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1. Les artisans de la mise en scène

1.2. L’appréciation biaisée des trucs

Les comptes rendus de spectacles, tels qu’on les trouve notamment dans les revues de presse du fonds Rondel à la Bibliothèque nationale de France, constituent assurément un type de source d’une grande pertinence pour toute recherche historique sur la production théâtrale parisienne du tournant du XXe siècle. L’étude de ces comptes rendus ne doit toutefois pas faire oublier qu’ils n’offrent qu’une vision parcellaire de la mise en scène. Ils portent en effet pour la plupart sur des premières, c’est-à-dire précisément sur des formes non rodées de spectacles vivants qui vont évoluer pendant une série plus ou moins longue de représentations. Ce sont par conséquent des aspects de la mise en scène aussi importants que le fonctionnement de la machinerie qui échappent en partie à l’analyse de leurs auteurs et sont sous-estimés dans leur appréciation. Leur jugement est ainsi forcément biaisé par le caractère liminaire et éphémère du spectacle auquel ils assistent, comme certains n’hésitent d’ailleurs pas à le reconnaître : « Or, à la répétition dernière d’une féerie, d’ordinaire ça ne va pas comme sur des roulettes ; les trucs ratent avec un ensemble touchant […] ; en sorte que nous risquons de signaler comme peu réussis des tableaux qui, en réalité, auront amusé le public330. » Autrement dit, ce n’est pas parce que l’exécution des trucs est présentée dans les comptes

rendus comme étant laborieuse, défaillante ou tout simplement ratée que ces jugements restent valables pour les représentations suivantes. L’expérience acquise par les machinistes au fur et à mesure des soirées va au contraire leur permettre d’accélérer l’équipement des décors et la manœuvre des machines, de façon à réduire progressivement la durée des entractes et à peaufiner les effets du spectacle.

Les problèmes de machinerie qui se produisent lors des premières où sont conviés les journalistes ont ainsi des conséquences esthétiques et narratives qui affectent leur jugement. Une difficulté rencontrée dans la manipulation d’une machine se soldera non seulement par un effet visuel raté, mais également par un ralentissement de l’action, contraignant les acteurs en scène à imaginer des dialogues pour ménager la patience des spectateurs. À la reprise de Cendrillon ou La Pantoufle merveilleuse de Clairville, Albert Monnier et Ernest Blum à la Porte Saint-Martin en septembre 1879, Francisque Sarcey rapporte qu’un acteur a justement été confronté à un incident technique de ce genre : « [O]n s’est amusé hier soir, bien que toute une partie du spectacle ait été gâtée par une erreur du machiniste qui a forcé Ravel à improviser, au hasard, toutes sortes de calembredaines pour boucher un trou. C’est dommage, car le truc des lits qui se dédoublent était fort gai331. » Pour une autre reprise de cette féerie au même théâtre en juillet 1898, c’est cette fois le mécanisme de la transformation de la citrouille en carrosse qui empêche

Cendrillon de se rendre au bal où elle fera la rencontre du prince Charmant : « La représentation d’hier n’est pas allée sans accrocs, et certains trucs se sont montrés récalcitrants. C’est ainsi que le concombre qui, sur un signe de la fée des Vers-Luisants, doit se transformer en carrosse pour conduire au bal Cendrillon, s’obstinait à rester un concombre332. » Au-delà de leurs répercussions sur l’appréciation du spectacle, les problèmes de machinerie exposent aussi les machinistes à de nombreux risques d’accident. Mis à part certains chefs-machinistes dont la réputation est établie, les simples machinistes travaillant sous leurs ordres ne sortent pas de l’anonymat, sauf quand leur nom apparaît dans les journaux parce qu’ils ont été victimes d’un accident :

Avant-hier soir, à 10 heures 1/2, un machiniste du théâtre de la Porte-Saint-Martin, connu sous le nom de Léon, est tombé des frises du théâtre dans les coulisses. C’est au moment où il tirait la toile que l’accident s’est produit. L’une des cordes soutenant les contre-poids s’est brisée en entraînant le malheureux.

Transporté immédiatement à la pharmacie voisine, il y a reçu les premiers soins. Son état est désespéré333.

Les acteurs qui sont engagés pour jouer dans des féeries savent aussi qu’ils n’interpréteront par leur rôle en restant les deux pieds rivés au plancher, mais qu’ils devront participer activement aux trucs en n’étant jamais sûrs qu’il

332 O’D., « Courrier des théâtres », La Libre Parole, no 2276, 13 juillet 1898, p. 4. 333 S.a., « Spectacles et concerts », Le Temps, no 7077, 5 septembre 1880, s.p.

n’y aura pas, en cours de représentation, un accident de machinerie. Ils doivent en effet accorder toute leur confiance aux machinistes qui manœuvrent dans l’ombre, au point de mettre sans hésitation, chaque soir, leur vie entre les mains de ces hommes habitués aux dangers de la scène. Pour le tableau de « La Belle Étoile » dans L’Arbre de Noël (Porte Saint-Martin, 1880), les auteurs ont imaginé que trois des personnages, Pulna, Popoff et Prascovia, passaient la nuit dans les champs où, grâce à leurs talismans, leur souhait de dormir dans un lit confortable est tour à tour exaucé334. Pendant les répétitions, l’acteur Milher, qui joue le rôle de Pulna, ne cache pas la peur que lui inspirent les nombreuses machinations scéniques que l’on opère dans la pièce en général et à ce tableau en particulier : « Les trappes de féerie, les changements à vue, les décors s’enfonçant dans les dessous ou tombant des frises, toutes les complications matérielles d’une pièce à grand spectacle lui causaient des frayeurs terribles335 ». Milher avait bien raison de se méfier de la machinerie, puisque, quelques mois après la création, sa partenaire Tassilly qui interprète Prascovia est victime d’une chute dans les dessous, précisément au moment où le praticable sur lequel elle est allongée doit être changé en lit. La défaillance qui a provoqué cet accident est d’origine mécanique, car « par suite de la rupture d’un cordage, le truc venait de s’enfoncer, emportant dans les profondeurs du troisième dessous l’artiste et un brigadier machiniste chargé de la

334 [Eugène Leterrier, Arnold Mortier et Albert Vanloo], L’Arbre de Noël, manuscrit, 1880,

Archives nationales, F18 906.

manœuvre336 ». L’actrice, saine et sauve, a pu remonter en scène un instant plus tard, mais le machiniste, moins chanceux, a dû être conduit à l’hôpital avec une jambe brisée.