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CHAPITRE 2 LA SOCIALISATION DE GENRE : UN PROCESSUS À MULTIPLES FOYERS

2.3. Les supports culturels de la socialisation de genre

2.3.2. Le rôle des livres

2.3.2.1. Littérature enfantine et modèles de rôles de sexe

Selon Epiphane (2007), l’étude de la littérature enfantine offre la possibilité d’analyser les valeurs et les représentations qui sont transmises aux enfants dès leur plus jeune âge. Les livres pour enfants sont des supports permettant aux parents et aux enseignants d’initier les enfants à l’apprentissage de la lecture et représentent de fait un support incontournable de la socialisation des enfants. À travers les albums illustrés et la presse enfantine proposés aux enfants, il est possible d’accéder aux représentations du masculin et du féminin, telles qu’elles peuvent être véhiculées, de manière plus ou moins implicite par les auteurs de cette littérature enfantine (Cromer, Brugeilles & Cromer, 2008 ; Dafflon Novelle, 2002 ; Fontanini, 2010 ; Lorenzi-Cioldi, 2006). Les rôles joués par les filles et les garçons dans les livres sont

52 importants à analyser, ainsi que la manière dont sont présentés les hommes et les femmes, car c’est en partie par l’intermédiaire de ce support, utilisé dans la famille, mais aussi dans les institutions de la petite enfance et à l’école, que les enfants vont acquérir des connaissances sexuées sur le monde qui les entoure.

Plusieurs constats ont été faits à partir de l’analyse de la littérature enfantine. Tout d’abord, les histoires avec un héros sont deux fois plus nombreuses que celles narrant l’histoire d’une héroïne. Lorsque les personnages présentés sont des personnages anthropomorphiques ou des adultes ces asymétries sont des plus évidentes, dans ces cas le rapport passe à plus du double, mais aussi dans les livres pour les enfants de 2-3 ans où l’on retrouve, ici, dix fois plus de héros que d’héroïnes. De manière générale, d’autres asymétries quantitatives apparaissent : les garçons sont plus souvent sur la couverture de ces livres et leurs prénoms sont majoritaires dans les titres des livres (Dafflon Novelle, 2002). Les constats de Hamilton, Anderson, Broadlus et Young (2006) établis à partir de l’analyse de 155 livres, catégorisés dans les « best-sellers » de la littérature enfantine entre 1999 et 2001, confirment largement les résultats mis en avant par Dafflon Novelle (2002). Les garçons et les hommes sont ainsi plus représentés dans les rôles centraux des histoires, alors que les filles sont en léger surnombre dans les rôles secondaires. Cependant, cette tendance s’inverse avec l’âge des enfants. En effet, lorsque les livres présentent des histoires pour des enfants âgés de 9 ans et plus, on retrouve deux fois plus d’héroïnes que de héros. Malgré tout, de manière générale la proportion de livres en question ne représente qu’un très faible pourcentage dans la littérature enfantine (environ 2,5%). De plus, ce résultat est à relativiser car il peut s’expliquer par le fait qu’à cet âge, les filles lisent davantage que les garçons et que le marché du livre va donc se centrer sur cette nouvelle cible dans un but commercial (Dafflon Novelle, 2002).

De manière générale, les filles et les femmes sont facilement identifiables, elles portent essentiellement des attributs et des vêtements féminins (bijoux, accessoires, etc.). Même lorsqu’il s’agit de personnages anthropomorphiques, la différence est très nette. En effet, les animaux féminins sont dotés d’attributs féminins, tels que de longs cils, des lèvres rouges, alors que les personnages masculins portent la moustache ou la barbe, sont musclés et surtout portent très souvent des lunettes ou sont en tenues de travail. Nous pouvons remarquer que les lunettes symbolisent très souvent l’exercice d’une profession, autant que l’autorité et l’intelligence (Dafflon Novelle, 2002). Les femmes et les filles sont aussi très souvent représentées dans des attitudes plutôt passives à l’intérieur, dans un lieu privé, alors que les

53 hommes sont plus souvent illustrés à l’extérieur de la maison vaquant à des occupations de manière active. Par ailleurs, la colère et l’indiscipline sont plus souvent illustrées par des personnages masculins que par des personnages féminins qui n’expriment que très rarement leur mécontentement. Les femmes sont plus souvent désignées par leur rôle familial et, lorsqu’elles accèdent à des rôles professionnels, ceux-ci sont très stéréotypés et peu variés (Epiphane, 2007 ; Hamilton & al., 2006). De plus, il est très rare de trouver dans cette littérature un personnage féminin endossant les deux rôles (familial et professionnel). L’étude d’Epiphane (2007) porte sur 91 albums illustrés publiés entre 1997 et 2007 dans lesquels l’univers du travail est largement représenté. Son étude montre que, bien que certains ouvrages publiés ces dernières années œuvrent pour une réelle mixité des professions, la grande majorité des ces ouvrages présentent encore des visions très stéréotypées des professions : surreprésentation des hommes dans les métiers du bâtiment, de la sécurité, dans des postes de direction, etc. ; surreprésentation des femmes dans les métiers sanitaires et social, dans l’éducation, etc.. Epiphane (2007) montre ainsi que sur les 489 métiers recensés dans son étude, 328 sont exercés uniquement par des hommes, 75 le sont uniquement par des femmes et seulement 85 par des hommes et des femmes. Enfin, lorsqu’une femme exerce une profession contre-stéréotypée, la plupart du temps elle adopte une position très stéréotypée dans cette profession, par exemple, l’auteur note que « jamais les très nombreux policiers hommes sont montrés en train de mettre une contravention sur un pare-brise, dans l’univers visuel des livres pour enfants c’est le lot des seules femmes policiers » (op.cit., 71). L’activité principale attribuée aux enfants dans les livres, quel que soit le sexe, reste le jeu. Cependant, les filles sont plus souvent représentées que les garçons dans des activités domestiques. Les filles sont généralement représentées avec de jeunes frères et sœurs avec lesquels elles peuvent exercer des activités de maternage qui correspondent bien aux jouets qui leur sont associés. Plus actifs et autonomes, les garçons sont plus souvent mis en scène avec des copains avec lesquels ils font du sport ou des bêtises (Dafflon Novelle, 2006 ; Lorenzi-Cioldi, 2006).

2.3.2.2. Le poids des stéréotypes dans les manuels scolaires

Dès le début des années 1980, Delamont (1980, cité par Zaidman, 1996) a réalisé des travaux sur les contenus transmis aux élèves de primaire et a ainsi observé que les énoncés des exercices, u les exemples issus des manuels scolaires comportaient très fréquemment des stéréotypes sexistes, souvent implicites, n’apportant strictement rien sur le plan pédagogique.

54 Selon Leder (1974, cité par Dafflon Novelle, 2006), les manuels scolaires influencent non seulement la socialisation, en renforçant les stéréotypes, mais aussi la réussite scolaire car les performances d’un élève sont toujours meilleures quand l’exercice fait sens et rencontre son intérêt.

Bien que depuis les années 1980, une prise de conscience se soit développée, les stéréotypes de sexe sont toujours présents et persistent au fil des années. Dans leur analyse des manuels scolaires édités jusqu’en 1997, Rignault et Richert (1997) ont mis en avant de nombreux stéréotypes de sexe, en matière de contenus et d’iconographie, entraînant de grandes divergences de traitements entre les hommes et les femmes et ce, à différents niveaux, tout au long de la scolarité. Ces auteurs ont ainsi constaté que les modèles féminins se faisaient beaucoup plus rares que les modèles masculins. C’est le cas dans les récits proposés aux élèves : lorsqu’il y a un héros dans l’histoire, il s’agit dix fois plus souvent d’un garçon que d’une fille. On retrouve le même déséquilibre numérique entre les sexes au niveau des auteurs des textes et des ouvrages présentés aux élèves dans les cours de français.

Mais, c’est au niveau des rôles assignés aux hommes et aux femmes que l’on retrouve le plus de différences. La femme est définie à partir de la vie familiale et domestique, alors que l’homme est essentiellement identifié par son activité professionnelle et sociale à l’extérieur du foyer (Baudoux & Zaidman, 1992). L’idée sexiste d’une place inférieure assignée à la femme est alors bien souvent masquée par la valorisation de la femme au niveau de la sphère familiale, où elle occupe le rôle principal. Les manuels scolaires, au même titre que la famille et la littérature enfantine, transmettent au fil des générations cet assujettissement de la fille à l’exercice futur des ses rôles familiaux, alors que les garçons sont plus encouragés et renforcés vers une réussite sociale et professionnelle. La palette des orientations professionnelles masculines semble, en effet, bien plus large que celle proposée aux filles qui sont très peu valorisées dans les livres scolaires. Lorsqu’une femme est représentée, il s’agit dans 90% des cas d’une femme au foyer, dans le cas contraire elle est hôtesse de l’air, institutrice, infirmière, secrétaire ou caissière. Les hommes se voient attribuer un plus grand panel d’activités, de loisirs et de métiers (ingénieur, pilote, maire, docteur, etc.). Ils font aussi preuve d’une plus grande autorité et prise de décision lorsqu’il s’agit d’exemples liés à la vie familiale.

Différentes recherches consacrées aux manuels scolaires des différentes disciplines scolaires s’accordent largement à ces premiers constats (Brugeilles & Cromer,

55 2005 ; Brugeilles, Cromer & Panissal, 2009 ; Fontanini, 2007 ; Fontanini & Panissal, 2008 ; Tisserand & Wagner, 2008). On peut donc penser que l’image de la femme épouse ou ménagère, peu valorisée pour ses qualités et non invitée à participer à la vie économique et politique, n’aide pas les filles à trouver des modèles positifs d’identification. Les supports pédagogiques utilisés tout au long de la scolarité véhiculent donc un grand nombre de stéréotypes : les filles sont renvoyées vers l’insouciance, la légèreté, le foyer et la famille, alors que les garçons sont poussés vers l’activité, les responsabilités et le pouvoir (Baudoux & Zaidman, 1992). Par voie de conséquence, cet éventail plus restreint de modèles identificatoires pour les filles peut provoquer une baisse de l’estime de soi. En effet, une étude d’Ochman (1996) montre que l’estime de soi d’enfants âgés de 7-9 ans est plus élevée après la lecture d’histoire comprenant des personnages de son propre sexe qu’avec des personnages de l’autre sexe. La lecture d’histoires avec des personnages féminins s’inscrivant dans des activités contre-stéréotypées fait prendre conscience aux enfants que les filles peuvent tenir ce type de rôle et encourage les filles à se projeter dans des activités et des professions plus variées (Dafflon Novelle, 2006).