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3.1   La désinstitutionalisation à la française : du lieu au milieu 153 

3.1.1   La conception clinique 153

En France, le processus de désinstitutionalisation diffère en effet du processus observé dans les autres pays. Nous pouvons donc nous attendre à ce que son inscription géographique ne soit pas une transposition exacte des modèles étrangers présentés dans le chapitre 1.

Tout d'abord, le terme de désinstitutionalisation est peu employé en France. On parle de « sectorisation » se référant ainsi à la politique de secteur mise en place en 1960, certains parlent de « déshospitalisation » (réduction du nombre de lits et sortie des patients de l'hôpital) (Dodier & Rabeharisoa, 2006; Eyraud, 2006) qui semble être une traduction plus correcte du terme anglais « deinstitutionalisation » qui se réfère à l’établissement et non à l’institution dans son ensemble. Cette nuance a en partie son origine dans le mouvement de psychothérapie institutionnelle qui s'est développé en France après la seconde guerre mondiale et la prise de conscience d'une partie de la profession médicale et des soignants qu'ils agissaient avec leurs patients comme les gardiens avec les prisonniers des camps de concentration. L'idée était alors non pas de supprimer l'institution, mais de la soigner de l'intérieur, de la modifier, en utilisant toutes les structures existantes pour prendre en charge le malade, c'est le concept de « psychothérapie institutionnelle » évoqué précédemment. Les psychiatres reprennent ainsi la thèse du psychiatre allemand Hermann Simon selon laquelle un établissement est un organisme malade qu'il faut constamment soigner (Simon, 1929, p.251). Cette position intègre donc pleinement l'hôpital psychiatrique comme une modalité de soin importante de la prise en charge. Pour le psychiatre Daumézon (1977), l’asile départemental du XIXe siècle a été l’équivalent fonctionnel du secteur, et la psychiatrie n’a ni à répudier son passé, ni à en rougir, mais à l’analyser pour en tirer enseignement. Selon lui, dans la seconde moitié du XXe siècle, la psychiatrie dispose de moyens d’action différents de ceux de la période asilaire, que ce soit à travers l’usage des médicaments psychotropes ou le développement du savoir psychopathologique. Les structures économiques, sociales et idéologiques de la société sont très différentes de celles du siècle précédent. Pour ces raisons, la psychiatrie de secteur ne peut être que radicalement différente de la psychiatrie traditionnelle connue jusqu’ici, elle se caractérisera par l’intervention auprès de malades non séparés du groupe social (Daumézon, 1977).

Cela a eu pour conséquence un processus plus lent et plus doux de fermeture des lits d'hospitalisation comparativement à ses homologues étrangers, une « désinstitutionalisation tempérée » pour reprendre l'expression des psychiatres Bernard Odier et Jean-Pierre Escaffre (Odier & Escaffre, 2004). Pour Pierre Noel, psychiatre hospitalier, on a assisté en France à une « évolution » et non à une « révolution » de la prise en charge de la maladie

mentale, comme cela a pu être observé en Italie par exemple avec la loi 18019. Aucun

hôpital psychiatrique n'a été fermé, comme cela a été le cas dans les autres pays étudiés. L'objectif n'était pas de fermer les hôpitaux psychiatriques, mais de les dépasser. Il s'agit plus d'une déconcentration de l'institution que d'une désinstitutionalisation proprement dite.

La seconde caractéristique de la désinstitutionalisation à la française est son inscription initiale dans un cadre territorial, le secteur psychiatrique. L'espace national va ainsi être divisé en zones géo-démographiques de 70 000 habitants pour lesquelles une même équipe est en charge de l'ensemble des soins de santé mentale depuis la prévention jusqu'à la réinsertion et la post-cure.

Pour la politologue Pauline Rhenter, la notion de milieu « pourrait bien constituer le cœur de la révolution psychiatrique ». Elle cite Georges Canguilhem qui écrit, dans « Le normal

et le pathologique » (1943): « Redevenir normal, pour un homme dont l'avenir est presque toujours imaginé à partir de l'expérience passée, c'est reprendre une activité interrompue, ou du moins reprendre une activité jugée équivalente d'après les goûts individuels ou les valeurs sociales du milieu […]. Le vivant et le milieu ne sont pas normaux pris séparément, mais c'est leur relation qui les rend tels l'un à l'autre ». Cette politologue démontre bien le lien entre les

représentations cliniques des spécialistes et la nouvelle organisation socio-territoriale des soins qui est préconisée :

« La lecture des comptes-rendus de Charles Brisset et Huber Mignot des Journées Psychiatriques de

1967 permet de préciser le lien conceptuel entre une telle définition du secteur et la psychothérapie institutionnelle. En effet, pour les défenseurs de la psychothérapie institutionnelle, le psychiatre et ceux qui travaillent avec lui sont censés « pénétrer le réseau des interactions dans lequel le sujet se trouve pris » au motif que : « c'est en agissant dans le milieu et parfois sur le milieu que se mène le combat contre les maladies mentales […] les institutions ne sont pas seulement des lieux où sont dispensés leurs soins, elles constituent en elles-mêmes, par les caractéristiques du milieu humain qu'elle réalise, des agents thérapeutiques » (Livre Blanc de la

Psychiatrie Française, 1967, p.27). Autrement dit, le secteur doit être conçu, d'après les

perspectives de la psychothérapie institutionnelle, comme le milieu thérapeutique sur lequel il faut agir. L'institution sur laquelle doit se faire le travail de restitution de la dimension symbolique de la réalité est donc ce « réseau » diffus de relations personnelles dans et hors le champ hospitalier (Rhenter, 2004, p.157). Ce n’est donc plus, le lieu, l’asile, qui est thérapeutique, mais le milieu, l’environnement de vie du patient.

C’est donc cette conception clinique qui va aboutir à la rédaction de la circulaire du 15 mars 1960 mettant en place la politique de secteur, qui impose de déterminer dans chaque département, des circonscriptions géographiques à l’intérieur desquelles une équipe médico- sociale assure la prévention, le diagnostic précoce, le traitement intra et extra hospitalier ainsi que la postcure des malades qui s’adressent à elle. Il s’agit de permettre à l’équipe soignante, par la bonne connaissance qu’elle peut acquérir du malade, de sa famille et de son milieu, par l’utilisation des équipements dont elle dispose, d’assurer le traitement au long cours du malade et son insertion dans la « communauté », c’est-à-dire en d’autres termes dans la société locale. Continuité des soins et multiplicité des structures contribuent à « étayer » le cadre de vie du patient, à l'accompagner dans sa vie quotidienne, face à ses difficultés, à lui proposer des points d'ancrage constructifs. Cette continuité des soins doit

ainsi s'appuyer sur un environnement, le secteur. Pour le psychiatre Guy Baillon20, cet

environnement devait avoir une échelle humaine, correspondre à une communauté d'histoires, d'éléments socio-économiques et de liens entre les individus qui partagent cet environnement. Et ce fort ancrage territorial est là une des principales spécificités de la psychiatrie française.

Nous pouvons d'ores et déjà critiquer la conception ruraliste du territoire par les acteurs de l'époque. Le secteur apparaît comme un milieu de vie proche dans lequel on trouverait inscrit l'ensemble des relations sociales des patients. C'est un concept qui ne correspond déjà plus à la société d'avant-guerre. L'exode rural a amené depuis moins d'un siècle beaucoup de populations dans les villes et a considérablement complexifié les relations sociales des individus. Ce n'est pas un hasard si les premières expériences de secteur psychiatrique ont été mises en pratique dans des campagnes et espaces ruraux isolés des pratiques des populations, tels qu'en Lozère avec l'établissement de Saint-Alban-sur-

Limagnole sur lequel nous reviendrons dans les pages suivantes. Le psychiatre Daumézon, en 1978, soulevait cette question :

« Un des modèles idéaux de la politique de secteur peut être ainsi schématisé : une équipe de plusieurs psychiatres avec leurs collaborateurs vit dans une unité de vie. Déjà se pose un problème, existe-t-il des unités de vie dans la « foule solitaire » des mégapoles ? Mais passons ! Cette équipe est immergée dans l'unité de vie comme un poisson dans l'eau, elle intervient sur le patient à travers les médiateurs institutionnels variés auxquels ses membres participent, parce qu'eux aussi, à titre personnel, sont parents d'élèves, joueurs de bridge, membres de groupes de partis politiques, paroissiens, etc. Et ainsi, participants à part entière aux médiateurs d'une part, soignants des malades d'autre part, ils interviennent dans un but thérapeutique. »

(Daumézon, 1978)

3.1.2  La traduction administrative par le découpage