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Les composantes expérientielles de la déficience sensorielle

Section 1 Le consommateur en situation de handicap dans le marché : un état des lieux Comme Albrecht (2014, p 9) le souligne, le handicap constitue « une véritable préoccupation

3. Les composantes expérientielles de la déficience sensorielle

Il est primordial de remarquer que certains chercheurs et, à plus forte raison, certaines institutions se sont emparés de la dimension expérientielle de la déficience sensorielle. Selon cette perspective, la déficience sensorielle ne saurait être interprétée sous le seul angle du handicap, et donc uniquement analysée à la lumière des représentations et de l‘inaccessibilité décrites dans les sous-sections précédentes.

Le cas de la déficience visuelle illustre de manière exemplaire cette mise en exergue de l‘expérience vécue. Chottin (2009, p. 13), par exemple, a notamment constaté que la conception essentiellement privative de la cécité a été supplantée par une représentation qui fait d‘elle « la condition de production d‘un sens qui échappe à la clairvoyance ».

Dans la littérature en comportement du consommateur, Joy et Sherry (2003) se sont intéressés à la place qu‘occupe l‘imagination incorporée (embodied imagination) dans l‘expérience esthétique vécue au sein d‘un musée. Ainsi, selon ces auteurs, l‘expérience esthétique met en jeu un « corps virtuel » (Merleau-Ponty, 2004 [1945]) et une gamme de projections créatives. Cette expérience s‘avère être profondément synesthésique22

; un visiteur en train de regarder une peinture pouvant s‘imaginer saisir l‘objet ou sentir les fleurs qu‘il voit. Alors que la vue reste le sens principalement sollicité au sein d‘un musée, le musée du XXIème

siècle se caractérise par l‘introduction de plus en plus fréquente de technologies faisant appel à d‘autres sens tels que l‘audition (audioguides, par exemple) et le toucher (écrans tactiles, par exemple) (Howes & Classen, 2014). Cette mutation de l‘espace muséal a fait l‘objet d‘une attention particulière à travers une recherche de Hetherington (2000) portant sur l‘accès aux musées de visiteurs déficients visuels. En effet, selon cet auteur, la déficience visuelle va jusqu‘à remettre en cause l‘ontologie de l‘institution muséale. Ne pas voir implique de toucher les œuvres, dans un espace pourtant historiquement construit autour de la vue. Contrairement au regard que porte un individu sur une œuvre exposée, le fait de toucher une œuvre d‘art laisse une trace de doigt, une empreinte digitale qui en modifie l‘essence de manière indélébile. En l‘occurrence, vom Lehn (2010) s‘est concentré sur les interactions qui ont lieu, au sein d‘un musée londonien, entre des visiteurs déficients visuels et des visiteurs pourvus de facultés visuelles. Leurs expériences se révèlent complémentaires. D‘un côté, les descriptions verbales des caractéristiques visibles des œuvres, dont bénéficient les visiteurs déficients visuels,

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Comme l‘indiquent Howes et Classen (2014, p. 153), la synesthésie est, selon la perspective neurologique, « une condition physiologique à travers laquelle certaines perceptions déclenchent des sensations qui ne leur sont pas liées ; par exemple, une note de musique peut provoquer une sensation mentale de couleur ».

semblent enrichir leur expérience. De l‘autre, l‘expérience haptique des visiteurs déficients visuels, loin d‘être une expérience « au rabais », contribue favorablement à la compréhension des œuvres par les visiteurs voyants, lesquels semblent régulièrement réticents à l‘idée de toucher les œuvres. Ainsi, la vue et le toucher apparaissent comme deux modalités radicalement différentes d‘accès à l‘expérience artistique. Il convient de noter qu‘au musée du Prado situé à Madrid, une galerie a été créée à destination des visiteurs déficients visuels. Par ailleurs, le musée van Gogh d‘Amsterdam a reproduit certaines œuvres en trois dimensions afin que celles-ci soient accessibles aux déficients visuels. Cette population constitue donc dorénavant une cible pour les musées. Or, la qualité de l‘expérience muséale vécue par les visiteurs déficients visuels semble dépendre de multiples composantes telles que le choix de textures des œuvres tactiles, les commentaires du guide, ou encore le caractère inné ou acquis de la déficience visuelle23. Ces différentes composantes jouent un rôle dans la production du sens que les visiteurs déficients visuels attribuent à leur expérience artistique.

En outre, sur le plan numérique, le lancement de l‘application pour smartphone Be My Eyes, par exemple, traduit l‘importance de cette production de sens pour les individus déficients visuels. Cette application met en relation un individu déficient visuel et un individu voyant via une interface de visioconférence. Ainsi, cette interaction peut aider l‘individu déficient visuel à résoudre des problèmes courants (retrouver un objet, faire les courses, connaître la date de péremption d‘un produit, changer une ampoule, etc.), mais elle peut également être utilisée pour interpréter des images, peintures et autres œuvres visuelles. L‘application aide ainsi les individus déficients visuels à donner du sens aux éléments visuels qui leur sont décrits, en plus de les amener à surmonter certaines difficultés de la vie quotidienne. A ce propos, il est opportun de préciser que nous montrons, dans le chapitre 2 de cette thèse, comment l'attribution de nouvelles significations à certaines pratiques de consommation favorise la reconstruction identitaire chez des individus devenus déficients visuels.

L‘expérience vécue par les individus déficients visuels fascine à tel point que certaines institutions proposent d‘ailleurs à des consommateurs voyants de faire l‘expérience, de façon temporaire, de la cécité. Le restaurant Dans le noir, situé à Paris, ainsi que ses homologues (Unsicht-Bar et Noctivagus à Berlin, Blindekuh à Zurich, etc.) sont emblématiques de ce phénomène. En renonçant à leur acuité visuelle, les consommateurs s‘affranchissent de certains codes et mangent par exemple avec leurs mains au lieu d‘utiliser des couverts (Saerberg, 2007; Tissier-Desbordes & Maclaran, 2013). Par ailleurs, pour ces individus

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dépourvus de repères visuels, s‘efforcer d‘identifier les aliments consommés sans les voir apparaît comme une activité ludique (Saerberg, 2007). Tandis qu‘en prêtant davantage attention à leurs sensations olfactives et gustatives les individus tendent à apprécier leur repas (ibid.), Tissier-Desbordes et Maclaran (2013) ont a contrario noté que le contenu intrinsèque du repas déçoit généralement les consommateurs ; l‘esthétisme du plat améliorant significativement l‘expérience de dégustation. Dans tous les cas de figure, cette transformation de l‘individu qu‘implique la perte d‘un sens – certes limitée dans le temps – redessine en profondeur les contours de l‘expérience vécue.

Cependant, au-delà de la déficience visuelle, dont la teneur expérientielle est à l‘origine d‘initiatives variées (application Be My Eyes, restaurants dans l‘obscurité, œuvres tactiles au sein des musées, etc.), nous montrons dans les chapitres 2 et 3 que la douleur physique peut aussi constituer une composante centrale de l‘expérience vécue. Ainsi, il ne s‘agit en aucun cas d‘une douleur choisie, telle que celle à laquelle se soumettent les participants aux Tough

Mudder, courses d‘obstacles extrêmes impliquant, par exemple, de franchir un mur de feu et

de recevoir des décharges électriques (Scott, Cayla, & Cova, 2017). Dans le cas présent, des troubles auditifs tels que les acouphènes ou l‘hyperacousie occasionnent une douleur chronique, invisible, et souvent insoupçonnée par les acteurs de la sphère marchande. Cette douleur est récurrente dans les entretiens que nous avons conduits auprès des consommateurs, alors que les travaux en marketing portant sur le handicap ont jusqu‘alors essentiellement décrit l‘expérience de consommateurs présentant des déficiences visuelles indolores (voir, par exemple, Baker, 2006; Kaufman-Scarborough, 2000; Yu, Tullio-Pow, & Akhtar, 2015). A travers la discussion de cette thèse, nous nous interrogeons sur la manière dont nos différents travaux peuvent enrichir le paradigme expérientiel de la consommation. Compte tenu de l‘abondance des publications dédiées au paradigme expérientiel, nous présentons ce courant de recherche dans la section suivante.