes hors domicile – qui amènent les consommateurs à éprouver un sentiment de sécurité. Le fait d‘être appelé par son nom au sein d‘un magasin, par exemple, peut procurer au consommateur un sentiment de confort.

Il convient de noter que Relph (1976), dans une recherche dédiée à la notion de « lieu », a distingué l‘insideness de l‘outsideness. Si la première notion renvoie au sentiment qu‘éprouve un individu, en un lieu donné, d‘être en sécurité plutôt que sous une quelconque menace, la seconde désigne le sentiment d‘inconfort et de dépaysement que peut susciter un changement de lieu. Cette distinction rejoint le constat établi par McCracken (1989), selon lequel un espace est perçu comme confortable et accueillant sous réserve de procurer à l‘individu un sentiment de sécurité et de protection vis-à-vis de toute menace extérieure.

En conclusion, la recherche dédiée au paradigme expérientiel a privilégié deux angles :

l‘angle du réenchantement par l‘expérience extraordinaire, reposant notamment sur le déploiement de dispositifs hyper-réels et d‘importantes stimulations sensorielles (Antéblian et al., 2013; Carù & Cova, 2006a; Hetzel, 2002; Pine & Gilmore, 1999; Schmitt, 1999) ;

l‘angle du réenchantement par l‘expérience ordinaire, prônant la revalorisation d‘expériences du quotidien souvent délaissées par les chercheurs en marketing (Antéblian et al., 2013; Carù & Cova, 2003b, 2006a).

Cependant, les travaux qui composent cette thèse vont nous permettre d‘apporter un éclairage nouveau concernant le paradigme expérientiel. Le choix du contexte de la déficience sensorielle nous paraît en effet opportun pour dépasser ce que nous considérons être des limites de la littérature existante, à savoir :

 la persistance d‘une méconnaissance au sujet des effets négatifs (voire nocifs) des variables atmosphériques. Si les travaux susmentionnés ont mis en exergue l‘échec de certaines stratégies expérientielles, les recherches relevant du paradigme expérientiel gagneraient à prendre davantage en considération les caractéristiques individuelles des consommateurs (dont la déficience physique) ;

 l‘existence d‘une certaine « essentialisation » du caractère ordinaire/extraordinaire de l‘expérience de consommation, mais également du lieu dans lequel cette expérience prend place. Par exemple, si les magasins Walmart apparaissent comme les supports d‘une rhétorique de l‘infra-ordinaire (Badot, 2005), rien ne semble garantir, à notre sens, que l‘expérience qui y sera vécue sera, elle aussi, ordinaire.

Dans la section suivante, nous présentons notre positionnement épistémologique ainsi que les dispositifs méthodologiques employés dans le cadre de cette recherche doctorale.