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La réalité du découpage des secteurs : « Petits arrangements entre amis » 163

3.1   La désinstitutionalisation à la française : du lieu au milieu 153 

3.1.3   La réalité du découpage des secteurs : « Petits arrangements entre amis » 163

En 2003, la France (DOM inclus) compte 830 secteurs de psychiatrie générale (chargés de prendre en charge la population âgée de plus de 16 ans d’un territoire défini) et 321 secteurs de psychiatrie infanto-juvénile (pour la population de moins de 16 ans). Ces secteurs sont très hétérogènes en matière de taille de population et de superficie. Ainsi, en 2003, la population couverte par les secteurs de psychiatrie générale variait de 33 000 à 133 000

habitants22 (Coldefy, 2007b) et la superficie de moins de 2 km² à plus de 3 000.

La quasi-totalité des secteurs respectent les limites des départements, et donc le territoire institutionnel départemental n’est pas remis en cause lors du découpage en secteurs psychiatriques. L'échelle départementale avait été renforcée par l'arrêté du 14 mars 1972 fixant les modalités du règlement départemental de lutte contre les maladies mentales, l'alcoolisme et les toxicomanies, bien que l'article 2 autorise le rattachement de certaines « zones frontières d'un département » à des départements voisins « en raison de

circonstances locales ». Plusieurs raisons peuvent être avancées à cette non-remise en question :

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l'époque asilaire, avec la loi de 1838, avait fortement inscrit son empreinte

départementale dans le paysage psychiatrique français.

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les secteurs psychiatriques relevaient d’une compétence départementale : c’est le

schéma départemental d’organisation en psychiatrie qui a prévalu (des années 1970 à 1990) et qui explique que les secteurs ont été découpés à l’intérieur de chaque département. Malgré la régionalisation de la politique de santé dans les années 1990, ces découpages ont rarement été remis en question.

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une autre explication tient à la règle selon laquelle les hospitalisations d’office

(hospitalisation sans consentement d'un patient dont les troubles mentaux nécessitent des soins et qui compromet la sûreté des personnes ou porte atteinte de façon grave à l'ordre public) sont décidées en droit par le préfet. La gestion des cas où un secteur dépendrait de deux départements serait rendue plus difficile, il existe donc aussi des contraintes institutionnelles par lesquelles le territoire politique intervient dans la prise en charge des patients.

Le découpage initial en secteurs a rarement fait l'objet d'une réelle évaluation objective des besoins de la population, telle que recommandée par les textes officiels et élaborée par Bonnafé dans l’Encadré 2. Il s’est plutôt agi de « petits arrangements entre amis ». Le découpage a été fait « sur un coin de table », aux dires mêmes de certains des participants aux discussions entre psychiatres, directeurs d'hôpitaux, et représentants des Directions départementales des affaires sanitaires et sociales (DDASS). Les critères mobilisés pour expliquer les découpages sont plus ou moins objectifs et argumentés. La situation initiale de l’établissement historique a fortement joué dans le découpage. Ainsi dans le cas de l’agglomération parisienne, « le fait que l’héritage du passé était caractérisé en énorme

prédominance par de grandes institutions asilaires implantées à peu près exclusivement dans le quart Sud-Est du territoire constituait une donnée très originale et très impérieuse qui détermina le trait dominant du parti adopté ; une orientation très différente dans le territoire pourvu de formules anciennes et dans celui longtemps dépourvu » (Bonnafé, 1977). Les axes de

secteurs « égaux », personne ne devant paraître privilégié, ou spécialisé dans telle ou telle prise en charge. Les principes d'égalité ont ainsi été préférés à la recherche d'une cohérence territoriale, ou d'une cohésion populationnelle. Des arguments étonnants sont parfois avancés. Ainsi peut on lire dans le numéro spécial de la revue Recherches consacré à l'histoire de la psychiatrie de secteur, à propos du découpage de l'Essonne, que « tel

psychiatre, par phobie de l'automobile, a dessiné son secteur le long de la voie de chemin de fer; tel autre s'est totalement désintéressé de l'aire qui lui était affectée, pour peu que s'y trouve une maison russe qui fait ses délices de clinicien; un autre enfin, passionné par la délinquance, aura voulu placer dans son secteur un centre de l'Education surveillée » (Fourquet & Murard, 1980,

p.251).

Le découpage initial des secteurs a rarement obéi à des principes de cohésion qui seraient totalement fondés sur l’homogénéité d’une population. Ainsi, certaines limites du découpage sectoriel en psychiatrie sont fréquemment mises en avant, comme dans le rapport consacré à « territoire et santé » par le Centre de recherche et de documentation en économie de la santé (CREDES, 2003). Parmi celles-ci, on peut citer son aspect artificiel et parfois obsolète : le découpage n’est pas toujours fondé sur les besoins de la population et son évolution. C’est le cas par exemple des découpages en « parts de camembert » ou « rayon de roue » à cheval sur une partie rurale et une partie urbaine censés garantir l’attractivité des secteurs pour les médecins. En outre, il est souvent reproché à ce maillage l’absence de recoupement avec les secteurs sanitaires, sociaux, médico-sociaux ou éducatifs, ce qui entraîne des difficultés de coordination avec les différents partenaires (y compris les élus locaux) et met en échec la continuité des soins. En fait, cette critique s’adresse moins au découpage en secteurs, qui a l’antériorité pour lui, qu’à l’absence de prise en compte des évolutions ultérieures pour harmoniser les maillages des différents services apparus par la suite. Le problème du « mille-feuilles administratif » français est toujours d’actualité en 2010, avec la création des Agences Régionales de Santé (ARS) et la définition de territoires de santé intégrant les différents acteurs du champ sanitaire (libéral et hospitalier) et médico- social. Comment construire un territoire commun à tous ces champs relevant de compétences différentes (le département, la commune, les territoires de projet…) ? Ce problème a été encore récemment bien analysé à propos des circonscriptions de l’action

sociale dans la thèse de Antonine Ribardière « Précarité sociale : quand les mailles s'en

mêlent » (Ribardière, 2005).

Néanmoins, si ces limites ont été avancées, ces contraintes et difficultés ont parfois pu être surmontées au travers des politiques d’organisation de soins (CREDES, 2003) avec, notamment, des redécoupages de secteurs respectant une logique de fonctionnalité et d’accessibilité, des tentatives pour faire coïncider les secteurs psychiatriques avec les secteurs sanitaires, une plus grande souplesse par rapport aux normes de population (afin de limiter par exemple les distances à parcourir pour les équipes et les soignants dans les zones rurales peu peuplées), mais surtout avec le développement de l’intersectorialité, soit la mutualisation de moyens entre différents secteurs pour proposer une prise en charge particulière (modalité de prise en charge spécifique, population ou pathologie spécifique). En 1990, une circulaire relative aux orientations de la politique de santé mentale a prévu un éventuel redécoupage des secteurs, rappelant que le critère de 70 000 habitants pour un secteur de psychiatrie générale ne constitue pas une norme mais une base indicative, et qu’il est possible de « dédoubler les secteurs démographiquement trop chargés », que « les évolutions

démographiques imposent parfois de réenvisager la configuration des secteurs psychiatriques de manière à rééquilibrer les charges entre secteurs », que des circonstances locales peuvent

« exceptionnellement » autoriser à « transgresser des limites départementales ».