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2.2  La diffusion spatio-temporelle des établissements psychiatriques français 77 

2.2.1   L’asile comme une innovation 77

Jusqu’en 1838 et la loi du 30 juin sur les aliénés, aucune réponse sanitaire n’était réellement proposée aux malades mentaux. Ceux-ci se retrouvaient accueillis dans les hôpitaux généraux, les Hôtel-Dieu, les maisons de santé privées laïques ou religieuses, voire dans les prisons, dans des conditions déplorables mises en avant par de nombreux rapporteurs en France (Colombier & Doublet, 1785), comme à l'étranger (Howard, 1780). Il s’agissait davantage jusqu’à la fin du XVIIIe siècle d’enfermer les malades qui troublaient l’ordre social, plutôt que de les soigner. Ainsi, la loi des 16-24 août 1790 comprenait, au nombre des objets confiés à la vigilance et à l’autorité de l’administration, « le soin d’obvier ou de

remédier aux événements fâcheux qui pourraient être occasionnés par les insensés laissés en liberté, et par la divagation des animaux malfaisants ou féroces ». La loi des 19-22 juillet 1791

va jusqu’à établir des peines contre ceux qui laisseraient divaguer des insensés ou des furieux, mais n’indique pas les moyens de prévenir ces divagations (Constans et al., 1878). En 1818, le psychiatre Esquirol écrivait, dans un mémoire qu’il présenta au ministre de l’Intérieur en 1819 : « Ces infortunés sont plus mal traités que des criminels et réduits à une

condition pire que celle des animaux ». Des constats similaires sont alors établis en

Allemagne, Angleterre, Italie.

En 1819, une circulaire ministérielle visant à améliorer la prise en charge des aliénés fut adressée aux préfets : « Les aliénés sont dispersés dans les hospices, dans les prisons, les dépôts de

mendicité ; vous examinerez si l’on pourrait à peu de frais les réunir dans un seul établissement, où un traitement pourrait être convenablement institué. (…) Les loges trop petites, humides, sans air, souterraines souvent, devront être abandonnées ou améliorées ; on établira des cours, des jardins. (…) On ne laissera plus coucher les malades sur le sol des cellules, on y établira des couchettes scellées dans le mur, et la paille en sera souvent renouvelée. (…) Les gardiens ne devront plus être armés de bâtons, de nerfs de bœuf, ni accompagnés de chiens. (…) S’il est des établissements auxquels il ne soit pas attaché un médecin visitant journellement les malades, il en

sera nommé un qui devra être assisté d’un élève, qui lui, résidera dans la maison et surveillera. »

Mais cette instruction n’eut que peu d’effets, peu de moyens financiers ayant été déployés pour accompagner cette volonté.

C'est à cette période que les germes de l'innovation apparaissent. Pinel en France (1800), Tuke (1813) et Brown (1837) en Grande-Bretagne développèrent le concept d’aliénation mentale et l’idée de curabilité de la maladie. L’asile est alors devenu l’instrument thérapeutique privilégié de ce traitement moral de l’aliénation mentale. Le lieu a une importance considérable dans ce modèle. Il s’agissait d’isoler le malade du stress de la société et de la vie familiale et de l’isoler dans un lieu idéalement situé à la campagne. Le traitement moral, en engageant et en agissant sur l’intellect et les émotions, remettait en cause les méthodes traditionnelles des saignées et des purges appliquées au corps des patients (Goldstein, 1997). Si le traitement moral était déjà utilisé par les praticiens anglais (Willis notamment), Pinel était le premier à en expliquer la nature en termes scientifiques.

En France, ce traitement va être institutionnalisé par la loi de 1838 sur les aliénés. Le premier objet de la loi est l'isolement des aliénés, il s'agit, dans la conception des médecins de l'époque, de placer le malade dans une situation nouvelle en le séparant des lieux, des objets, des personnes, des circonstances dont se formaient ses relations habituelles. La loi de 1838 parle d'établissements d'aliénés publics et privés et d'hommes de l'art pour nommer les médecins aliénistes. Le terme d'aliénés vient ainsi remplacer ceux d'insensés ou d'agités utilisés précédemment, indiquant l'adoption du paradigme d'aliénation mentale proposé par Pinel. Le terme d'asile était prôné par Esquirol en 1819 pour se distinguer de l'hôpital général, emblème de l'arbitraire policier de l'Ancien régime, et de l'Hôtel-Dieu à qui Pinel reprochait de rendre les aliénés incurables (Lantéri-Laura, 2001) : « Je voudrais qu'on donnât

à ces établissements un nom spécifique qui n'offre à l'esprit pas d'idée pénible ; je voudrais qu'on les nommât des asiles » (Esquirol, 1818, p.26). Le terme d'asile d'aliénés disparaîtra en 1937 et

sera remplacé par celui d'hôpital psychiatrique.

La réponse du gouvernement à cette pression de l'opinion va être d'institutionnaliser le dispositif par la loi du 30 juin 1838 sur les aliénés (annexe 3). La loi prévoit que chaque département devra créer un établissement adapté à la prise en charge des aliénés ou passer

convention avec un établissement privé agréé, inscrivant géographiquement son développement.

Cette loi, promulguée sous la monarchie de Juillet, va régler pendant plus de 150 ans le sort des malades mentaux, sa réformation complète étant intervenue par la loi du 27 juin 1990 relative aux droits et à la protection des personnes hospitalisées en raison de troubles mentaux et à leurs conditions d'hospitalisation. La loi de 1838 crée donc une nouvelle obligation pour les départements de fournir une offre de soins pour la prise en charge des malades mentaux. L'échelle départementale va donc avoir une forte influence sur le développement géographique de la diffusion de l'innovation constituée par ces nouveaux établissements. Par ailleurs, la loi de 1838 ne donne aucune indication sur le lieu où ces structures devaient être implantées.

Dans l’analyse suivante, nous considérons l’asile d’aliénés, tel que prôné par Esquirol et institué par la loi de 1838, comme un marqueur, un « proxy » de l’implantation d’une innovation majeure des soins aux malades mentaux en France. Il constitue une nouvelle approche clinique, thérapeutique de la maladie mentale, et se propose comme nouvel instrument de soins. Cela correspond à la définition schumpéterienne de l'innovation (Schumpeter, 1912; Schumpeter, 1939) qui se distingue de l’invention en ce qu’elle est adoptée effectivement par la société (Dortier, 2004). L’établissement spécialisé dans la prise en charge des maladies mentales peut être considéré comme une innovation institutionnelle au sens de Pederson (1970) car cette innovation ne s’adresse pas directement aux individus ou aux ménages (on parle alors d’innovation domestique), même si son apparition peut avoir d’importantes conséquences pour eux, mais elle introduit la notion de service collectif. Ce caractère est également souligné par institutionnellement par une loi datée dont elle fait l'objet. En outre, cette loi inscrit la diffusion de cette innovation sur le territoire français, puisqu’elle oblige chaque département à se doter d’un établissement public spécialisé dans la prise en charge des aliénés. Le processus de diffusion de l’innovation n'est donc pas aléatoire, dans le sens où il est encadré, organisé, accompagné par l'Etat (donc centralisé) et la diffusion spatiale est prévue par la loi puisqu'elle oblige chaque département à se doter de cette innovation. Brown (1981) distingue ainsi les phénomènes décentralisés qui se diffusent de manière autonome sur le territoire des

processus centralisés qui utilisent un support de propagation, telle qu'une politique de santé. Dans ce dernier cas, un intermédiaire décide des conditions de diffusion et empêche la diffusion spontanée du phénomène. Cette gestion de l'innovation peut interférer dans la temporalité du processus et dans les lieux touchés par l'innovation.

Le développement de cette innovation va donc être lié à son assise institutionnelle, aux caractéristiques des agents innovants, aux facteurs d’incitation proposés (Jessua, Labrousse, Vitry & Gaumont, 2001). Sa diffusion va pouvoir rencontrer certaines barrières ou résistances économiques (la création de ces établissements a un coût important pour les départements d’implantation), et sociales (certaines formations sociales peuvent s’opposer à l’adoption de l’innovation) (Bailly & Béguin, 2000).

Dans le cas présent, l'adoptant de l'innovation est l'Etat qui va avoir la capacité d'influencer le processus de diffusion à travers ses antennes géographiques locales, les départements français. Le gouvernement de l'époque avait alors à cœur de démontrer l'effectivité de sa structure gouvernementale récemment créée. En effet, le découpage administratif de la France en départements date de 1790 et a marqué le lien noué entre organisation du territoire et projet politique (Burguière & Revel, 1989). L'objectif était d'améliorer la gestion de l'Etat français, recherche d'un équilibre entre l'unité nécessaire du royaume et l'autonomie souhaitable mais limitée de ses parties : "diviser pour unir". Pour Sieyès, l'unité sociale est le premier but de la réforme, la division régulière de l'espace obéit à une préoccupation égalitaire. Le département apparaît comme le relais d'une centralisation et d'une unification renforcées du territoire. La centralisation s'appuie alors prioritairement sur l'institution départementale. Le département est le relais du pouvoir à travers le territoire. Il en résulte que l'ensemble des administrations publiques s'adapte au cadre départemental. Le département acquiert en 1838 la personnalité juridique et se voit attribuer des ressources et des responsabilités élargies, en particulier en matière d'équipement (Burguière & Revel, 1989). L'hôpital psychiatrique en fait partie.

En outre, le souci de couverture générale du territoire participe de l'organisation spatiale de l'Etat et il s'affirmait avec force au début des années 1830 lors de l'installation des réseaux de chemin de fer, vus comme le moyen d'homogénéiser l'espace de circulation national. Cette préoccupation est rappelée dans les travaux de Marie-Vic Ozouf-Marignier (1986) à

propos de la création des départements en 1790 et de ce qui avait été prévu parmi les compétences des départements et de ce qui relèverait de l'échelle de l'Etat. Si l'administration départementale des asiles est quelque chose de relativement pionnier en termes de services, venant après l'organisation des transports, et relevant de la même volonté de couvrir le territoire, d'assurer l'homogénéisation républicaine, on peut aussi s’interroger sur l‘échelle à laquelle ces fonctions du territoire sont pensées : s’agit-il d’un processus complètement « top down » (l'Etat impose ses directives) ou y a-t-il un peu de « bottom up » (avec notamment des précurseurs) et quels réseaux soutiennent le rapport entre les deux ? Maurice Bourjol (1969) a ainsi analysé quelles ont été les compétences des différents niveaux d'administration au cours de l'histoire.

La diffusion de l'asile psychiatrique sur le territoire français peut dès lors être traitée comme tout processus de diffusion d'une innovation, l'adoptant étant dans ce cas une unité administrative, le département.

Pour analyser cette diffusion, nous avons exploité les archives de la Statistique Générale de la France, des ouvrages d’historiens, ainsi que le répertoire national des établissements sanitaires et sociaux. Ces différentes sources sont décrites ci-dessous. Nous analysons dans un premier temps la diffusion spatiale (évolution du nombre et de la localisation des établissements), en la replaçant dans une histoire longue qui permet de comprendre si la loi a institué ou non une rupture dans une évolution. Puis nous essayons de comprendre en fonction de quels facteurs elle s’est effectuée, en testant plusieurs hypothèses :

-

des départements les plus peuplés vers les moins peuplés, ce qui correspondrait à un

processus de diffusion hiérarchique de l’innovation. On pourrait alors s’interroger sur ce qui détermine cet effet hiérarchique : s’agit-il d’un simple effet de la demande potentielle sur l’offre de soins ? ou bien faut-il voir dans ce processus des effets plus complexes de l’organisation hiérarchique urbaine, qui se traduit par des différences qualitatives dans la capacité à accueillir l’innovation ?

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des départements possédant déjà des structures embryonnaires, ce qui impliquerait un

effet d’avantage initial ou de « path dependency » (enchaînement historique) dans l’évolution de ce système, les premières initiatives traduisant l’effet des réseaux sociaux

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des départements déjà équipés vers les départements voisins, ce qui pourrait correspondre soit à un effet d’entraînement lié à la proximité, soit à certaines ressemblances structurelles entre départements voisins (effet régional, niveau d’échelle supérieur à celui du département).