• Aucun résultat trouvé

3. La pérennisation des équipements électriques

3.1. Dramaturgie de la lumière et attractions lumineuses

L’état des lieux du Châtelet qui a été dressé en 1899 donne une idée des modifications que l’éclairage de la salle, de la scène et des loges de ce théâtre a connues au tournant du siècle, car le nombre de lampes électriques installées dans chaque partie du bâtiment y a été précisément consigné. L’éclairage de scène se répartit ainsi entre une rampe de cent quatre-vingt lampes électriques et une série de dix herses comportant, en partant de la salle, quatre-vingt-sept lampes pour la première, cent quarante lampes pour les huit suivantes et cent treize lampes pour la dernière123. Cet état des lieux témoigne de l’augmentation importante du nombre de lampes à incandescence, mais il ne mentionne toutefois pas l’éclairage électrique volant qui est utilisé pendant les représentations et qui varie donc selon les choix de mise en scène. La variabilité de l’éclairage d’une féerie est à considérer dans la recherche

122 Les Grands Magasins Dufayel sont en effet l’un des lieux de projection où le public est

assuré d’assister à des féeries cinématographiques au début du siècle : « Le cinématographe le plus parfait, celui des Grands Magasins Dufayel, donne, tous les jours, quatre séances : à 2, 3, 4 et 5 heures. Son programme, toujours du meilleur goût, en fait un spectacle de famille intéressant pour tous, et ses vues d’actualité, panoramiques, documentaires, comiques et féeriques donnent l’impression de la réalité, d’autant mieux que tous les bruits sont rigoureusement imités. Chanteuses, chanteurs et musiciens rivalisent de zèle dans l’exécution de la belle musique spécialement adaptée. » (Pierre Mortier, « Courrier des théâtres », Gil Blas, no 9942, 8 janvier 1907, s.p.).

123 État des Lieux. Théâtre du Châtelet, manuscrit, 1899, Bibliothèque historique de la Ville de

historique non seulement sur le plan diachronique de l’évolution des jeux de lumière d’une reprise à l’autre, mais aussi sur le plan synchronique des changements de réglages au cours d’un même spectacle. À l’automne 1898, la réouverture du théâtre après restauration124 doit coïncider avec une reprise de

La Poudre de Perlinpinpin, dont la mise en scène bénéficiera des derniers aménagements techniques, mais le retard que prennent les travaux de réfection, avec le remplacement des équipements électriques, perturbe le déroulement des répétitions125. L’installation d’un nouveau jeu d’orgue pour l’éclairage de scène oblige notamment Rochard à repousser la répétition générale du spectacle pour prendre le temps d’en régler les effets de lumière126. Ces réglages sont d’autant plus nécessaires que Rochard compte beaucoup sur l’utilisation du système d’éclairage électrique qui vient d’être renouvelé :

– Comme éclairage, on verra une chose inconnue jusqu’à ce jour au point de vue puissance et au point de vue changement de lumière. Nos herses sont munies de lampes de trois couleurs (blanche, rouge, bleue) donnant sur toutes les parties du décor la teinte voulue. Pour nos projections, quatre chariots roulant au-dessous du plancher du cintre et munis d’appareils spéciaux nous permettent d’éclairer n’importe quel endroit de la scène, ce qui n’était pas possible jadis. Quant au jeu d’orgue qui distribue ces flots de lumière, c’est le dernier mot du genre127.

124 Un dossier d’archives sur cette restauration est conservé aux Archives de Paris sous la cote

V2M87 2.

125 Jules Huret, « Courrier des théâtres », Le Figaro, no 309, 5 novembre 1898, p. 4. 126 Jules Huret, « Courrier des théâtres », Le Figaro, no 332, 28 novembre 1898, p. 4.

127 Gaston Senner, « Avant “La Poudre de Perlinpinpin” », La Presse, no 2378, 1er décembre

Le jeu d’orgue a été fourni par la maison Clémançon128, à laquelle sont attribués les effets de lumière de La Poudre de Perlinpinpin129, tandis que d’autres appareils électriques, fabriqués quant à eux par la maison Thierry, Wierre et Cie, ont été installés pour contribuer à l’éclairage du spectacle130. Le nouvel équipement électrique est particulièrement mobilisé dans le ballet de « La conquête d’un Cœur », au troisième acte, où la Fée des Neiges, interprétée par Lise Fleuron, et son armée de Frimas, de Givres et de Stalactites, défendent l’accès à la montagne de glace. Ce ballet a clairement été pensé en termes de lumière, car des indications d’éclairage bien précises ont été intégrées à sa description : « Couleurs changeantes du soleil couchant (nuances douces) », « intensité bleue de l’éclairage nocturne », « rayon argentin de la lune », « La lumière est passée brusquement du bleu intense au rouge vif », « rayons d’or (lumière jaune) », etc131. Les changements d’éclairage structurent l’action du ballet, parce que le décor d’Amable se transforme non seulement grâce à la machinerie, mais surtout sous les rayons de lumière électrique qui en font varier les couleurs. Le passage du jour à la nuit permet au Prince Vif-Argent, joué par Désiré Pougaud (fig. 3), de franchir les rangs de l’armée désormais

128 La maison Clémançon a justement déposé en mars un brevet d’invention pour améliorer le

fonctionnement des jeux d’orgue. Voir Claude Édouard Clémançon, Rhéostats électriques à

distance graduée à appliquer notamment aux jeux d’orgues de théâtre, brevet d’invention,

no 276 003, 16 mars 1898, Institut national de la propriété industrielle, microfilm no 4340. 129 Châtelet, programme, 1898, Bibliothèque nationale de France, département des Arts du

spectacle, 4-RF-39724.

130 Monsieur tout le monde, « Soirée parisienne », L’Écho de Paris, no 5311, 10 décembre

1898, p. 3.

131 [Hippolyte Cogniard et Théodore Cogniard], La poudre de Perlinpinpin, manuscrit, 1898,

endormie, pour gravir la montagne de glace au sommet de laquelle l’attend le cœur de la Princesse Zibeline. La conduite des effets lumineux a certes été établie dans l’objectif d’accroître la spectacularité du ballet, mais son élaboration s’est bien inscrite en même temps dans un processus de narrativisation.

Figure 3 : Photographie de l’acteur Désiré Pougaud dédicacée à la famille du régisseur Gabriel Flammand, 1927. Source : Bibliothèque historique de la Ville de Paris, Association de la Régie

Théâtrale, fonds Gabriel Flammand.

La remise en état de l’éclairage de la salle ne passe pas inaperçue, avec « les flots de lumière douce versée par une ample couronne de feux électriques132 », mais les combinaisons que Rochard a obtenues sur scène avec le ballet de « La conquête d’un Cœur » font un peu oublier le reste du luminaire. Un élément du décor de ce ballet a d’ailleurs été spécialement élaboré pour être éclairé à la lumière électrique et produire par ce biais des effets nouveaux. L’ascension du Prince Vif-Argent et une partie des danses sont ainsi exécutées sur un grand praticable transparent, formant « un monumental escalier de cristal changeant de couleur de minute en minute, qui prend des aspects de feux alors que descendent les danseuses qui semblent piétiner sur du fer rouge133 ». Les critiques soulignent l’apport qu’a fourni à la création de ce praticable ce collaborateur devenu indispensable qu’est l’électricien134. Le dessinateur du Monde illustré a aussi choisi de mettre en valeur cet aspect du spectacle en représentant les silhouettes des danseuses qui se découpent devant les larges marches brillantes de l’escalier135. Pour la reprise de La Poudre de

Perlinpinpin en mai 1900, le tableau dans lequel apparaît cet escalier, qui était auparavant appelé « L’Escalier d’amour », a justement été renommé, pour être plus explicite, « L’Escalier lumineux136 ». En mettant en évidence la matérialité

132 Robert Vallier, « Le théâtre », La République française, no 1896, 10 décembre 1898, p. 3. 133 Félix Duquesnel, « Les premières », Le Gaulois, no 6213, 9 décembre 1898, p. 3.

134 Voir par exemple Lucien Muhlfeld, « Les premières », L’Écho de Paris, no 5311, 10

décembre 1898, p. 3.

135 Parys, « Théâtre illustré. – La Poudre de Perlinpinpin », Le Monde illustré, no 2179, 31

décembre 1898, p. 534-535.

de cet élément de décor, les critiques font ressortir le caractère spectaculaire de ce que nous nommons ici, dans le prolongement des définitions de Tom Gunning137 et d’André Gaudreault138, attraction lumineuse, c’est-à-dire un jeu de lumière dont les réglages ont été fixés pour éblouir soudainement le public à la manière d’un feu d’artifice139. Détachée de la narration, l’attraction lumineuse provoque un moment de splendeur, au sens propre du terme, pendant lequel l’intensité, la variété et la coloration des lumières sont appréciées pour elles-mêmes sans que l’on cherche leur signification.