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4 Valeur lexicale de rɔbɑh

4.2 Les emplois lexicaux : rɔbɑh est un N

4.2.1 rɔbɑh comme argument d’un verbe

4.2.1.1

rɔbɑh

comme complément d’objet d’un verbe

A l’oral, il n’y a pas beaucoup de contextes où rɔbɑh peut être employé seul sans aucun déterminant comme complément d’objet d’un verbe. Comparons par exemple (58a) et (58b) :

(58) Pour répondre à S1 qui veut savoir ce qu’il a l’intention d’acheter en allant au marché, S0 peut dire :

a) យៅ ិញមហូប ។

tɨv tɨɲ mhoop

aller acheter nourriture

Je vais acheter de la nourriture. b) យៅ ិញរបស់ ។

tɨv tɨɲ rɔbɑh

aller acheter rɔbɑh Je vais acheter « rɔbɑh ».

Dans (58a) S0 informe S1 de ce qu’il veut acheter au marché tandis que dans (58b), S0

répond sans rien répondre sur le fond. Cet exemple renvoie à des contextes restreints : soit S0 est en colère contre S1 et ne veut pas que S1 se mêle de ses affaires, soit il ne veut pas que S1 soit au courant pour des raisons diverses : ce qu’il va acheter ne plairait pas à S1 ou il veut le laisser dans un état d’ignorance pour créer un effet de surprise. Si dans (58b) on ajoute une détermination qui spécifie la finalité à acheter rɔbɑh, on a (58c) qui se rapproche de (58a) sauf que ce qui est à acheter n’est pas complètement identifié. Dans ce cas, S0 ne donne que la propriété commune de ce qu’il va acheter : soit il n’a pas encore les idées claires sur ce qu’il va acheter soit il ne veut pas les détailler à S1. S’il veut en savoir plus, S1 peut demander à S0

d’énumérer ce que désigne rɔbɑh. Dans (58b) et (58c), la seule prononciation de rɔbɑh qu’on peut avoir est ləbɑh.

tɨv tɨɲ rɔbɑh dak tuu tɨk kɑɑk

aller acheter rɔbɑh mettre armoire eau glacé

Je vais acheter de quoi remplir le frigidaire.

Dans les films parlant de trafiquants ou de gangsters (souvent des films étrangers doublés en khmer), les personnages utilisent très souvent rɔbɑh et cela crée un effet de mystère : il s’agit de quelque chose de « louche ». Il est en concurrence avec tumnɨɲ « marchandise » qui vient par infixation de tɨɲ « acheter » mais ce dernier ne remplace rɔbɑh qu’en cas de transaction commerciale.

(59) ករបស់ប្បគៃ់យោ អញវិញភ្លាម យបើចង់រស់ !

yɔɔk rɔbɑh prɑkuəl ʔaoy ʔaɲ vɨɲ pliem baə

prendre rɔbɑh livrer donner 1SG PART immédiat si

cɑŋ ruəh

vouloir vivre

Rends le/la moi tout de suite si tu veux avoir la vie sauve ! (60) ៃុ ែៃ់លែ ំនិញែៃ់លែ !

luy dɑl day tumnɨɲ dɑl day

argent arriver main marchandise arriver main

Une fois que j’aurai l’argent, vous aurez la marchandise !

Dans (59), les réalisations phonétiques rɔbɑh et ləbɑh sont toutes les deux possibles. Cet exemple peut relever de plusieurs situations possibles. Puisqu’il s’agit d’un dialogue, rɔbɑh est prononcé ləbɑh lorsque l’identification du référent de rɔbɑh est un enjeu entre le locuteur et son interlocuteur. Le locuteur suppose que ce dernier sait de quoi il s’agit, et c’est pourquoi il ne le nomme pas : ce à quoi réfère rɔbɑh reste un secret entre eux deux. Il est tout à fait possible que l’interlocuteur ne sache pas de quoi veut parler le locuteur. Par contre, la prononciation pleine correspond plutôt à un cas où l’identification du référent de rɔbɑh n’est pas un enjeu intersubjectif. Cette identification peut être le thème autour duquel se construit l’histoire du film : son référent est un objet mystérieux dont la nature se précise au fil de l’histoire.

Dans les contes, il y a deux cas d’utilisation de rɔbɑh avec la prononciation pleine : 1) pour désigner ce qui a été mentionné auparavant dans le texte (c’est un substitut des objets déjà mentionnés dans le contexte gauche sans réévoquer leur identité de départ) ; 2) pour ne pas identifier (énumérer) des objets auxquels renvoient rɔbɑh (ces objets sont déterminés indépendamment du lecteur et de l’auteur).

(61) Après avoir tué les ogres, l’aveugle et l’estropié des deux jambes ont récupéré tous les biens qui ont été offerts aux ogres :

ៃុះែៃ់យហ្ើ ោខាវក់ដាក់ោខ្វិនចុះពីយៃើក ករបស់មកមចកោន (Recueil de contes khmers, Vol. 2 p. 8)

luh dɑl haəy ʔaa kvak dak ʔaa kvən coh

tomber arriver PART PRO aveugle poser PRO estropié descentre

pii ləə kɑɑ yɔɔk rɔbɑh mɔɔk caek knie PREP sur cou prendre rɔbɑh venir partager PRO

Une fois arrivé (sous un feroniella lucida), l’aveugle descend l’estropié de ses épaules et prend les objets pour se les partager (pour se déplacer l’aveugle porte l’estropié sur ses épaules).

rɔbɑh désigne les biens précieux que les gens ont apportés aux ogres et que les deux héros ont récupérés comme récompense après avoir tué les ogres. Ces objets de valeur qui étaient offrandes aux ogres sont à présent les objets que les deux héros vont se partager en fonction de la valeur de chaque objet et non sur leur identité commune de départ.

(62) « ឪពុកបានឲ្យសំបុប្តយៅកូនធម៌មក ករបស់មមនឬ? » (Recueil de contes khmers, Vol. 2 p. 8) ʔəvpuk baan ʔaoy sɑmbot tɨv koon tʰoa mɔɔk

père obtenir donner lettre aller enfant dharma venir

yɔɔk rɔbɑh mɛɛn rɨɨ

prendre rɔbɑh vrai PART

Père avez-vous donné une lettre à vos enfants « adoptifs » leur demandant de venir prendre les « choses » ?

Ici, rɔbɑh n’a pas d’antécédent bien défini. Ce qui importe c’est de savoir si le père a bien ordonné à ses « enfants adoptifs » de venir prendre un certain nombre d’objets ; quant à l’identification de ces objets, il n’en est pas question. Le lecteur peut toutefois imaginer ce que cela pourrait être mais cela ne suscite pas une demande d’énumération. Peu importe ce qu’on peut imaginer, les référents de ces objets sont considérés comme déterminés mais indépendamment du lecteur et de l’auteur : cela ne vaut pas la peine d’entrer dans les détails.

On trouve aussi dans les contes, des dialogues où rɔbɑh est utilisé seul comme objet d’un verbe. Cet emploi de rɔbɑh ressemble à son emploi à l’oral représenté par l’exemple (58b) :

(63) Un jeune homme garde une cinquantaine de chevaux pour un riche propriétaire au bord d’un fleuve. Il garde les excréments de ces chevaux dans plusieurs centaines de sac. Un jour, des jonques de commerçants chinois sont passées près de sa hutte. Le jeune homme les invite à se rapprocher et leur demande :

«យសេចស្សុកចិនយោះ ជាយកាើរអញ [ ] យបើអនកប្តឡប់យៅស្សុកចិនវិញ អញយផញើរបស់យៅយកាើអញផង» ។ (Recueil de contes khmers, Vol. 1 p. 98)

sdac srok cən nuh cie klaə ʔaɲ baə neak trɑlɑp tɨv srok

roi pays Chine DEICT être copain 1SG si 2SG retourner aller pays

cən vɨɲ ʔaɲ pɲaə rɔbɑh tɨv klaə ʔaɲ pʰɑɑŋ

Chine PART 1SG envoyer rɔbɑh aller copain 1SG PART

Le roi de Chine est mon grand ami [ ] si vous retournez en Chine, je veux lui envoyer des « objets » (avec vous). (Grâce aux hommages qu’il fait tous les jours au Bouddha, les excréments de cheval qu’il a envoyé sont devenus des pièces d’or lorsque le roi de la Chine ouvre les sacs. En guise de reconnaissance, le roi lui envoie sa fille cachée dans un grand tambour.)

Dans cet exemple, ce à quoi renvoie rɔbɑh n’a pas été mentionné auparavant. En utilisant rɔbɑh, le jeune homme veut éviter de révéler aux commerçants chinois la nature des objets qu’il veut envoyer à leur roi. En tant que lecteur, même si on ne sait rien de l’identité du référent de rɔbɑh, on se doute qu’il s’agit des excréments de cheval.

(64) Un jeune garçon est chargé d’accompagner un riche propriétaire qui se rend tous les jours à la cour royale. Il doit porter un plateau d’assortissement de noix d’arec, lui est à pied tandis que son maître est à cheval. Par crainte que le contenu du plateau tombe par terre, il ne peut pas marcher aussi vite que le cheval de son maître et se voit reprocher son retard :

ោឯងរត់ឱ្យមតបានទាន់យសះអញ យបើវាប្រុះរបស់កុំ ប់យរើសយឡើ (Dha añjăy) ʔaa ʔaeŋ ruət ʔaoy tae baan toan seh ʔaɲ baə PRO 2SG courir donner REST obtenir atteindre cheval 1SG si

vie cruh rɔbɑh kom cʰup rəəh laəy

3SG tomber rɔbɑh NEG s’arrêter ramasser PART

Il faut que tu courres de façon que tu puisses rattrapper mon cheval, s’il arrive que « quelque chose » tombe ne t’arrête pas pour le ramasser.

Le riche propriétaire, furieux du retard du garçon a focalisé son propos sur la vitesse du déplacement du garçon « il fallait que le garçon arrive à rattraper son cheval » sans se soucier des rɔbɑh qui pourraient tomber. Mais en utilisant rɔbɑh, il ne donne aucune spécification sur les objets qui pourraient tomber et que le garçon pourrait ne pas ramasser. En fait, le maître sait qu’il y a des objets qu’il ne faut pas laisser tomber et le garçon aussi doit connaître ces objets. Il faut au moins que le garçon arrive à garder l’essentiel : les noix d’arec. Du fait que dans ce cas, rɔbɑh peut désigner tout objet, le garçon en profite pour laisser tomber tout ce que contient le plateau. Il arrive certes à rattraper son maître, mais il ne reste plus rien sur le plateau16.

16

L’histoire de cette revanche remonte à ce qui s’est passé avant que le jeune garçon décide de devenir le serviteur du riche propriétaire : il avait l’habitude de jouer sous la maison du riche propriétaire et un jour, il a rendu service à la femme de celui-ci en lui ramassant sa navette; en contre-partie de ce service, elle lui a promis beaucoup de ʔɑmbok (grains de riz torréfiés et aplatis (Rondineau 2007)). Quelle que soit la quantité de ʔɑmbok que la femme du riche propriétaire lui a proposé, il en réclame toujours plus car selon lui ce n’est pas encore ce qui correspond à craən « beaucoup, nombreux ». De retour à la maison, le riche propriétaire demande à sa femme de lui laisser

Dans les exemples (63) et (64), l’emploi de rɔbɑh correspond à deux situations discursives différentes :

- Le locuteur veut maintenir l’interlocuteur dans un état d’ignorance par rapport à la nature de l’objet désigné par rɔbɑh

- En employant rɔbɑh le locuteur veut désigner un certain nombre d’objets non spécifiés mais pas tout objet et n’importe lequel. Puisqu’aucun objet n’a été spécifié, l’interlocuteur interprète rɔbɑh comme désignant tout objet.

4.2.1.2

rɔbɑh

comme sujet d’un verbe

rɔbɑh seul sans déterminant comme sujet d’un verbe est très rare. En général, pour être sujet d’un verbe, rɔbɑh a besoin de déterminations supplémentaires. Dans le seul exemple, à notre connaissance, qu’on peut de temps en temps entendre prononcer dans des films (surtout des films de gangster hongkongais doublés en khmer), rɔbɑh renvoie à un objet bien déterminé. Dans l’exemple suivant, la personne qui pose la question suppose que son interlocuteur sait très bien de quel objet il veut parler.

(65) របស់យៅឯណា ?

rɔbɑh nɨv ʔae naa rɔbɑh situer PREP INDEF

Où est « l’objet », « la chose, « le truc » ?

Il s’agit d’une auto-censure. S0 évite de nommer ce que désigne rɔbɑh, qui peut être une chose secrète ou illicite.

Avec des déterminations supplémentaires, rɔbɑh est beaucoup plus apte à occuper la position sujet d’un verbe.

(66) របស់យោះយៅឯណា ?

s’occuper du garçon. Ayant compris ce que veut ce dernier, il met ʔɑmbok dans deux récipients différents et demande au garçon de choisir celui qu’il trouve craən. Le garçon choisit celui dont le bord est le plus grand mais dont la cavité est très peu profonde. A partir de ce moment là, il se rend compte que le riche propriétaire l’a trompé.

rɔbɑh nuh nɨv ʔae naa rɔbɑh DEICT rester PREP INDEF

Où est cet objet (tu sais très bien de quoi je parle) ?

Le déictique nuh qui porte sur rɔbɑh, signifie que par rapport à S0, c’est quelque chose qui relève de l’espace de S1. Le locuteur n’a pas besoin de nommer cette chose car selon lui, l’interlocuteur sait très bien de quoi il parle.

(67) របស់ណាមែៃមានតំលៃយថាក មិនមានគុណភ្លពយ

rɔbɑh naa dael mien tɑmlay tʰaok mɨn mien kunpʰiep tee rɔbɑh INDEFREL avoir prix pas cher NEG avoir qualité PART Tout ce qui est à bas prix n’a pas de qualité.

rɔbɑh est suivi de l’indéfini naa et une proposition relative précédée par dael. Avec naa, on part de l’existence d’existants individués mais qui ne sont pas nommés. dael qui met en relation ces existants avec la propriété « avoir un prix bas », introduit une hétérogénéité qualitative : chaque existant de l’ensemble considéré peut avoir « un prix bas » ou « un prix élevé ». Cette hétérogénéité qualitative entraîne la mise en suspens de l’individuation première des existants au profit de la partition en suspens entre la classe des existants qui ont « un prix bas » vs la classe des existants qui ont « un prix élevé » (D. Thach 2013).