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2. L’expressivité sensuelle des danseuses

2.2. Recherche archéologique et invention chorégraphique

Collaborant à nouveau aux spectacles des Folies-Bergère à partir de 1890252, Mariquita règle les chorégraphies de nombreux ballets-pantomimes dont les costumes sont exécutés par Landolff. Sous la direction d’Édouard Marchand, l’établissement devient l’un des music-halls les plus chics de la capitale où ne craignent pas de se montrer les personnalités de la vie mondaine. Le travail de création chorégraphique qu’y effectue Mariquita s’inscrit dans ce processus d’anoblissement des Folies-Bergère, en étant inspiré par des scénarios de poètes tels que Jean Lorrain avec L’Araignée d’or253, Auguste Germain avec Phryné254 et Armand Silvestre avec Le Rêve d’Élias255. Pour la réouverture de septembre 1893, la décoration de la salle a été rafraîchie dans un style plus raffiné et plus sobre, les tonalités bleutées du rideau et du tapis venant remplacer des couleurs moins douces256. Après avoir assisté aux tours de force des Hanlon-Lees et d’autres artistes fameux de music-hall, le public

251 Mariquita, Les Almées, manuscrit, 1888, Archives nationales, F18 1045. 252 Nicolet, « Courrier des spectacles », Le Gaulois, no 2684, 3 janvier 1890, p. 4.

253 Folies-Bergère, programme, 17 mai 1896, Bibliothèque nationale de France, département

des Arts du spectacle, 8-RO-10978.

254 Folies-Bergère, programme, 15 mars 1897, Bibliothèque nationale de France, département

des Arts du spectacle, 8-RO-10872.

255 Folies-Bergère, programme, 5 avril 1898, Bibliothèque nationale de France, département

des Arts du spectacle, 8-RO-11096.

découvre en fin de programme un spectacle plus long qui constitue ce que l’on appelle, en argot de théâtre, le « numéro de résistance257 ». Il s’agit de L’Arc-

en-ciel (fig. 5), un ballet-pantomime d’Amédée Moreau qui tire son succès de la splendeur des costumes dessinés par Bac et confectionnés par Landolff, ainsi que de la beauté des danseuses dirigées par Mariquita, « les plus jolies filles de Paris258 ». L’effet le plus admiré est celui que produisent les ballerines en se regroupant sur scène de façon à symboliser un arc-en-ciel avec leurs longues écharpes colorées : « Il y a là des jaunes et des bleus d’une somptuosité rare ; c’est un régal pour l’œil259. » Dans l’édition imprimée de ce ballet-pantomime, les illustrations de Bac font ressortir la légèreté, la finesse et la transparence des costumes féminins, qui laissent voir les jambes, les épaules et même la poitrine presque entièrement découverte des danseuses260. Le choix d’étoffes diaphanes et de formes échancrées pour les costumes qui recouvrent partiellement les maillots vise bien à révéler le corps dans toute sa sensualité.

257 Bicoquet, « La soirée parisienne », L’Écho de Paris, no 3408, 16 septembre 1893, p. 3. 258 Un monsieur de l’orchestre, « La soirée théâtrale », Le Figaro, no 258, 15 septembre 1893,

p. 3.

259 Francisque Sarcey, « Chronique théâtrale », Le Temps, no 11 803, 18 septembre 1893, s.p. 260 Amédée Moreau, L’Arc-en-ciel, Paris, P. Dupont, 1893.

Figure 5 : Affiche de Jules Chéret pour L’Arc-en-ciel aux Folies-Bergère, [1893]. Source : Bibliothèque nationale de France, département des Estampes et de la photographie,

ENT DN- 1 (CHERET, Jules /16) -ROUL.

Le nom de Mariquita est surtout indissociable d’un spectacle prestigieux monté en 1896 aux Folies-Bergère, la pantomime ’Chand d’habits ! de Catulle Mendès, écrite d’après un feuilleton de Théophile Gautier261. Il s’agit non pas du type de pantomime dans le style clownesque des Hanlon-Lees, mais bien de celui qui s’inscrit dans la tradition française héritée des Funambules, l’auteur confirmant lui-même cette filiation en parlant d’« ouvrage funambulesque262 ». Pierrot, assassin d’un malheureux marchand

261 Voir Frédérique Lansac, « ’Chand d’habits ! De 1832 à 1922, une pantomime spectrale ? »,

dans Arnaud Rykner (dir.), op. cit., p. 49-60.

d’habits dans un moment de folie, est interprété avec un jeu plein de clarté par le mime Séverin263, qui traduit habilement ses émotions par l’expression de son visage et la gestuelle de ses mains, tout en tenant le public sous le pouvoir de son regard264. Dans le manuscrit soumis à la censure, Mendès a déjà esquissé la mise en scène en donnant une multitude d’indications sur l’éclairage, la musique et la machinerie. Les chorégraphies ne devaient pas encore être élaborées pendant l’écriture de ce manuscrit, car Mendès fait par endroits des suggestions à l’intention de Mariquita en s’exprimant à la première personne : « À moins que Mariquita n’ait une autre opinion, je suis d’avis d’une valse très lente [sic], par couples, peut-être avec quelques figures, mais tout de même restant une danse vraisemblable de salon265. » L’auteur n’est en tout cas pas déçu par la concrétisation scénique de son texte lors de la création, puisqu’il approuve à la fois les jeux de lumière, les trucs de machinerie et les costumes de la « bacchanale infernale266 », sortis de l’atelier Landolff, sur laquelle s’achève la pantomime. Tout en continuant à travailler aux Folies-Bergère, Mariquita devient peu de temps après la maîtresse de ballet de l’Opéra- Comique267, où elle collabore avec le directeur et metteur en scène Albert Carré, notamment pour la reconstitution fameuse de danses grecques sur

p. 2.

263 Voir Ariane Martinez, op. cit., p. 144-146.

264 Tout-Paris, « Au pays de la pantomime », Le Gaulois, no 5493, 20 novembre 1896, p. 1. 265 Catulle Mendès, Chand d’habits, manuscrit dactylographié, 1896, Archives nationales,

F18 1045.

266 Catulle Mendès, « Premières représentations », Le Journal, no 1514, 19 novembre 1896,

p. 2.

laquelle l’interroge un journaliste en 1904 :

– Une chose certaine, c’est que j’ai beaucoup travaillé. Pour reconstituer ces danses grecques qui, plutôt que des danses, sont des tableaux vivants dont les acteurs se meuvent lentement en conservant des poses harmonieuses et des lignes pures, j’ai consulté de nombreux documents.

– Mais voilà qui est fort intéressant ! interrompis-je. – Dites très simple ! J’ai fouillé avec profit toutes les bibliothèques et je ne dois pas oublier les nombreuses visites que je fis au musée du Louvre. Les vases, les frises anciennes n’ont pas eu durant quelques semaines d’admiratrices plus zélées que moi. Je voulais arriver à une reconstitution parfaite de scènes archaïques, j’ai puisé à toutes les sources connues les renseignements utiles.

– Et vous avez réussi admirablement.

– Sait-on jamais ! J’ai fait toutes ces choses en ne me préoccupant que de l’art. Je les ai faites parce qu’elles flattaient mon goût, mes aspirations et qu’elles étaient un peu la réalisation de rêves longtemps caressés. Si long et si pénible qu’ait été mon travail, il m’a procuré des minutes inoubliables.

Je sais bien que les maîtres de ballets classiques condamnent ma façon d’agir. Eux, ils travaillent dans le silence du cabinet, réglant par avance les figures et les moindres détails, je n’ai jamais pu me faire à cette méthode et je ne travaille utilement que sur la scène, entourée de mes sujets, c’est là que je suis à même de bien juger et c’est après bien des tâtonnements que j’arrive à un ensemble qui me paraît satisfaisant268.

À un établissement préalable rigoureux des figures dans l’isolement du cabinet de travail, Mariquita préfère une élaboration plus intuitive et plus spontanée des chorégraphies conjointement avec ses élèves dans la salle de danse, quitte à faire plusieurs tentatives avant de trouver le mouvement qui sera finalement retenu. Si elle reconnaît d’ailleurs plus tard que le thème du livret

l’inspire dans la composition des figures, elle insiste sur le fait que son rôle consiste surtout à régler les évolutions sur le rythme de la musique avec l’aide du répétiteur269. Cela ne veut pourtant pas dire qu’elle n’a pas réfléchi à l’avance au style qu’elle souhaite développer, car elle a effectué en amont un travail de recherche archéologique, notamment en étudiant, comme cette autre chorégraphe célèbre qu’est Isadora Duncan (même si leurs idées sont sensiblement différentes270), les collections d’antiquités grecques du Musée du Louvre. Les ballets qu’elle monte à l’Opéra-Comique avec une volonté de reconstitution, comme ceux des œuvres de Gluck, Alceste en mai 1904271,

Orphée et Eurydice en février 1905272 et Iphigénie en Aulide en décembre 1907273, lui apportent alors une nouvelle reconnaissance critique, Arthur Pougin parlant des danses grecques comme d’« une sorte de chef-d’œuvre plein de grâce et de poésie274 ». D’autres divertissements comme la Danse hindoue créée en juin 1909 ramènent Mariquita à l’exotisme chorégraphique qui a caractérisé une bonne partie des danses qu’elle a réglées pendant sa carrière275. Le gala d’adieu organisé à son bénéfice le 16 avril 1920276 est l’occasion de couronner le parcours d’une artiste prolifique, ayant marqué aussi bien le

269 Georges Talmont, « Comment Madame Mariquita monte un Ballet », Comœdia illustré, no 1,

15 décembre 1908, p. 22-23.

270 Isadora Duncan, « Les idées d’Isadora Duncan sur la danse », S. I. M., no 3, 15 mars 1912,

p. 8-11.

271 René Benoist, « Soirée parisienne », Le Voltaire, no 11 084, 2 juin 1904, s.p. 272 Charles Joly, « Les théâtres », Le Figaro, no 41, 10 février 1905, p. 4. 273 Gabriel Fauré, « Les théâtres », Le Figaro, no 353, 19 décembre 1907, p. 4. 274 Arthur Pougin, « Semaine théâtrale », Le Ménestrel, no 23, 5 juin 1904, p. 179. 275 Ch. B., « Courrier des théâtres », Gil Blas, no 10 814, 13 juin 1909, s.p. 276 Nicolet, « Dans les théâtres », Le Gaulois, no 45 533, 16 avril 1920, p. 3.

public des féeries du Châtelet que celui des opéras, des contes et des ballets de l’Opéra-Comique. Elle n’est pas étrangère non plus au développement de formes chorégraphiques en phase avec l’évolution des technologies d’éclairage électrique.