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2. L’expressivité sensuelle des danseuses

2.1. Le goût de l’exotisme fantaisiste

Si les premiers temps de Mariquita dans le monde de la danse sont encore mal connus, on n’en sait a fortiori pas beaucoup plus sur ses origines ni sur sa vie privée229. Elle se rappelle en tout cas avoir débuté enfant au Théâtre des Funambules, sur l’ancien boulevard du Temple alors surnommé « boulevard du Crime », là où se produisait le célèbre mime Deburau230. Avant de travailler comme chorégraphe, elle crée ensuite des ballets en tant que danseuse à la Porte Saint-Martin, ballets qui sont déjà l’occasion pour elle de montrer l’adresse, l’ardeur et la fougue dont elle est capable. Présentée comme une petite femme énergique, Mariquita se fait notamment connaître par sa prestation dans La Biche au bois reprise à ce théâtre en mars 1865 sous la direction de Marc Fournier231. Elle y partage la vedette avec Zina Mérante, une

227 Louis Schneider, « Sur la danse. À propos de la mort de Mariquita », Le Gaulois, no 16 439,

7 octobre 1922, p. 1.

228 Voir Frimousse, « La soirée parisienne », Le Gaulois, no 2304, 19 décembre 1888, p. 3. 229 Sa date de naissance est incertaine, mais son décès en 1922 est bien annoncé par les

journaux. Voir par exemple Montaudran, « Mariquita », Le Figaro, no 279, 6 octobre 1922, p. 4. 230 Georges Cain, « Mme Mariquita, maîtresse de ballets », Le Temps, no 18 063, 13 décembre

1910, s.p.

transfuge de l’Opéra de Paris dont la technique est également louangée232. L’exotisme chorégraphique caractérise surtout le ballet des amazones dans cette féerie, mais l’invention fantaisiste prime conventionnellement sur la recherche d’exactitude : « Dans ce tableau, les costumes sont franchement pris en dehors de cette vérité orientale qui convient à une action sérieuse et qui serait pédantesque dans une contrée imaginaire233. » Ce que les critiques s’estiment par contre en droit de reprocher au Tour du monde en quatre-vingts jours d’Adolphe d’Ennery et Jules Verne à la création de la pièce en novembre 1874, c’est précisément le manque d’authenticité234 de pas ancrés dans la tradition chorégraphique de la féerie (on parle alors d’ailleurs de « féerie scientifique235 »). Non seulement les danses ne correspondent pas aux descriptions qui en ont été faites dans les récits de voyages, mais les costumes trop fantaisistes participent également à la construction d’un « Orient de convention236 ». C’est toutefois à son rôle de danseuse malaisienne interprété avec une « verve endiablée237 » dans cette pièce que Mariquita devra une bonne part de sa célébrité, comme en témoignent les commentaires admiratifs sur sa performance :

232 Jules Janin, « La semaine dramatique », Journal des débats politiques et littéraires, s.n., 27

mars 1865, s.p.

233 Nestor Roqueplan, « Théâtres », Le Constitutionnel, no 86, 27 mars 1865, s.p. 234 Voir par exemple s.a., « Les théâtres », Le Rappel, no 1705, 10 novembre 1874, p. 3.

235 Thomas Grimm, « Le tour du monde en 80 jours », Le Petit Journal, no 4336, 9 novembre

1874, p. 2.

236 Clément Caraguel, « La semaine dramatique », Journal des débats politiques et littéraires,

s.n., 16 novembre 1874, s.p.

Transportons-nous en Malaisie. La reine Nakahira préside à une fête ; elle est entourée d’une foule bariolée de soldats, d’eunuques, d’almées et d’odalisques. Le signal des danses est donné, et alors commencent des divertissements étranges. Les esclaves, vêtues de gaze, se tordent en des poses voluptueuses ; elles exécutent des pas lascifs avec une ardeur qui croît à mesure que le rhythme [sic] des instruments sonores devient plus rapide. Les fronts ruissellent, les bras s’enlacent, les gorges halètent, les vêtements s’entr’ouvrent, et Mlle Mariquita, un diable exotique, se livre, au milieu des almées prosternées, à une espèce de danse macabre d’un effet extraordinaire238.

Devenue chorégraphe au Châtelet, Mariquita règle des ballets qui peuvent suffire à donner de l’intérêt à une féerie quand bien même ils sont introduits comme des attractions qui n’ont que peu à voir avec l’histoire de la pièce. En 1885, dans Coco-Fêlé, une féerie qui a été écrite avec la collaboration d’Edmond Floury, l’un des fils du directeur du Châtelet, l’enchanteur Coco coule le navire sur lequel voyagent Fridolin et ses compagnons, puis les conduit à bord de son torpilleur jusqu’à « L’Ile du mirage » dont ils doivent résister aux séductions239. Le manuscrit de la censure ne décrit pas en quoi consistent ces séductions mystérieusement annoncées par l’enchanteur, une part de création étant délibérément laissée à ceux qui vont élaborer le ballet qui sera intercalé à ce moment-là. Pour le tableau de « L’Ile du mirage », Mariquita va en effet régler un ballet particulièrement spectaculaire qui a été entièrement conçu pour tromper les yeux des

238 François Oswald, « Théâtres », Le Gaulois, no 2218, 10 novembre 1874, s.p.

239 [Paul Ferrier, Paul Burani et Edmond Floury], Coco Fêlé, manuscrit, 1885, Archives

spectateurs. À première vue, un groupe de danseuses évolue devant un miroir reflétant leurs moindres mouvements, ainsi qu’une partie de la salle elle-même. En réalité, ces danseuses se trouvent devant un rideau de gaze240 qui laisse voir par transparence un second groupe entraîné à répéter précisément les mêmes figures chorégraphiques : « Un corps de ballet s’avance, premier plan, et de l’autre côté de la glace un autre corps de ballet, exactement semblable, reproduit les mêmes gestes, exécute les mêmes mouvements dans une position inverse, avec une régularité mathématique, comme s’il n’était que la réflexion du premier241. » Le reflet de la salle est quant à lui représenté par une toile peinte placée derrière le second groupe de danseuses242. L’illusion d’optique est donc surtout rendue possible par la rigueur avec laquelle les ballerines « en chair et en os243 » réalisent les enchaînements de part et d’autre du rideau de gaze. Au-delà du caractère artistique de la chorégraphie, le stratagème imaginé pour composer ce ballet laisse une impression d’étrangeté244 en cherchant à troubler le regard des spectateurs.

Pour son emploi de maîtresse de ballet, Mariquita continue du reste d’exploiter au Châtelet la veine de l’exotisme, de l’orientalisme et de la sensualité, avec le concours précieux de la maison Landolff dont les créations vestimentaires correspondent parfaitement à cette recherche esthétique. Au

240 Fauchery, « Les premières », L’Intransigeant, no 1902, 28 septembre 1885, p. 2. 241 Scapin, « Soirée parisienne », Le Voltaire, no 2641, 28 septembre 1885, s.p. 242 Ibid.

243 S.a., « Premières représentations », Le Petit Parisien, no 3258, 29 septembre 1885, s.p. 244 Voir par exemple Paul Ginisty, « Premières représentations », Le Constitutionnel, no 271, 28

tableau de « La Fête indienne » des Aventures de Monsieur de Crac, féerie de Blum et Toché créée en avril 1886, un imposant défilé de bayadères, de fakirs et de guerriers245, accompagnés par de nombreux animaux vivants, s’achève sur un ballet de Mariquita composé sur une musique d’Olivier Métra246. Mariquita figure aussi en tant que danseuse aux côtés de Stichel dans ce ballet fortement applaudi, en partie grâce à « un pas d’almées très réussi247 », qui rappelle le goût du public pour la lascivité des danses orientales telles qu’elles sont interprétées sur les scènes parisiennes. Quand ils ne concernent pas directement la plastique des danseuses, les commentaires des critiques portent sur les moments du ballet qui leur ont procuré un plaisir visuel indéniable (un journaliste témoigne par exemple : « La danse du ventre m’a paru particulièrement agréable248. »). Sur le plan de l’invention chorégraphique, Mariquita n’évite cependant pas une certaine redite en recyclant des pas de danse avec lesquels elle a déjà obtenu du succès249. La danse orientale des almées est précisément l’une de ses spécialités, car elle avait notamment réglé en 1878 pour les Folies-Bergère un divertissement fameux intitulé Les Fausses Almées, lui aussi sur une musique de Métra, au moment où les Hanlon-Lees jouaient sur la même scène leur pantomime anglaise Do mi sol do250. Ce divertissement, qui a marqué par les tenues dénudées des danseuses qui

245 L. B.-D., « Premières représentations », Gil Blas, no 2346, 21 avril 1886, p. 3. 246 Auguste Vitu, « Premières représentations », Le Figaro, no 110, 20 avril 1886, p. 3. 247 S.a., « Gazette théâtrale », La Patrie, s.n., 21 avril 1886, s.p.

248 Fauchery, « Les premières », L’Intransigeant, no 2107, 21 avril 1886, p. 2. 249 Scapin, « Soirée parisienne », Le Voltaire, no 2846, 21 avril 1886, s.p. 250 S.a., « Folies-Bergère », L’Orchestre, s.n., 1er octobre 1878, s.p.

l’interprétaient, sera repris dix ans plus tard par le maître de ballet Henri Justamant sous le titre Les Almées à partir d’un scénario de Mariquita251.