• Aucun résultat trouvé

2. CONCEPTS SENSORIELS ET EXPERTISE

2.2 Rôle de l’expertise dans le jugement de la typicité

La typicité d’un produit ne peut être définie et reconnue qu’à partir d’expériences mémorisées et de références, conduisant à la construction d’une image sensorielle plus ou moins complexe. Ainsi, il s’avère nécessaire que les juges de cette typicité possèdent une aptitude et une mémoire sensorielles suffisantes, une formation spécifique ainsi qu’une connaissance des échantillons étudiés (Salette, 1997). Dans notre étude sensorielle sur le bouquet de vieillissement des vins rouges de Bordeaux, le recours à un panel de dégustateurs experts s’est donc avéré primordial pour juger de l’appartenance des vins étudiés à la typicité de ce concept sensoriel. En effet, ces juges présentent des capacités perceptives et mentales développées et semblent donc d’avantage prédisposés à se prononcer sur le niveau de typicité d’un vin que les novices.

2.2.1 Aptitude sensorielle

Un expert peut être défini comme un individu qui a une connaissance approfondie d’un objet, reposant à la fois sur un savoir et un savoir-faire (Casabianca, 2012). Il se différenciera donc du novice qui n’a pas de connaissances particulières de ce même objet.

Du fait de la complexité du vin, les auteurs en œnologie préfèrent généralement confier le jugement de la typicité à des experts (Moio et al., 1993). Parr et al. (2002) définissent les experts du vin selon les critères suivants :

 producteurs de vin

 chercheurs ou enseignants en œnologie travaillant conjointement avec la production et/ou l’évaluation de vins

15

 professionnels du vin (œnologues, juges ou écrivains en œnologie)

 étudiants diplômés en viticulture ou en œnologie ayant participé à plusieurs cours de dégustation

 personnes ayant plus d’une dizaine d’années d’expérience dans les métiers du vin.

Les études comparant les performances perceptives des experts et des novices ont montré que les performances des experts pour des tâches principalement perceptives sont seulement légèrement meilleures que celles des novices. Il semblerait que les différences de discrimination observées seraient dues principalement à des différences de familiarité et d’exposition aux odeurs, et non à une meilleure sensibilité olfactive (Bende & Nordin, 1997 ; Parr et al., 2002). Ainsi, il semble que lorsque experts et non experts comparent des vins en se basant sur la seule dimension perceptive, c’est-à-dire sans faire appel à une référence explicite au langage ou à la mémorisation d’un concept précisément défini, ils réalisent des jugements olfactifs similaires (Chollet & Valentin, 2000). Cependant, de part leurs dégustations régulières, les experts pourraient développer certaines capacités perceptives que n’auraient pas des non experts. En effet, dans l’exercice de leur profession ils sont fréquemment, voire quasi-quotidiennement, amenés à déguster des vins. Parr et al. (2002 & 2004) ont d’ailleurs montré que la reconnaissance d’odeurs spécifiques au vin était supérieure chez des experts comparés à des novices. Cette capacité pourrait être le résultat d’un apprentissage perceptif, qui leur permettrait de diriger leur attention sur les caractéristiques discriminantes des vins. Par exemple dans leur étude sur la typicité des vins de Chardonnay, Ballester et al. (2008) ont mis en évidence que la capacité à distinguer des vins issus de cépages Melons de Bourgogne de ceux issus de cépages de Chardonnay, était meilleure chez des experts que chez des novices.

Solomon (1997) a comparé des dégustateurs experts et novices dans la catégorisation de vins quand plusieurs dimensions perceptives sont impliquées. Les novices avaient tendance à regrouper les vins selon des repères sensoriels simples et bien marqués (sensations fruitées, sucrées ou amères) tandis que les experts fondaient leur tâche de catégorisation sur la nature du cépage d’origine. Les experts connaissent donc l’influence qu’exercent les différentes pratiques culturales et œnologiques sur les caractéristiques sensorielles des vins. Ces résultats suggèrent que l’acquisition d’une expertise en vin entraîne une modification des systèmes de classification et que les similarités entre les vins ne sont alors plus évaluées de la même façon.

2.2.2 Mémorisation olfactive

Il est possible que la connaissance conceptuelle des experts joue un rôle dans leur meilleure performance de catégorisation, du fait que les experts présentent une mémoire olfactive supérieure

16 (Parr et al., 2004). Lors de l’évaluation d’un vin, les experts pourraient par exemple percevoir une caractéristique sensorielle qui leur permettrait ensuite de retrouver le type de vin étudié, dans la mesure où ils ont intégré dans leur mémoire des indices sensoriels spécifiques à ce type de vin. Cette organisation construite selon une structure hiérarchisée de leurs connaissances liées au vin pourrait donc les aider dans les tâches de catégorisation et de discrimination. En effet, dans leur analyse sensorielle des vins, les experts focaliseraient leur attention sur des caractéristiques acquises à long terme par leur expérience et leur apprentissage, et ne retiendraient alors que les attributs les plus pertinents pour répartir les vins dans des catégories (Hughson & Boakes, 2002). D’autre part, Tempere et al. (2015) ont montré que les experts présentaient des capacités supérieures aux novices dans l’identification de molécules clés du vin. Bien que le processus de leur reconnaissance mentale ne soit pas complètement élucidé, leur temps de réponse pour reconnaître ces odeurs est plus long que celui des novices, suggérant ainsi un processus intellectuel plus complexe, faisant appel à des informations sensorielles stockées dans leur mémoire à long terme.

2.2.3 Verbalisation

Les experts sont également plus performants pour communiquer sur les propriétés sensorielles des vins que ne le sont les novices. De nombreuses études ont mis en évidence la plus grande facilité des experts à décrire et discriminer les vins sur la base du langage (Chollet & Valentin, 2000 ; Hughson & Boakes, 2001 ; Valentin et al., 2003). Ceci peut s’expliquer par le fait que les experts ont été formés collectivement à déguster et qu’ils partagent entre eux un vocabulaire normé, attribuant par exemple le même descripteur à la même odeur (Chollet & Valentin, 2000). Cette même notion se retrouve dans les travaux de Solomon (1990) qui met en évidence les meilleures performances descriptives des experts comparativement aux novices dans des tâches de catégorisation de vins, avec des descriptions reflétant un manque de vocabulaire de ces derniers. Selon lui, la supériorité des experts dans ce type de tâche serait liée à leur propension à utiliser un vocabulaire plus précis, se traduisant par des descriptions dès lors plus facilement comprises par d'autres experts. Cette plus grande expertise verbale se retrouve également dans le cas de la description des propriétés sensorielles des vins de Sauvignon blanc (Urdapilleta et al., 2011) ou du concept du vin de garde (Langlois et al., 2011). Dans ce dernier cas, les auteurs ont montré que les experts possèderaient bien un vocabulaire spécifique et technique pour définir les vins de garde et se référeraient moins à leur jugement subjectif. Ainsi, il apparaît qu’en faisant appel à un vocabulaire descriptif plus précis, plus informatif et plus consensuel, les experts génèrent des descriptions de vins plus riches que les novices qui auront, quant à eux, tendance à utiliser davantage les mots du sens commun (Chollet & Valentin, 2000 ; Hopfer & Heymann, 2014 ;

17 Hughson & Boakes, 2001 ; Solomon, 1990 ; Solomon, 1997 ; Valentin et al., 2003). Dans la caractérisation conceptuelle et la définition sensorielle d’une notion aussi complexe que le bouquet de vieillissement, le recours à un tel niveau d’expertise s’avèrera donc particulièrement nécessaire.

2.2.4 Experts sensoriels et experts produits

L’expertise peut également être acquise au terme d’une procédure d’entraînement. Ainsi, des travaux comparant des panels entraînés et des panels de novices (Chambers & Smith 1993 ; Chollet & Valentin, 2001) ont montré que l’entraînement avait un effet favorable sur la discrimination des produits, conduisant en particulier à l’amélioration du consensus entre panélistes. Dans le domaine de l’analyse sensorielle, on peut ainsi différencier le « sujet expert» comme étant un « sujet qualifié qui a une excellente acuité sensorielle, qui est entraîné à l’utilisation des méthodes d’analyse sensorielle et qui est capable d’effectuer de façon fiable l’analyse sensorielle de divers produits » du « sujet expert spécialisé » qui est un « sujet expert qui a une expérience complémentaire de spécialiste du produit et /ou des procédés de fabrication et /ou de la commercialisation, et qui est capable de réaliser l’analyse sensorielle du produit et d’évaluer ou de prévoir les effets inhérents aux variations dues aux matières premières, recettes, conditions de fabrication, de stockage, au vieillissement, etc. ». (Definition - NF ISO 8586-2 : 1 4). L’expert spécialisé présente donc une connaissance des vins acquise à la suite de nombreuses dégustations et a développé des images sensorielles propres (Nicod, 1998 ; Chollet & Valentin, 2000). Plusieurs travaux ont étudié l’influence du niveau d’expertise dans la caractérisation des produits, et plus particulièrement des vins, en considérant les professionnels de la filière comme des experts spécialisés (Lawless, 1999 ; Chollet & Valentin, 2000 ; Chollet & Valentin, 2001 ; Parr et al., 2002 ; Parr et al., 2004 ; Perrin et al., 2007 ; Ballester et al., 2008 ; Gawel & Godden, 200 ). La principale différence entre les deux types d’experts tient en ce que les experts entraînés décrivent les vins en utilisant un vocabulaire établi et acquis tandis que les experts spécialisés (ou professionnels du vin) utilisent plutôt des termes techniques et spécifiques en lien avec leur expérience professionnelle. Dans les deux cas, ces experts sont capables de décrire des vins de manière fiable. Cependant, les panélistes entraînés, bien qu’ils aient développé des compétences perceptives et lexicales au cours de plusieurs séances d’entraînement, sont moins aptes que les professionnels à décrire des vins dans le cas de concepts complexes, car ils n’ont pas acquis de notions conceptuelles (Langlois et al., 2011 ; Hopfer & Heymann, 2014). Dans des tâches de description par exemple, les panélistes entraînés vont d’avantage utiliser des attributs sur lesquels ils ont été entraînés, alors que les professionnels se baseront sur leurs connaissances théoriques et utiliseront un discours plus normatif et collectivement partagé (Langlois et al.,

18 2011). Si l’entraînement formel à la description des vins fournit bien aux panélistes un vocabulaire descriptif, il ne leur permet cependant pas de juger de l’appartenance d’un vin à un concept complexe. Ainsi, les panélistes entraînés utilisent un lexique proche des professionnels mais se rapprochent des novices, du fait de leur absence de connaissances conceptuelles sur une catégorie complexe.

2.2.5 Conceptualisation

Ce meilleur niveau d’information et d’expression verbale des professionnels s'accompagne également d'une organisation spécifique des représentations mentales. Par une analyse lexicale, Parr et al. (2011) ont montré que professionnels et novices présentaient une représentation mentale très différente de la complexité d’un vin. En effet, les experts décrivaient la complexité au moyen d’un vocabulaire plus spécifique que celui des novices, renvoyant principalement à des facteurs extrinsèques (cépage, sol, pratiques de vinifications) et distinguaient, contrairement aux novices, la complexité d’un vin rouge de celle d’un vin blanc. Ainsi, un professionnel comparerait des caractéristiques d’un vin à un modèle de référence. Il identifierait mentalement un prototype global correspondant le mieux à l’échantillon de vin, pour ensuite décrire le prototype plutôt que l’échantillon lui-même (Brochet & Dubourdieu, 2001). Des études sur la typicité des vins de Chardonnay ont d’autre part montré que les professionnels décrivaient les modèles de vins suivant leur propre concept sensoriel associé à des vins variétaux et enrichi par leur expérience (Zamora & Guirao, 2004 ; Ballester et al., 2005).

Ainsi, par cette association à un modèle de référence, les professionnels ont tendance à s’accorder d’avantage entre eux que les novices dans les tâches de catégorisation ou de description (Langlois et al., 2011 ; Urdapilleta et al., 2011 ; Hopfer & Heymann, 2014). Ballester et al. (2008) ont comparé l’évaluation de la typicité d’un vin de Chardonnay ou de Melon de Bourgogne entre des professionnels du vin et des novices. Les résultats ont montré un bon accord entre les professionnels, mais pas entre les novices, indiquant que les professionnels partagent des concepts communs pour les deux types de vin, contrairement aux novices qui n’ont pas élaboré de concepts consensuels. Langlois et al. (2011) indiquent également que les professionnels du vin ont construit des représentations sémantiques et perceptives partagées du concept de vin de garde. Ils sont en effet capables d’extraire des propriétés communes qui caractérisent une catégorie complexe de vin, grâce à leur capacité à construire des représentations mentales des différents types de vins (Gawel, 1997 ; Solomon, 1997 ; Hughson et Boakes, 2002). Ceci n’est pas retrouvé chez les novices, qui ne dégustent ni autant de vins différents, ni aussi fréquemment que les experts.

19 Comme le souligne Vion (2009), les professionnels se présenteraient donc comme les membres d’une communauté disposant d’un discours commun attaché à un prototype mental spécifique. Cela ne supprime cependant pas un discours individualisé, souvent lié à l’expérience personnelle. En effet, les prototypes étant aussi dépendants de l’expérience du professionnel, la variabilité des prototypes entre les experts peut être importante (Zamora & Guirao, 2004). Brochet et Dubourdieu (2001) ainsi que Sauvageot et al. (2006) ont également montré une grande différence interindividuelle dans le lexique des professionnels. Cette variation pourrait cependant s’expliquer par des différences de professions (vignerons, critiques en vin, etc.) qui amènent les professionnels interrogés à décrire les vins de façon différente. Une familiarité aux vins étudiés et des différences au niveau de l’environnement viticole pourraient également expliquer les différences de consensus entre des professionnels. En effet, Langlois et al. (2011) ont comparé le jugement de dégustateurs professionnels bordelais et bourguignons dans le cas du concept de vin de garde. Il a été mis en évidence que les professionnels partageaient d’avantage un consensus pour juger qu’un vin était de garde lorsqu’il appartenait à leur région. Ainsi, l’exposition plus fréquente aux vins de leur région leur permet d’être plus consensuels dans le jugement de ces vins. La même tendance a été retrouvée dans les travaux de Schüttler (2012) sur la typicité du Riesling. Les dégustateurs professionnels allemands, plus familiarisés avec ce type de vin s’accordaient d’avantage sur la typicité des vins issus de cépage Riesling que les dégustateurs professionnels bordelais. La tâche de description réalisée par les deux panels a souligné des différences dans les attributs sensoriels spécifiques aux vins de Riesling, mettant en évidence l’influence des différences culturelles et viticoles entre professionnels sur la structure de leur représentation mentale. Il est alors probable que des professionnels ayant globalement les mêmes expertises, mais travaillant plus spécifiquement sur un type de vin, possèdent des organisations conceptuelles différentes par rapport aux vins pour lesquels ils sont les plus familiers.

Ainsi l’obtention d’un consensus entre professionnels pourra être orientée par leur appartenance à un groupe partageant des connaissances proches voire identiques. Les experts ayant suivi un parcours de formation théorique et sensoriel identiques au sein d’une même région viticole (autrement dit appartenant à une même « école ») parviendront a priori plus aisément à un degré de consensus, qui sera moins univoque dans le cas d’experts appartenant à des formations différentes. Néanmoins, comme nous l’avons évoqué plus haut, cette notion d’ « école » ne supprime pas un discours individualisé, souvent lié à l’expérience personnelle propre à chaque expert.

Finalement, il apparaît que les professionnels du vin ne porteraient attention qu’à certains caractères jugés pertinents, en lien avec leur mémoire perceptive et leur expérience technique,