• Aucun résultat trouvé

PARTIE 1 : ARGUMENTATION THÉORIQUE

1.3. Parcours scolaires genrés : quelles explications ?

1.3.2. Entre rapport au savoir et expérience scolaire : des difficultés d’opérationnalisation

1.3.2.1. Le rapport au savoir : au-delà de la reproduction, une construction subjective

Le concept de rapport au savoir est apparu dans les années 1960 et son usage a connu une forte expansion ces vingt dernières années. Aujourd’hui, il irrigue un grand nombre de travaux pluridisciplinaires, dans le champ de la psychologie mais aussi dans celui des sciences de l’éducation. Malgré la grande diversité (théorique et méthodologique) des recherches portant sur le rapport au savoir, tous ces travaux ont en commun le fait de ne pas réduire l’acte d’apprendre aux seuls processus cognitifs, mais au contraire de tenir compte de l’élève comme sujet actif et inscrit dans un contexte socio-historique, « le sujet comme centre actif d’une production de sens » (Laterrasse, 2002, 8). Présentée en 1989, par Beillerot, comme une notion en formation, la notion de rapport au savoir est reprise dans un grand nombre de travaux actuels dans le champ de l’éducation. Cependant, ses contours sont encore assez mal délimités et un repérage de ses définitions, de ses usages et de ses opérationnalisations paraît nécessaire.

 Genèse du concept de rapport au savoir

À l’origine de cette notion, nous pouvons distinguer des chercheurs qui, influencés par la psychanalyse et notamment par les travaux de Lacan (1966, cité par Laterrasse, 2002), ont amorcé une réflexion autour de la notion de savoir elle-même (Ghanteret, 1969, cité par Laterrasse, 2002) et des chercheurs qui, dans la mouvance des changements culturels initiés par le mouvement social de mai 1968, ont mis en place une approche réflexive et critique des pratiques de formations (Charlot, 1997). La notion de rapport au savoir a alors pour but le dépassement et le renouvellement des théories existant sur la problématique de l’échec scolaire, comme les théories de la reproduction et de l’habitus (Bourdieu & Passeron, 1970), ou encore celle du handicap socioculturel (Ogbu, 1978). En effet, ces travaux portaient très peu d’intérêt à la diversité au sein des différents groupes sociaux et donc aux différences interindividuelles permettant une appropriation et une construction tout autant personnelle que sociale.

21 L’intérêt de ce concept est qu’il permet l’articulation entre signification subjective (le sens que l’enfant accorde à l’école dans sa globalité) et influences du milieu social dans cette signification. De ce fait, la notion de rapport au savoir ne se réduit pas aux éléments de causalité externe, ni à la seule dimension individuelle des élèves (Laterrasse, 2002). Ainsi, en faisant notamment appel à la problématique du sens, de la subjectivité et de l’objectivité, les chercheurs peuvent mieux comprendre les processus de genèse du rapport au savoir et des modes d’expérience scolaire. Ils peuvent de ce fait dépasser les notions trop générales d’intériorisation et d’incorporation, mises en avant notamment dans les travaux des sociologues à la suite de Bourdieu, et ainsi promouvoir une approche non-réductionniste de l’acte d’apprendre.

 Définition du rapport au savoir

Afin d’étudier l’enfant dans les situations d’apprentissage scolaire, de nombreux auteurs ont utilisé la notion de rapport au savoir comme objet d’étude. Jusqu’à la fin des années 1970, le rapport au savoir a surtout fait l’objet d’un usage spontané qui n’a pas donné lieu à une définition précise. Charlot (1997), un des principaux promoteurs de ce concept, souligne qu’il en a lui-même fait l’usage dans plusieurs recherches, avant même d’en proposer une première définition. Cette notion ne s’est vraiment développée qu’à partir de la fin des années 1980 avec notamment deux groupes de recherches qui en ont donné les premières définitions : le groupe E.S.C.O.L. (Education Socialisation et Collectivités Locales) et le C.R.E.F. (Centre de Recherche en Education et Formation).

Le collectif E.S.C.O.L. a été fondé par Bautier, Charlot et Rochex en 1987, avec la volonté de donner une nouvelle dimension à la question de l’échec scolaire. Dans une approche psychosociale étayée sur une sociologie du sujet, ils analysent le rapport au savoir d’un sujet singulier dans un espace social et questionnent ainsi la singularité de l’élève dans sa mobilisation à l’école et dans les apprentissages. Les travaux d’E.S.C.O.L. sont généralement des études portant sur des adolescents issus de milieux populaires, privilégiant les approches qualitatives, notamment la passation d’entretiens semi-directifs et de bilans de savoir (de Léonardis, 2004). Le bilan de savoir (Charlot, Bautier & Rochex, 1992) est un texte écrit qui permet d’appréhender le rapport au savoir des participants à partir de la consigne suivante : « Depuis que tu es né, tu as appris beaucoup de choses, chez toi, à l'école et ailleurs... Qu’as- tu appris ? Avec qui ? Qu'est-ce qui est important pour toi dans tout ça ? Et maintenant, qu'est-ce que tu attends ? ». La consigne oblige donc les sujets à opérer un « choix » (conscient ou non) : quels apprentissages retenir ? « C’est ce choix qui nous intéresse : nous

22 posons comme postulat de méthode que les apprentissages évoqués par les jeunes sont ceux qui font le plus sens pour eux, et que ces textes sont donc une voie d’accès que les jeunes entretiennent avec le fait d’apprendre et le savoir » (op.cit., 134). Dès lors, les bilans de savoir ne nous indiquent pas quels apprentissages ont été réalisés par les élèves mais plutôt les apprentissages qui font davantage sens pour eux. « Le bilan de savoir n’est pas l’équivalent d’un questionnaire portant sur des faits, il est un instrument méthodologique permettant de travailler sur du sens, construit et produit par l’élève » (op.cit., 135). D’une façon générale le rapport au savoir est l’ensemble d’images, d’attentes et de jugements qui portent à la fois sur le sens et la fonction sociale du savoir dispensé à l’école, sur la situation d’apprentissage et sur soi-même. Pour Charlot et al. (1992, 29), le rapport au savoir peut se définir comme « une relation de sens et de valeur entre un individu et les processus ou produits du savoir ». Etudier le rapport au savoir d’un élève, c’est étudier la façon dont l’histoire scolaire se construit dans un ensemble de relations qui prolongent la construction identitaire des enfants au sein du milieu familial. Il s’agit alors d’étudier la façon dont l’enfant se développe comme membre de la société.

Le C.R.E.F., créé au milieu des années 1980, regroupe des chercheurs tels que, Mosconi, Blanchard-Laville et Beillerot (1996) et s’inscrit plus singulièrement dans une orientation clinique. Les travaux du C.R.E.F. s’intéressent tout particulièrement aux situations d’apprentissage dans leur diversité, ces recherches se basent sur des études de cas (entretiens et observations de situations pédagogiques). Les chercheurs du C.R.E.F. s’intéressent à la singularité du sujet. Le savoir doit avoir un sens pour que l’enfant se l’approprie : la psychanalyse évoque le rapport au savoir comme une relation d’objets qui doivent être investis de désir pour être appropriés. Pour Beillerot (1989), cette appropriation du savoir n’est pas une simple création de connaissances, c’est un processus d’auto-construction, de dépassement de soi, dans lequel le désir occupe une place centrale. Le rapport au savoir est donc un processus créateur, par lequel un sujet intègre et s’approprie tous les savoirs disponibles (Laterrasse, 2002). Mais, le rapport au savoir de l’élève tire aussi ses origines du rapport au savoir qu’il a vécu antérieurement, au sein de sa famille par exemple. En effet, toutes les familles n’entretiennent pas le même rapport au savoir, ni les mêmes attentes et attitudes vis-à-vis de leurs enfants. Le milieu social d’appartenance, le type de socialisation familiale, mais aussi le sexe de l’enfant jouent un rôle primordial dans la genèse de ces différences.

23 Les définitions initiales proposées par les chercheurs des équipes E.S.C.O.L. et C.R.E.F. se rejoignent autour de l’idée de mise en relation, insistant ainsi sur « le rapport à ». En effet, le rapport au savoir évoque moins une accumulation d’objets qu’un ensemble de relations. En définitive, ces travaux apportent des éléments complémentaires et indispensables à la compréhension du concept de rapport au savoir. Il faut souligner que les travaux des équipes E.S.C.O.L. et C.R.E.F. se caractérisent par la prise en considération de l’autre dans la construction du rapport au savoir. Ces auteurs s’inscrivent ainsi dans la lignée de Wallon (1946) qui présente le sujet comme indissociablement lié au social. Si l’équipe du C.R.E.F. permet de saisir la genèse de la constitution du rapport au savoir, celle d’E.S.C.O.L. permet quant à elle d’apporter une dimension socio-anthropologique et de saisir les différentes composantes du rapport au savoir. Ainsi, nous retiendrons principalement la définition de Charlot (1997) qui considère le rapport au savoir comme un « ensemble (organisé) de relations qu’un sujet humain entretient avec tout ce qui relève de « l’apprendre » et du savoir : objet, contenu de pensée, activité, relation interpersonnelle, lieu, personne, situation, occasion, obligation, etc. liés en quelques façons à l’apprendre et au savoir par là même » (op.cit., 94). Le rapport au savoir implique aussi d’autres rapports que l’individu développe au langage, au temps, à l’activité, aux autres, et à soi-même. (Charlot, 1997). Enfin, trois types de rapports au savoir sont identifiés (Charlot & al., 1992):

Le rapport épistémique considère l’apprendre comme le passage « de la non-possession d’un savoir à sa possession, de l’identification d’un savoir virtuel à son appropriation réelle » (Charlot, 1997, 80). C’est plus une forme de rapport à l’apprendre (« qu’est-ce qu’apprendre ? »). C’est un rapport au savoir comme objet (apprendre l’histoire de France,…). Mais ce savoir peut aussi se transposer dans le cadre du passage de la non- maîtrise d’une activité à sa maîtrise (apprendre à nager, à faire du vélo, etc.). Enfin, le rapport épistémique au savoir peut être en lien avec l’acquisition de savoir-faire sociaux dans un dispositif relationnel (apprendre à se méfier, à être solidaire, etc.) permettant de s’approprier ainsi une forme d’intersubjectivité.

La dimension identitaire renvoie à la question : « pourquoi apprendre ? ». En effet, apprendre ne fait sens qu’à travers l’histoire du sujet, en tenant compte de ses projets, de ses attentes, de sa relation aux autres et à lui-même. À travers l’apprendre, entre en jeu la construction de soi et de l’image de soi. Pour preuve, la réussite scolaire est souvent liée à un renforcement narcissique, alors que l’échec est souvent néfaste pour l’estime de soi des élèves.

24 Tout rapport au savoir est également rapport à l’autre (l’enseignant, les pairs, etc.) et comporte donc une dimension relationnelle. C’est à travers le rapport au monde et à soi, impliqué dans le rapport au savoir, que s’imbriquent les questions épistémiques et identitaires. De ce fait, le rapport au savoir est avant tout un rapport social au savoir ; mais cette dimension sociale ne s’ajoute pas aux deux précédentes dimensions, elle contribue à leur donner une forme particulière (Charlot & al., 1992). L’analyse du rapport au savoir comme rapport social ne doit pas être pratiquée à côté de l’analyse des dimensions épistémiques et identitaires, mais à travers elles (Charlot, 1997).

 Les difficultés d’opérationnalisation de la notion de rapport au savoir

De ces premières définitions nous retiendrons leur caractère extensif et le souci d’interroger la situation pédagogique ainsi que les différentes formes du savoir. Toutefois, les travaux sur le rapport au savoir se heurtent à des difficultés d’opérationnalisation de ce concept complexe.

Le rapport au savoir est l’ensemble des relations qu’un sujet entretient avec un objet, une activité, une relation, une situation, liés de toutes manières à l’apprendre et au savoir, il est ainsi rapport au monde, au langage, aux autres et à soi-même. L’important c’est l’inscription du rapport au savoir dans un réseau de concepts (Charlot, 1997). Beillerot (1989) considère que le concept de rapport au savoir est un concept « flou », bien qu’irremplaçable, il ne peut devenir opératoire que s’il fait l’objet d’une réduction ou d’un choix méthodologique. Cependant, certains auteurs soulignent que ces différentes définitions devraient faire la distinction entre le rapport au savoir et le rapport à l’école (Laterrasse, 2002). Pour Charlot (1997), le rapport à l’école s’articule autour des représentations de l’école, des enseignants, de la famille, du savoir, etc. Par la suite, alors que Laterrasse (op.cit., 21) définit le rapport à l’école comme « une relation de sens, et donc de valeur, entre un individu (ou un groupe) et l’école comme lieu, ensemble de situations et de personnes », d’autres auteurs, comme Charlot et al. (1992), préfèrent étudier l’expérience scolaire des élèves.

Rochex (2004) fait ainsi une critique de ces différentes définitions au caractère trop large qui, selon lui, s’avèrent être difficilement opérationnalisables en tant que telles pour conduire un travail de recherche particulier. En effet, les différentes définitions que nous venons de présenter, dans la mesure où elles mettent plus en avant des processus et des relations que des entités fixes, ne débouchent pas sur une opérationnalisation simple et univoque. De plus, étudier le rapport au savoir implique forcément la prise en compte privilégiée soit du versant subjectif, soit de son ancrage dans des situations socioculturelles plurielles. Le concept de

25 rapport au savoir ne peut donc pas apparaître comme directement opérationnalisable et mesurable en le décomposant, mais comme un concept holistique et heuristique utile pour construire des méthodes permettant de s’intéresser aux divers processus entrant en jeu dans la construction du savoir et dans l’expérience scolaire des enfants.

1.3.2.2. L’expérience scolaire des jeunes enfants : l’étude des représentations scolaires