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Rappel historique de la prise en charge de la maladie mentale en France 72 

2.1.1  Avant la loi de 1838 ou la préhistoire de l'asile 

L’histoire des soins aux malades mentaux ne peut être comprise qu’en référence au contexte contemporain social, politique et économique (Dear & Wittman, 1980) de chaque époque. La plupart des sociétés semblent avoir reconnu certaines formes extrêmes de comportements comme preuve d’une instabilité. Le point à partir duquel un tel comportement est défini comme de la « folie » dépend du degré des troubles et de l’attitude de la société à l’égard de la déviance. Les soins dispensés aux personnes atteintes de troubles mentaux et du comportement ont ainsi toujours reflété les valeurs sociales qui influent sur la perception de la maladie mentale dans la société. La manière dont les individus atteints d’un trouble mental ou du comportement sont traités varie selon l’époque et le lieu. Tantôt, il leur a été témoigné le plus grand respect (dans certaines sociétés où on les considérait comme des intermédiaires entre les dieux et les morts), tantôt ils ont été battus et condamnés au bûcher (notamment dans l’Europe du Moyen Age et de la Renaissance avec les procès et exécutions de sorciers), tantôt encore, on les a enfermés dans de vastes institutions où ils étaient parfois examinés comme des curiosités (certains établissements organisaient des visites) et tantôt enfin, on les a soignés en les intégrant dans la communauté à laquelle ils appartenaient. Quelle que soit la forme concrète prise, l’histoire des soins aux malades mentaux révèle cependant une perpétuelle mise à l’écart de ces malades, plus ou moins explicite selon les époques. Cette mise à l’écart va s’exprimer à la

12 La répartition des maladies mentales varie selon les pathologies : si en moyenne on estime à 1% la prévalence de la schizophrénie dans toutes les populations, il est possible qu’ensuite la proportion se modifie dans la mesure où les schizophrènes seraient conduits à s’installer en milieu urbain. Dans le cas des maladies suscitées par l’alcoolisme, la prévalence est plus forte dans certaines régions rurales. Mais au total, les indications relatives à ces répartitions sont parfois contradictoires, et l’hypothèse d’une égale probabilité reste valide quantitativement, même si des différences qualitatives entre ville et campagne selon les pathologies sont connues.

fois à travers l’enfermement, l’exclusion et l’éloignement du regard. Le discours est toujours double, il s'agit à la fois de prendre en charge et d'éloigner, de les protéger et de protéger la société des désordres qu'ils pourraient causer.

Ainsi, dans la Rome classique, la « folie » était considérée comme un problème qui devait être traité à l’intérieur du cercle familial. Les attitudes négatives à l’égard du malade mental n’apparaissaient alors que lorsque la famille faisait défaut (Conrad & Schneider, 1980). La tolérance classique de la maladie mentale trouvait ses racines dans le fait que, pour les classes dominantes tout au moins, la folie était une maladie causée par un déséquilibre des quatre « humeurs » d’Hippocrate (phlegme, sang, atrabile et bile) auxquelles étaient associés quatre tempéraments : lymphatique, sanguin, atrabilaire et colérique (Pelicier, 1976). La maladie mentale pouvait donc être soignée en équilibrant les humeurs.

A l’époque médiévale, cette conception a été abandonnée. La domination politique et sociale de cette période était largement exercée par l’Eglise à travers le mode féodal de production. L’interprétation contemporaine de certaines parties de la Bible est venue influencer les attitudes vis à vis de la maladie mentale, la « folie » étant alors perçue comme le résultat d’un péché et l’œuvre du diable (Jones & Moon, 1987). Des pèlerinages thérapeutiques sont organisés : à Saint-Mathurin de Larchant près de Nemours en Seine-et- Marne, à Saint-Hildevert de Gournay en Seine-Maritime, ou encore, exemple plus célèbre car une colonie familiale s’y est installée : Sainte-Dymphne de Geel en Belgique (Meyers, 2005). C’est à cette époque également qu’un type particulier d’ « hébergement » aurait été utilisé sur le Rhin et les canaux du Nord : la nef des fous (Narrenschiff), bateau errant d’une ville à l’autre et récupérant les insensés. Le fou est ainsi chassé de la ville et enfermé à ses portes, « son exclusion doit l’enclore » : « Confier le fou à des marins, c’est éviter à coup sûr

qu’il ne rôde indéfiniment sous les murs de la ville, c’est s’assurer qu’il ira loin, c’est le rendre prisonnier de son propre départ. (…) C’est vers l’autre monde que part le fou sur sa folle nacelle, c’est de l’autre monde qu’il vient quand il débarque (…). Le fou n’a sa vérité et sa patrie que dans cette étendue inféconde entre deux terres qui ne peuvent lui appartenir » (Foucault, 1961, p.22).

La question de l’hébergement des fous commence à se poser au Moyen-âge (Meyers, 2005). Des léproseries et maladreries situées aux portes des villes sont réouvertes (la lèpre ayant

disparu) pour accueillir les pauvres, parmi lesquels « quelques pauvres d’esprit, incurables et insensés ».

La Renaissance voit la croissance des villes et de la précarité. Se pose alors la question de la gestion de ces masses de population qui affluent vers les villes. Une nouvelle population apparaît : celle des mendiants qu'il faut gérer. On crée alors le Bureau des Pauvres, les maisons d'enfermement (prisons, dépôts de mendicité, pensions privées) se développent. Peu à peu, les éléments progressistes de la pensée de la Renaissance ont prévalu et une attitude plus tolérante à l’égard de la maladie mentale est revenue. Cette tolérance est cependant à replacer dans le contexte social du capitalisme émergeant (Foucault, 1961). Le malade mental, comme le mendiant valide, est alors perçu comme une main d’œuvre potentielle. Les structures asilaires ont d’abord été développées comme un lieu d’enfermement pour de nombreux groupes antisociaux ou improductifs, le malade mental ne formant qu’une sous-catégorie des individus internés.

Une évolution se dessine cependant dès la première moitié du XIXe siècle, dans les mentalités et dans les conceptions médicales. On assiste alors à une série de bouleversements institutionnels et conceptuels, desquels sont issus une bonne partie des héritages parfois difficiles à gérer aujourd’hui en matière de soins de santé mentale (Dory, 1991). La santé mentale est considérée comme un objet légitime d’investigation scientifique, la psychiatrie est devenue une discipline médicale et les personnes atteintes de troubles mentaux sont désormais considérées comme relevant de la médecine.

2.1.2  Les conditions d’émergence de la loi de 1838 

Comme bien des processus porteurs d’effets pervers, le mouvement qui aboutit au système asilaire des XIXe et XXe siècles était nourri de louables intentions. Il s’agissait, d’une part, d’améliorer le sort des malades déjà internés dans diverses institutions plus ou moins adaptées à leur état (hospices, maisons privées, prisons, hôpitaux pour pauvres…) et, d’autre part, de proposer aux patients non encore pris en charge une perspective thérapeutique. Cette exigence de ne plus seulement enfermer et surveiller les aliénés, mais de leur appliquer un « traitement moral » susceptible de les guérir, ou tout au moins d’améliorer

suffisamment leur état pour qu’ils puissent réintégrer une certaine vie sociale est l’aboutissement d’une longue évolution des mentalités se déroulant dans différents pays européens au cours des XVIIe et XVIIIe siècles. Nous retrouvons dans les discussions du texte de loi ce discours toujours double entre protection de l'individu et exclusion de la société : ainsi s'exprimait le Comte de Montalivet, ministre de l'intérieur en 1838 : « Messieurs les Pairs, de tous les services confiés à la sollicitude de l’autorité publique, il n’en est

point peut-être qui, par la nature des besoins auxquels il s’applique, par la gravité des questions qui s’y rattachent, soit d’un intérêt plus urgent et mérite davantage d’occuper les méditations du législateur, que celui des aliénés. Il ne s’agit pas seulement de venir au secours de la plus affligeante des infirmités humaines, de préserver la société des désordres que des individus peuvent commettre dans les moments où leur raison est complètement troublée : il faut les préserver eux-mêmes de leur propre fureur, les soustraire à tous les abus dont ils peuvent être les victimes, garantir leurs personnes et leurs biens, et veiller en même temps à ce que les mesures prises pour empêcher les écarts de la folie ne dégénèrent en atteintes contre la liberté individuelle des citoyens chez lesquels on serait intéressé à supposer l’altération des facultés mentales. » Ou

encore, s'exprimant encore plus ironiquement, le Marquis Barthélémy : « La législation doit

prescrire l’isolement des aliénés, car cet isolement, en même temps qu’il garantit le public de leurs écarts et de leurs excès, présente aux yeux de la science le moyen le plus puissant de guérison. Heureuse coïncidence qui, dans l’application de mesures rigoureuses, fait concourir l’avantage du malade avec le bien général ! » (Ministère de l'intérieur et des cultes, 1881).

Parmi les éléments importants de cette transformation, il faut tout particulièrement retenir, d’une part, la fin des interprétations démonologiques de la « folie », et, de l’autre, la prééminence croissante des explications naturalistes, garantissant au groupe social qui les véhicule (les médecins) une légitimité grandissante dans la gestion sociale de la « folie ». La loi du 30 juin 1838 organisant la prise en charge des aliénés, décrite plus précisément ci- après, apparaît donc comme la première réponse sanitaire réellement proposée aux malades mentaux, qui étaient jusqu'alors souvent placés en prison ou dans des institutions pour les indigents, dépôts de mendicité, si leur comportement troublait l'ordre social.

santé mentale à la Direction Générale de la Santé lors de l’élaboration de la circulaire du 15

mars 196013 mettant en place la sectorisation psychiatrique, rappelle dans un article de 1978,

que c’est en raison de l’obligation faite par cette loi que, de 1838 jusqu’à la fin du XIXe siècle, ont été créés la plupart des hôpitaux psychiatriques existant actuellement en France (Mamelet, 1978). Leur édification ne s’est cependant vraiment opérée que plus tard (Constans, Lunier & Dumesnil, 1878; Constans, Lunier & Dumesnil, 1901). Lantéri-Laura explique cette lenteur par le changement de paradigme en cours à l’époque, passant de celui

de l’aliénation mentale14 définie par Pinel, dont l’asile représentait l’institution exigée par

cette doctrine, à la conception générale des maladies mentales15 de Falret. Le paradigme de

l’aliénation mentale a donc servi à élaborer des projets d’institutions qui n’entreront dans les faits qu’à la période du paradigme des maladies mentales, ces institutions se trouveront donc rapidement inadaptées aux conceptions alors en cours. Cette lenteur dans la mise en place de la loi, s’explique aussi, selon Audisio (1980), par les difficultés économiques au niveau national et des préjugés négatifs au sein de la population, l’opinion publique n’étant pas prête à accepter l’idée de dépenser des sommes importantes « pour retenir, garder et éventuellement traiter des insensés réputés incurables ».

Les asiles vont se multiplier jusqu’au début du XXe siècle, mais ils se trouvent rapidement saturés. Le nombre croissant de malades (et l'absence d'une croissance similaire du nombre de médecins capables de les prendre en charge) fera renoncer de fait aux ambitions thérapeutiques de départ et restreindre les asiles à un rôle de « gardiennage ». Le nombre de malades internés est ainsi passé de 42 000 en 1874 à 85 000 en 1929, pour atteindre 109 000 en 1939. « Le surencombrement des services est une constante de l'histoire de la psychiatrie. Mais

qui dit surencombrement dit indifférenciation, donc impossibilité d'opérer des classifications médicales, blocage de la technologie aliéniste et, finalement, renoncement à la vocation thérapeutique affirmée de ces établissements » (Castel, 1978, p.236).

13 Circulaire du 15 mars 1960 relative au programme d'organisation et d'équipement des départements en matière de lutte contre les maladies mentales.

14 Cette notion, proposée par Philippe Pinel à la fin du XVIIIe siècle, fait de la folie une maladie seulement curable par le traitement moral et l’isolement dans des établissements spéciaux.

15 Par ce paradigme, Falret met surtout en avant la pluralité des maladies et leur irréductibilité à une unique pathologie.