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2. Saint Antoine et la culture visuelle

2.4 Les rôles de l’image

2.4.1 Le rôle religieux — voir pour croire

On dit souvent qu'une image vaut mille mots. Cependant, les mots soutenus par un support visuel augmentent considérablement leur efficacité quand ils sont destinés à influencer un public. Cette notion de la valeur communicative de l’image est manifestement présente dans l’esprit des participants du concile de Trente (1545-1563). Ils savaient aussi comment la Réforme avait utilisé l’image, par exemple, en ridiculisant le pape ou la vente des indulgences. Ils savaient que la majorité de la population était analphabète et que l’utilisation de l’image pourrait jouer un rôle dans l’éducation religieuse, notamment en appuie du sermon sacerdotal lors de la messe. Ce n’est pas, cependant, quelque chose de nouveau, car, dès le début de l’histoire de l’Église et particulièrement pendant le Moyen Âge, l’image a toujours joué un rôle didactique, la Biblia pauperum.

65 Voir le chapitre 3. Les autres séries de gravures mentionnées auparavant n'ont pas été utilisées par les

La crise religieuse du 16e siècle jette des doutes sur l’héritage spirituel du Moyen Âge et de la Renaissance. Les protestants condamnent l’art religieux en tant que source d’idolâtrie et veulent la suppression des images dans les églises. Dans la polémique qui oppose les réformistes aux catholiques relativement à l’image religieuse, le concile de Trente réaffirme la valeur de la bonne utilisation des images pour « instruire et affermir le peuple »66. La création artistique devient un support de dévotion, mais également un outil d’enseignement. Les « bonnes » images (c’est-à-dire, celles qui ne sont pas inhabituelles, qui se conforment au dogme, qui ne sont pas indécentes, qui ne présentent pas une beauté provocante, qui respectent la chasteté et la dignité) aideront le fidèle à conformer « leur vie et leurs mœurs à l’imitation des saints et sont poussés à adorer et aimer Dieu et à cultiver la piété ». Maintenant, les guides et les patrons, ce sont les saints plus encore que les héros, les confesseurs, les maîtres, les martyrs de la foi: ce sont eux les intermédiaires qui maintiennent la relation entre la vie d’ici-bas et l’inspiration d’en haut.

L’art est devenu la manifestation sensible du dogme, grâce à l’attitude de l’Église romaine qui encourage les formes les plus spectaculaires de l’art et qui renforce en même temps le caractère spectaculaire du rite et du culte. C'est le principe de l'émerveillement référé par Argan (1964 : 22).

Depuis la Contre-Réforme, la représentation des saints et de leurs miracles est promue et prendra un élan extraordinaire comme véhicule de propagande, de catéchisation et de méditation contemplative. Par cette raison, l’héroïsme du martyr et le merveilleux du saint thaumaturge sont objet d’une large représentation pendant les 17e et 18e siècles. L’art baroque introduit alors dans l’iconographie chrétienne des expressions sinon inconnues, tout au moins peu familières à l’art du Moyen Âge par exemple le triomphe et l’extase (Réau 1955 : t. 1, 462). C'est le « théâtre du monde », dont parle Luca Vergassola (2000 : 5). Selon Marc Therry (1993 : 205), c’est typique de l’époque baroque représenter les saints dans leur dimension ascétique et contemplative, alors que leurs vies présentent bien

66 Décret sur l’invocation, la vénération et les reliques des saints et sur les saintes images créé pendant la 25e

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d’autres facettes. À titre d’exemple, l’auteur cite saint Jérôme — au lieu du portrait d’un humaniste érudit, traducteur de la Bible, il est présenté en ermite famélique et en ascète vivant au milieu des roches. Saint Antoine reçoit, à notre avis, un traitement semblable ; en effet, le grand théologien et prêcheur est transformé dans le thaumaturge par excellence. La présentation des miracles suit une tradition médiévale et la présentation de l’extase est une marque de sainteté au 17e siècle (Mâle 1984 : 174), mais les deux coexistent pendant la période en étude.

L’Église, en tant qu’entité et comme principale commanditaire, contrôle la majorité de la production artistique du 17e et du 18e siècle, limitant la créativité des artistes assujettis aux principes dogmatiques.

Les conclusions du concile de Trente sont envoyées partout. Le 3 juin 1564, elles sont reçues par le roi Sébastien du Portugal et les archevêques se chargent de les publier.

Au Portugal et au Brésil, dès le 17e siècle, la simplicité de la composition architecturale, la sobriété de l’extérieur des églises, contraste profondément avec la polyphonie décorative de leur intérieur. Selon Moura Sobral (1989 : 357), la peinture baroque contribue « dans l’espace théâtral du temple catholique avec d’autres formes artistiques (l’architecture, la sculpture, les azulejos, la musique, les sermons, les textiles et les borderies) et avec d’autres éléments (les aménagements floraux, les odeurs de l’encens, etc.) à la création d’un univers enveloppant, luxuriant et féérique »67. La boiserie dorée et surtout les azulejos, convertis en instrument d’hypnose sensitive (Eusébio 2002 : 42), ont participé donc à ce mouvement de l’utilisation didactique de l’image religieuse dans le contexte du baroque portugais et brésilien.

Selon l’esprit tridentin, l’interprétation libre d’une image peut apporter le risque d’une chute dans l’hérésie. D’où l’importance de la parole inspirée du prêcheur qu’explique

67 Je traduis à partir du texte original en portugais: « Didáctica e piedosa, a pintura barroca concorria no

espaço teatral do templo católico com outras formas artísticas (arquitectura, escultura, azulejos, música, parenética, têxteis e bordados) e com outros elementos (arranjos florais, aromas de incenso, etc.), para a criação de um universo envolvente, luxuoso e feérico ».

ce que le fidèle doit comprendre et surtout sentir en regardant l’image et en la gardant dans sa mémoire. C’était, en même temps, l’appui didactique pour le sermon et la catéchèse. L’image et la parole constituent, donc, une symbiose parfaite au service de la persuasion et de la conversion. Son efficacité est encore plus évidente quand l’auditoire est très diversifié, particulièrement dans les colonies européennes dispersées par le monde. Si les paroles doivent être accessibles, l’art qui lui sert de support est nécessairement simple et enrichi de contenus thématiques qui permettront le succès de la tâche du prêcheur auprès d’un auditoire composé majoritairement par des esclaves africains ou indiens et des colons de faible formation culturelle et religieuse. Il fallait favoriser la ressemblance entre les symboles religieux et ceux que les populations connaissaient.