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Le rôle des intermédiaires entre hybridation, coordination et transaction

2. Des dynamiques sous tensions

3.2. Le rôle des intermédiaires entre hybridation, coordination et transaction

coordination et transaction

L’articulation de ces dimensions n’a rien d’évident. Des tensions apparaissent dans ces combinaisons de dynamiques. L’intermédiation peut se heurter à des obstacles majeurs : des projets innovants qui ne trouvent pas d’acheteurs, des compagnies qui ne savent pas comment atteindre des communautés ou encore la personnalisation de masse qui dévalorise le travail des créateurs. De nombreuses tensions sont maximisées dans le modèle d’intermédiation comme co-concepteur de l’innovation. Deux niveaux de tension sont mis en évidence, celle du mode de gouvernance et celle du mode de coordination. En analysant le fonctionnement de ces sites, il est intéressant alors de voir quelles sont les tensions qui émergent, celles qui résistent, celles qui se régulent et comment le site intègre et combine ces dimensions dans son processus d’activité.

3.2.1. Mondes imbriqués et engagements multiples

Les intermédiaires s’appuient sur la structure de la plateforme, flexible et hybride, pour coordonner et composer avec les multiples logiques et engagements des individus. L’intérêt de modéliser les plateformes Web et le travail sur les communautés, dans une perspective socio-économique, nous permet de faire émerger des formes hybrides de structures sociales. Les modèles présentés, centrés autour de la coopération et des échanges, aux formes évolutives, offrent des alternatives efficientes aux organisations traditionnelles (P-J. Benghozi, 2006). Les diverses logiques d’actions correspondent à des situations toutes aussi diverses. En effet, avant d’analyser les combinaisons et articulations possibles des processus d’intermédiation des plateformes, il est nécessaire de revenir sur les sources de cette hybridation présente dans les communautés de crowdsourcing.

Des mondes imbriqués. Que ce soit les dispositifs en réseau ou les formes sociales communautaires, ils se constituent de manières différenciées, multiples et ont la capacité à correspondre aux différents intérêts des individus. Les plateformes proposent un produit multiple, composé, correspondant à des mondes sociaux différents, imbriqués les uns aux autres. La notion de « mondes imbriqués » correspond à « des mondes à la fois rituellement séparés et socialement connectés » (F. Weber, C. Dufy, 2007). Les individus naviguent entre plusieurs mondes d’appartenances qu’ils mobilisent selon la situation (A. Strauss, 1992).

Le projet vélo du futur, sur la plateforme CrowdSpirit, a été lancé en partenariat avec le CEA. La demande du CEA à la communauté était de conceptualiser un modèle de vélo du futur, avec comme prescription qu’il soit un moyen de transport de ville. Le concours a mobilisé à la fois des chercheurs du CEA qui encadraient le concours et des membres de la communauté qui avaient comme principales caractéristiques un attrait pour la pratique du vélo et un engagement politique marqué pour la protection de l’environnement. D’autres participants, éloignés de ces thématiques, avaient plus le profil technophile. La finalité du projet a été de sélectionner un concept de vélo afin que les chercheurs du CEA puissent comparer ces résultats avec leurs propres résultats.

Nous reviendrons sur la description du projet ainsi que sur les plateformes étudiées dans les chapitres suivants, avec l’optique détailler davantage les process de travail présents sur nos plateformes.

L’exemple des produits conceptualisés sur CrowdSpirit, comme la conception du vélo du futur, imbriquent à la fois une culture écologique forte, teintée d’engagement politique, mais aussi le monde professionnel des nouvelles technologies, travaillant sur les potentiels de développement possible de ces futures innovations. Le rôle d’intermédiation de la plateforme est d’articuler ces différents engagements. Wilogo doit articuler l’engagement des internautes professionnels, qui produisent plusieurs logos par jour avec la contribution plus volatile des amateurs graphistes mais qui en nombre correspond à la majorité des logos.

Les engagements sont différents selon les situations. La confrontation entre les mondes procure également des tensions, des combats. De nombreuses divergences existent dans les processus de construction des dispositifs Web et de son univers, les dispositifs Internet doivent prendre en compte ces diversités, ce qui en fait encore un monde instable (D. Clark & Al., 2002). Les engagements sont multiples et engendrent des situations elles aussi multiples et diverses. Ces « engagements situationnels finalisées » (U. Hannerz, 1983) rendent compte de l’activité comprise dans une situation, pendant laquelle « plusieurs identités sont mobilisées » (D. Boullier, 1997).

Action au pluriel et régimes d’engagement. L’activité, les engagements tout comme les situations sont multiples. Cette hétérogénéité des mondes sociaux résonne avec les notions « d’action au pluriel » (L. Thévenot, 2006) et de « régimes d’engagements » (L. Boltanski, L. Thévenot, 1991). La pluralité des situations et des activités se décompose pour L. Thévenot suivant différents modes de conduite selon les rapports entre individuel et collectif (agrégation des comportements), entre public et privé (ségrégation des espaces de vie) et entre macro et micro (échelles des

phénomènes, global/local)89. Ces dimensions opposables se retrouvent sur nos plateformes. Le réseautage et les communautés virtuelles offrent et produisent cette mise en commun des modes d’actions. Une pluralité de dynamiques non stabilisées, où l’individu est à la fois à « l’intersection de nombreux cercles sociaux » (G. Simmel, 1980) et constitué comme une « holding de personnalités » (E. Goffman, 1973), où l’intérêt réside dans le passage de rôle en rôle. D. Boullier (1987) parle de chantier pour analyser la « capacité de passage d’une identité à l’autre (qui) existe dans la réalité, qui se traduit par associations ou simultanéités ou successions, et il faut prendre en compte ce caractère dynamique de leur catégorisation et des opérations qu’ils engagent. ».

Concrètement sur Wilogo, certains graphistes professionnels endossent une identité de « wilogien », caractérisée par des logos plus simples et moins chers. En ce sens, ils adaptent leur travail en réalisant des logos moins complexes, en moins de temps, à moindre coût (temps de travail). Des pratiques différentes et des engagements différents selon la situation. Nous reviendrons et développerons à partir du terrain ces stratégies des internautes dans les prochains chapitres.

Les individus engagent différentes identités, rôles, selon les situations, les combinent et les articulent. Ces modes d’engagement développés notamment par L. Boltanski et L. Thévenot (1997) reposent sur plusieurs principes qui organisent nos jugements sur le monde et définissent des statuts différents. Sur les plateformes, les individus peuvent à la fois être usagers, clients, concepteurs, testeurs, etc. L’engagement sera différent selon que l’on soit porteur d’un projet sur CrowdSpirit ou simple contributeur par un vote. On retrouve sur notre terrain cette multiplicité d’états. Il existe des systèmes de relations différents dans « des mondes particuliers qui peuvent se combiner mais aussi être en conflit » (D. Boullier, 1987.). Le résultat de nos premières comparaisons sur les modèles fait ressortir le rôle d’intermédiaire qui doit réguler ces

89 Pour L. Thévenot, la capacité à composer avec cette pluralité dépend de l’intégrité de l’individu aussi bien que de son intégration dans une communauté. Il place la communauté au centre de l’action, sur trois niveaux : 1) l’action en public, avec les autres, 2) plus individuelle, autonome, celle des choix et des stratégies, 3) et enfin celle des pratiques liées à la routine, le contraire des choix réflexifs.

systèmes de relation différents, en les combinant, et en évitant ou régulant les conflits. L’intérêt de relever la multiplicité des mondes, n’est pas tant de les identifier que d’analyser les processus combinatoires : les compromis que doit faire l’individu mais aussi le dispositif qui peut être porteur de compromis.

3.2.2. Emergence des intermédiaires, nouveau mode de coordination et de

transaction

L’analyse faite de la pluralité des actions et des engagements se focalise plutôt sur le passage entre les mondes et sur des intermédiaires qui émergent, propre à ce monde de l’Internet. Par rapport à l’activité, la plateforme doit donner du sens à l’individu dans une situation précise.

Deux fonctions sont affectées aux intermédiaires que sont les plateformes de crowdsourcing d’après notre phase exploratoire. L’une d’elle consiste à innover ou concevoir des biens en proposant une nouvelle forme de coordination en intégrant les utilisateurs à différentes phases du processus de développement du produit. L’objectif poursuivit et affiché par les intermédiaires est de combiner les multiples modes d’engagements des internautes – experts, contributeurs, participants, usagers, professionnels, etc. – dans un même processus de travail et le plus tôt possible afin de réduire les incertitudes liées aux projets innovants. Pour cela, l’autre fonction fondamentale est de composer avec ces acteurs pluriels (professionnels, amateurs, noyau dur, nuage de participants, etc.) en proposant des appareillages – rétribution, espace de discussion, etc. – en adéquation aux intentions de chacun.

L’hybridation qui se développe dans des mondes imbriqués et se déploie dans les dispositifs en réseau, exige de créer de nouvelles formes d’organisation pour les intermédiaires du Net. Cette forme d’organisation est plus éloignée des formes traditionnelles (proposée par exemple par H. Mintzberg, 1998), notamment par son externalité. Elle se constitue tout d’abord autour de la notion de projet. Les activités des plateformes s’organisent autour de projets. Les concours et challenges proposés sont les

processus de collaboration des sites. Les caractéristiques de la notion de projet peuvent se décliner dans le fait que l’objectif principal est le résultat, que l’équipe possède une grande autonomie, avec des cadres plus flexibles. Il réunit de nombreux acteurs aux compétences diverses et spécifiques et en conséquence, il persiste un jeu constant de négociation et d’intégration. Le processus de gestion de projet est un compromis entre rigueur et laisser-faire, qui se retrouve dans les différentes dynamiques du crowdsourcing. Le projet en tant que processus de travail et d’organisation permet un cadrage de la part des clients, en général des firmes et une autonomie relative de la communauté.

L’externalité comme nouvelle gouvernance.Le crowdsourcing est aussi devenu un modèle d’externalisation. En sous-traitant une partie de son activité, de sa production et de sa conception, l’organisation traditionnelle des entreprises se transforme. J-F. Lebraty (2009) pose la question du risque que peut constituer le crowdsourcing pour la pérennité des organisations dans leur forme actuelle. L’externalisation est aujourd’hui un mode de gouvernance des activités d’une organisation. Les firmes font effectuer une partie de leurs activités dont elles assurent le traitement par une autre organisation. Un modèle de transfert d’activité que U. Arnold (2000) propose de décomposer en 4 éléments :

- l’organisation prend la décision stratégique d’externaliser ;

- les activités sont externalisées (de l’activité cœur de métier aux activités secondaires) ;

- les organisations qui gèrent l’activité externalisée sont appelées fournisseurs ;

- la forme de l’externalisation, c’est-à-dire le degré d’externalisation renvoyant au concept d’organisation hybride.

Nous insistons encore une fois sur la forme hybride que prend la plateforme à travers l’externalisation qu’elle procure. Cette hybridité de l’entreprise qui, selon J-F. Lebraty s’appuie sur un fonctionnement d’Internet, flexible et disposé à la résilience, ne peut être pérenne dans son organisation qu’en s’appuyant sur un mangement des relations virtuelles avec la foule.

Enfin, la question de la coordination à partir du partage de contenu par les acteurs et la circulation d’une même information adaptable pour tous, peut être raisonnée à travers la notion d’objet frontière (S. Star, J. Griesemer, 1989). Le concept d’objet-frontière répond à la question de comment faire coopérer des acteurs appartenant à des mondes sociaux distincts et ayant des visions différentes du même objet. « L’objet-frontière permet d’organiser la coopération entre des acteurs ayant des points de vue et des connaissances différentes, sans renoncer à leurs compétences propres, mais en adoptant une approche commune » (P. Flichy, 2001b). La plateforme comme objet-frontière va devoir répondre par des dispositifs techniques positionnés à l’intersection des mondes sociaux et répondant en même temps aux nécessités de chacun.

Médiation et transaction : des organisations hybrides comme intermédiaires de marché. Les plateformes s’organisent de manière hybride afin de répondre aux intentions de chacun, en innovant sur les formes de transactions (K. Mellet, 2004) et en s’équipant. Le crowdsourcing promet une nouvelle organisation innovante pour un nouvel espace économique. Les combinaisons que font les intermédiaires de marché pour faire coopérer des communautés épistémiques, de pratiques, etc. qui évoluent dans un univers Web de gratuité (libre, sans contrat, gratuit) avec des firmes, ont pour finalité de les intégrer dans un même processus de marchandisation. Les plateformes sont aussi des plateformes de transaction (K. Stanoevska-Slabeva, B-F. Schmid, 2001), lieux où offre et demande se rencontrent pour échanger des informations sur les biens. Pour cela, les crowdsourcers stimulent des interactions autour d’échanges d’informations sur le contenu et les pratiques. La marchandisation sous tension reste possible, A. Bonaccorsi (2004) a démontré que des modèles d’affaires hybrides pouvaient exister, en conciliant des logiciels commerciaux et des logiciels libres, issus de l’open source. Ce modèle d’affaire s’articule en l’occurrence autour de l’ouverture de l’entreprise laissée à l’espace open source.

Une plateforme hybride ou un agencement de multiples faces d’un produit. C’est dans cette veine que les intermédiaires de marché coordonnent des échanges de travail et de gratuité. L’hypothèse que nous proposons est de considérer ces plateformes comme des dispositifs à multiples faces et de voir quels équipements elles proposent pour correspondre aux pratiques des internautes passionnés (A. Hennion, 2009). Les plateformes sont vues comme des dispositifs de calcul qui entrecroisent : des processus de rémunération, d’apprentissage, de reconnaissance, etc. L’hybridation demande à la plateforme d’être multi-faces, afin de répondre aux juxtapositions des multiples logiques d’acteurs. La plateforme, alors outil de médiation doit s’appareiller, s’équiper. La collaboration demande des phases individuelles et collectives, des variations identitaires, et suppose des appareillages très différents. Un agencement différent des faces, de coordination et de transaction, renvoie aux modèles proposés de crowdsourcing. Les plateformes étudiées, celles de co-conception, développent plusieurs faces de coordination entre les modes de collaboration, de gouvernance et de transaction présentées dans les chapitres suivants.

Seconde partie :

Construction d’une fabrique

CHAPITRE 5 :

La mise au travail de l’amateur, un glissement des

carrières d’amateurs vers un marché alternatif ?

Les plateformes de crowdsourcing co-construisent le marché en tant qu’intermédiaire (chapitre 4). Elles « travaillent le marché » (F. Cochoy, S. Dubuisson-Quellier, 2000), créent les conditions de travail entre l’offre et la demande, c’est-à-dire entre les internautes et les entreprises. En mettant à contribution les internautes, elles redistribuent les rôles au sein du marché. Les frontières sans s’effacer deviennent poreuses et floues. L’activité de l’internaute sur la plateforme est plurielle, la plateforme comme la communauté sont des entités hybrides, à plusieurs facettes. L’activité est multiple comme l’engagement de l’individu l’est sur la plateforme et au sein de la communauté. Ce chapitre propose de décrire et d’analyser la place de l’internaute, selon les situations, en tant qu’amateur au travail, mais aussi dans ses seconds rôles de consommateur, client, co-concepteur, producteur, etc., car il peut être tout à la fois. A l’opposé, nous relèverons ce que proposent l’intermédiaire et les entreprises dans un marché inversé où le client travaille pour l’entreprise. Autant de situations qui rendent confuse la nature de l’activité exercée sur les plateformes mais aussi plus largement un marché économique brassé, où les codes, les règles et même les lois disparaissent ou se transforment.

Les figures de l’amateur. L’activité sur les plateformes se conçoit comme un travail par les acteurs eux-mêmes, que sont l’intermédiaire, la communauté ou l’entreprise. Dans ce travail à faire, le postulat est celui de placer l’individu qui participe comme un amateur, non pas qu’il le soit intrinsèquement, mais sa position est toujours ainsi définie dans les sites par rapport aux intermédiaires et aux entreprises. Quelle que soit l’identification de l’individu, la posture reste toujours la même, celle d’un amateur. La notion d’amateur porte en elle deux sens donnés : elle s’oppose au monde professionnel codifié et institutionnalisé, mais peut aussi prendre la forme du passionné

pour un objet ou un sujet. Ces deux interprétations ne sont pas forcément opposées, au contraire elles peuvent se compléter, notamment dans notre étude. Que ce soit l’amateur de photographies sur IStockphoto ou d’objets microélectroniques pour CrowdSpirit, ou encore le graphiste de Wilogo ; tous trois sont à la fois des non-professionnels du domaine ou considérés comme tel sur les sites car hors des règles instituées, mais admettent un minimum d’intérêt, si ce n’est de la passion, liée à l’objet ou au contenu proposé par la plateforme. Dessiner les contours des activités de travail, tant dans la pratique que dans les représentations données, nous permettra de tracer au travers des parcours des individus les trajectoires possibles des nombreuses figures de l’amateur crowdsourcé.

Nous reviendrons tout d’abord sur l’activité de l’internaute, décrirons comment la communauté appréhende et fonctionne dans ce travail, afin d’en définir sa nature. Dans cette perspective, nous rappellerons que le phénomène du crowdsourcing appartient à un phénomène plus global, celui de la mise au travail du consommateur. S’il appartient à ces dispositifs qui font du consommateur un acteur du marché, le crowdsourcing fait plus que cela, il intègre un nouveau rapport marchand entre les entreprises et les amateurs par l’intermédiaire de la plateforme. L’activité du crowdsourcing correspond à une forme de « travail à-côté »90(F. Weber, 1989) pour les internautes. Encore disparate, il se développe néanmoins sur de plus en plus de sites. Ce travail à-côté, avec ses propres caractéristiques liées au Web social, entraîne dans son sillage la professionnalisation de quelques amateurs. Ce phénomène dans lequel des amateurs concurrencent un monde professionnel établi, allant jusqu’à construire un nouveau segment de marché, reste encore marginal. Ce marché secondaire ou parallèle, construit autour de la figure de l’amateur et associé à un mouvement de professionnalisation, s’appuie sur de nouvelles règles de transaction, amenant avec elles de nombreux conflits et controverses. La position de l’amateur, dépendante des plateformes de Web social, fait émerger de nouvelles formes (professionnels, marchés) et transactions sociales qui restent encore à qualifier.

90 Conceptualisé par F. Weber, dans Le travail à-côté, Etude d’ethnographie ouvrière