• Aucun résultat trouvé

1. L’expressivité sensationnelle des acrobates

1.1. L’intercalation des pantomimes anglaises

La venue à Paris des Lauri-Lauri’s, « English Pantomime Company185 », attire, au tournant des années 1880, l’attention du directeur du Châtelet, Floury, qui s’apprête à remonter une féerie. Cette troupe d’acrobates est ainsi engagée pour exécuter une pantomime anglaise qui va constituer l’une des attractions de la reprise de Peau d’âne en juillet 1883186. Les Lauri-Lauri’s remportent alors un grand succès dans leur longue course trépidante à la poursuite d’un singe187, même si leurs acrobaties ne sont pas entièrement nouvelles pour ceux qui ont assisté à la pantomime qu’ils ont précédemment jouée aux Folies-Bergère188. Ce sont surtout les culbutes, les contorsions et les équilibres de l’acrobate grimé en singe qui sont sensationnelles dans ce numéro, car son corps vivement lancé à travers la scène « va, vient, saute, glisse, s’aplatit, rebondit, disparaît au plafond, reparaît au plancher189 ». Les différentes trappes installées à l’avance par les machinistes sur le plancher et les châssis (le manuscrit décrit notamment une « maison truquée190 » qui finit par s’écrouler) lui servent à parcourir avec rapidité l’espace scénique aussi bien dans sa hauteur que dans sa profondeur191. Quittant ensuite le domaine entièrement machiné de la scène, il va jusqu’à circuler dans la salle au beau milieu des spectateurs pour leur

185 Un habit noir, « Les théâtres », La Presse, no 203, 23 juillet 1883, s.p.

186 Charles Darcours, « Courrier des théâtres », Le Figaro, no 191, 10 juillet 1883, p. 3.

187 Voir Vanderburck, Laurencin et Clairville, Peau d’âne, manuscrit autographié interfolié dans

l’édition imprimée de 1879, 1883, Archives nationales, F18 980. Les principales modifications

opérées sur le texte imprimé concernent l’intercalation de la pantomime.

188 Fauchery, « Les premières », L’Intransigeant, no 1107, 26 juillet 1883, p. 2. 189 Eugène Hubert, « La soirée », Gil Blas, no 1346, 26 juillet 1883, p. 4. 190 Vanderburck, Laurencin et Clairville, op. cit.

procurer, en surgissant tout près d’eux, des impressions encore plus vives de surprise192. La vision de ces exercices physiques périlleux saisit d’ailleurs le public qui éprouve en les suivant un mélange paradoxal de plaisir et de crainte193. Charles Garnier lui-même exprime son admiration pour les Lauri- Lauri’s, en même temps qu’il souligne l’angoisse qu’il a ressentie pendant leurs acrobaties :

Certainement nous sommes maintenant habitués à ces dislocations surprenantes ; les Hanlon-Lee, les Gérard et bien d’autres nous ont déjà montré ces décarcassements humains et cette précision de mouvements insensés ; malgré cela, il faut bien reconnaître que les Lauri-Lauris ont dépassé peut-être encore en certains points ces étonnantes contorsions. La chute du plafond de 8 ou 10 mètres est réellement incroyable, le lancement par des trappes à ressort est stupéfiant ; quant aux culbutes, aux coups de batte sur la tête, aux passages dans des boîtes ou dans des glaces, tout cela est exécuté avec une adresse merveilleuse.

Je parle surtout du Lauri qui fait le singe et qui est plus singe qu’un singe lui-même ; ces [sic] bonds sont prodigieux, sa course sur le bord du balcon vertigineuse, et on se demande avec effroi ce qu’il a fallu de contusions pour que ces hommes arrivent à une telle habileté.

Je ne saurais cacher pourtant que la scène où l’on découpe le singe en morceaux m’a choqué par une affectation déplaisante de réalisme. On a étalé sous nos yeux les membres tout saignants ; cela était horrible à voir194.

La scène de démembrement qui se déroule à la fin de la pantomime a, en revanche, fortement déplu à Garnier, comme on le voit, mais aussi à des

192 Henry Fouquier, « Causerie dramatique », Le XIXe Siècle, no 4227, 31 juillet 1883, s.p. 193 Sur cet aspect, voir Tom Gunning, « An Aesthetic of Astonishment: Early Film and the

(In)Credulous Spectator », op. cit., p. 37.

194 Charles Garnier cité dans Francisque Sarcey, « Chronique théâtrale », Le Temps, no 8129, 30

critiques qui en déplorent l’aspect trop macabre. L’accueil enthousiaste reçu par les Lauri-Lauri’s incite toutefois Floury à les réengager au Châtelet pour une autre reprise, celle de La Poule aux œufs d’or en septembre 1884, leur nom étant bien inscrit sur le texte remis à la censure195. Les répétitions de la féerie sont malheureusement troublées, à quelques jours de la première, par un différend survenu entre le directeur du théâtre et les membres de la troupe, qui se sont plaints du service des machinistes après que l’un d’entre eux a été blessé pendant la manœuvre d’une trappe196. L’annonce du départ197 des Lauri- Lauri’s et, avec eux, de la danseuse étoile du théâtre, Zanfretta, qui est liée à la troupe, ne sert évidemment pas les intérêts de Floury, car les pantomimes anglaises avaient été annoncées plusieurs mois auparavant198. Le soir de la première, ces pantomimes sont pourtant bel et bien jouées, au moins en partie, le conflit avec les acrobates ayant visiblement été résolu199. Il était en effet difficile de se passer des services des Lauri-Lauri’s, ainsi que de ceux de la danseuse étoile dont on loue la beauté, la grâce et la pâleur200, sans nuire aux recettes du théâtre. Le succès de la féerie repose du reste en grande partie sur l’apothéose du ballet des Lumières, pendant laquelle plusieurs danseuses

195 Dennery et Clairville, La Poule aux œufs d’or, manuscrit interfolié dans une édition

imprimée non identifiée, 1884, Archives nationales, F18 980.

196 Jules Prével, « Courrier des théâtres », Le Figaro, no 264, 20 septembre 1884, p. 3. Des

informations contradictoires circulent toutefois dans la presse au sujet de ce différend.

197 Jules Prével, « Courrier des théâtres », Le Figaro, no 265, 21 septembre 1884, p. 3. 198 Trilby, « Courrier des théâtres », La Presse, no 161, 9 juin 1884, s.p.

199 Frimousse, « La soirée parisienne », Le Gaulois, no 800, 23 septembre 1884, p. 3.

200 Voir notamment Charles Martel, « La soirée parisienne », Le XIXe Siècle, no 4645, 24

septembre 1884, s.p. ; Fauchery, « Les premières », L’Intransigeant, no 1533, 24 septembre

1884, p. 2 ; J.-J. Weiss, « La semaine dramatique », Journal des débats politiques et littéraires, s.n., 29 septembre 1884, s.p.

magnifiées par l’éclairage électrique s’élèvent vers les cintres avec un grand lustre suspendu : « Figurez-vous huit jolies femmes peu vêtues, formant en l’air un immense candélabre. Subitement les globes qu’elles portent dans leurs entrelacements s’illuminent par l’électricité et vous éblouissent comme autant de soleils. L’effet a été énorme201. »

Alors que la suppression des pantomimes anglaises avait été envisagée dans le cas de La Poule aux œufs d’or, celles que les Lauri-Lauri’s préparent pour la création du Prince Soleil au Châtelet en juillet 1889 sont pensées selon une logique d’intégration narrative qui les rend difficilement dissociables de la pièce. Il a en effet été prévu, dès la phase d’écriture de cette féerie, que la troupe d’acrobates renouvellerait à plusieurs reprises ses fameux exercices physiques, mais qu’elle interpréterait aussi, aux côtés des acteurs du théâtre, des personnages qui interviennent du début à la fin du spectacle. Les Lauri- Lauri’s jouent ainsi les sept fidèles compagnons qui composent la suite du Prince Soleil : un Anglais, un Chinois, un Français, un Hottentot et sa femme, un Portugais et un Tzigane202. Le mutisme de ces personnages est justifié par le fait qu’ils ne parlent pas la même langue, ce qui permet aux Lauri-Lauri’s de ne s’exprimer que par gestes en multipliant les jeux de scène. Leur comportement burlesque prépare bien les spectateurs aux pantomimes qui ont été introduites dans le spectacle, notamment à celle du tableau d’« Une posada à

201 Eugène Hubert, « La soirée », Gil Blas, no 1772, 24 septembre 1884, p. 3.

202 [Hippolyte Raymond et Paul Burani], Le Prince Soleil, manuscrit, 1889, Archives

l’embouchure du Tage » qui est qualifiée de « vraie bouffonnerie vertigineuse203 ». C’est encore une fois un décor de maison à plusieurs niveaux praticables qui fait les frais d’une poursuite, les acrobates passant à travers le plancher du premier étage, dégringolant l’escalier extérieur jusque dans la cour ou encore grimpant sur le toit en se faufilant par la cheminée204. La façon dont les pantomimes ont été intégrées à la féerie est finalement soulignée par les critiques, toujours attentifs à l’enchaînement narratif des tableaux205.

203 Léon Kerst, « Premières représentations », Le Petit Journal, no 9696, 13 juillet 1889, p. 3. 204 [Hippolyte Raymond et Paul Burani], op. cit.

205 Voir par exemple Léon Bernard-Derosne, « Premières représentations », Gil Blas, no 3525,