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3. Un nouveau rapport au corps

3.1. Création vestimentaire et esthétique carnavalesque

Il est difficile de nommer un seul et unique style vestimentaire lorsqu’on étudie une féerie, car les costumes reflètent la diversité des tableaux dont la pièce est composée, certains tableaux s’approchant d’assez près de la reconstitution historique, d’autres s’affranchissant franchement de tout réalisme scénique. Les costumes de féerie partagent en ce sens bien des traits avec ceux d’autres genres dramatiques ou lyriques, puisque leurs créateurs, qui travaillent en général pour plusieurs théâtres parisiens, trouvent leur inspiration à la fois dans le romantisme des ballets de Théophile Gautier, dans la

277 Cette idée est renforcée par les discours promotionnel et critique qui promettent aux lecteurs

bouffonnerie des opérettes de Jacques Offenbach et dans l’historicisme des drames de Victorien Sardou. Néanmoins, la part de fantaisie et de liberté inventives recherchée par des dessinateurs comme Alfred Grévin, qui a justement collaboré avec Offenbach à la Gaîté, est déterminante dans le processus de création des vêtements et de leurs accessoires. Celui qui a composé les costumes de pièces telles que Le Voyage dans la lune (Gaîté, 1875)278, Les Pilules du diable (Châtelet, 1880)279 et L’Arbre de Noël (Porte Saint-Martin, 1880)280, a en effet mis à profit ses talents de caricaturiste pour concevoir des tenues burlesques aux formes, aux motifs et aux coloris étonnants. On se souviendra ainsi longtemps de l’entrée en scène des Hirondelles comme de celle des Sélénites dans les déguisements imaginés par Grévin pour Le Voyage dans la lune281. C’est cet aspect fantaisiste justifié par le monde diégétique merveilleux dans lequel se déroule l’histoire qui semble être le plus caractéristique de l’habillement féerique, mais certaines ressemblances évidentes avec les costumes des revues de music-hall, par exemple, rappellent que les modèles vestimentaires circulent facilement d’un genre à l’autre282.

Le mélange des styles dans une esthétique carnavalesque n’empêche pas pour autant les critiques d’avoir des critères d’appréciation bien définis

278 Un monsieur de l’orchestre, « La soirée théâtrale », Le Figaro, no 299, 27 octobre 1875, p. 3. 279 Un strapontin de l’orchestre, « La soirée théâtrale », Le Figaro, no 100, 9 avril 1880, p. 3. 280 Un strapontin de l’orchestre, « La soirée théâtrale », Le Figaro, no 281, 7 octobre 1880, p. 3. 281 Voir notamment s.a., « Premières représentations », L’Éclair, no 1212, 22 mars 1892, s.p. ;

Fernand Bourgeat, « Th. de la Porte-Saint-Martin », L’Entr’acte, no 83, 23 mars 1892, s.p. ;

J. Chrysale, « Premières représentations », La Liberté, no 9304, 23 mars 1892, p. 3.

282 On peut notamment observer ces liens de parenté avec les costumes de revue dans les

photographies des interprètes de La Revue des Folies-Bergère publiées en 1906. Voir s.a., « La revue des Folies-Bergère », La Revue théâtrale, no 50, janvier 1906, p. 1260-1262.

pour juger la production des dessinateurs et des costumiers. Selon le type de vêtement, les commentateurs sont au contraire particulièrement attentifs à l’élégance des lignes, l’équilibre des proportions, l’originalité des formes, l’harmonie des couleurs ou le chatoiement des étoffes et des autres matériaux utilisés. Pour la reprise de La Biche au bois au Châtelet en novembre 1896, les jugements de valeur portés sur les costumes des cortèges et des ballets de cette féerie prennent en compte les spécificités esthétiques des tableaux dans lesquels ils sont intercalés. Les costumes de la danse grotesque des « Noces du cornichon et de la tomate » amusent par leurs cartonnages283 aux couleurs vives284, tandis que ceux de la danse aérienne des « Poissons volants » plaisent par le scintillement de leurs écailles et de leurs ailes illuminées par des guirlandes de lampes électriques285. Les critiques accordent en même temps un grand intérêt à la façon dont les tenues féminines sont ajustées au corps des actrices qui les portent pour mettre spécialement en valeur leurs charmes respectifs. Les étoffes légères comme la gaze, la soie et la mousseline laissent passer la lumière électrique, révélant par conséquent plus ou moins ostensiblement la plastique des interprètes. Même les vêtements masculins composant le « travesti », ce déguisement qui permet aux actrices de jouer les rôles de princes dans les féeries, sont assez cintrés et moulants pour dessiner fidèlement les courbes des hanches et des jambes. Toujours dans La Biche au

283 Compère Guilleri, « Les soirées de Paris », Le Journal, no 1510, 15 novembre 1896, p. 2. 284 Paul Perret, « Revue dramatique », La Liberté, no 11 681, 15 novembre 1896, p. 1. 285 L. Xanrof, « Soirée parisienne », Paris, s.n., 16 novembre 1896, p. 2.

bois, Simon-Girard attire ainsi bien les regards des spectateurs sur ses formes tout en étant travestie en homme dans le rôle du prince Souci286. La rencontre des techniques de l’éclairage et de l’habillage est finalement bien résumée par la description que Jules Claretie donne, dans son roman Le troisième dessous paru en 1878, d’une jeune actrice anglaise, Lucy Vaughan, avant son entrée en scène dans une féerie :

Elle était superbe dans son costume frais, le satin laissant, par ses échancrures, apercevoir la carnation laiteuse de sa poitrine, le modelé somptueux de ses bras, les maillots de soie verte faisant saillir la rondeur de ses jambes, de hautes bottines dont chaque bouton était une émeraude, supportant ce beau corps hardi, pétri de blancheurs, fait pour être bientôt jeté en pâture dans le déshabillé et le décolleté de ce costume de Fées des Eaux à l’admiration bestiale d’une foule. Un ruissellement de pierreries faisait étinceler, sur la gorge, aux oreilles et dans les cheveux de l’Anglaise, des gouttelettes vertes où s’accrochait le moindre rayon de lumière. Des gants de peau verte, à dix-huit boutons, se collant à ses bras, donnait à cette belle fille au sourire implacable, dressée là de toute sa hauteur sur la trappe à tampon qui devait l’enlever, un caractère bizarre, et il y avait quelque chose d’âpre et de menaçant dans ces doigts serrés qui tenaient à la main, pour baguette, un roseau. Un flot de cheveux tombait sur les épaules. Une expression d’orgueil animait cette belle statue, consciente de cette opulente beauté, et Charrière était fou de ses grands yeux, perfidement limpides, de cette bouche froide et belle, de ces cheveux où ses doigts s’étaient enfoncés, de cette fille sculpturale qui le regardait doucement, essayant sur cet être dompté la séduction qu’elle allait exercer dans un moment sur toute une salle287.

286 A. Claveau, « Chronique théâtrale », Le Soleil, no 328, 23 novembre 1896, s.p. 287 Jules Claretie, « Le troisième dessous », Le Temps, no 6368, 27 septembre 1878, s.p.

Au moment où Claretie prépare son roman, l’éclairage électrique utilisé dans les féeries est encore celui des lampes à arc, la lumière Jablochkoff étant justement installée au Châtelet pendant l’année de parution du livre. La description que Claretie donne de Lucy montre que la plastique de l’actrice, qui sera bientôt prise dans le faisceau des lumières de l’éclairage de scène, va s’offrir à la vue du public dans un jeu d’échange sensoriel qui fait ressortir sa corporéité comme celle des spectateurs. D’un côté, l’actrice assume pleinement un rôle de « séduction » en exposant sa chevelure, ses oreilles, sa poitrine, ses bras et ses jambes, rien ne lui interdisant d’ailleurs de faire valoir son physique en s’adressant directement au public par des regards, des gestes ou des répliques. De l’autre, les spectateurs sont pris d’une « admiration » qui, par sa bestialité, relève de l’excitation sexuelle affichée sans retenue. C’est la métaphore de l’arène du cirque antique qui s’impose en fait ici, avec l’image du gladiateur affrontant de manière frontale les attaques violentes des fauves288. Cela ne veut toutefois pas dire que les actrices sont constamment dans un rapport de séduction, car elles peuvent chercher à provoquer bien d’autres effets que l’attirance charnelle. Les nombreux changements de costumes, qu’ils soient faits instantanément sur scène ou rapidement dans les coulisses, suscitent ainsi l’étonnement des spectateurs qui cherchent à en comprendre la technique. Les changements instantanés peuvent être obtenus pendant le

288 Cette image correspond bien à l’idée d’un rapport de « confrontation exhibitionniste » telle

que l’a définie Gunning (« Le cinéma d’attraction : le film des premiers temps, son spectateur, et l’avant-garde » , op. cit., p. 61).

déroulement de la représentation grâce à une corde à boyau attachée au costume qui doit disparaître pour laisser voir un autre couche vestimentaire. Au moment de la transformation, un machiniste placé dans le premier dessous ouvre un trappillon, saisit la ficelle et tire le costume vers le bas289. Les changements de costumes sont du reste si fréquents dans certaines féeries que les commentateurs parlent de « frégolisme290 », en référence à l’artiste transformiste italien Leopoldo Fregoli291.