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Chapitre 6 : Analyse, discussion et essai d’interprétation

6.1.2. Le rôle de la forme sur la fréquentation

En plus de jouer en propre sur la délimitation de l’espace du chez soi, les éléments de rupture susmentionnés ont un impact sur la fréquentation. Il apparaissait important de diviser ces deux niveaux d’impacts, quitte à risquer la redondance, car si fréquenter un endroit le rend familier et augmente de beaucoup les chances que celui-ci fasse partie de l’espace du chez soi, les entretiens ont permis de marquer que tout endroit fréquenté ne devient pas nécessairement partie de l’espace du chez soi alors que les éléments de rupture, eux, semblaient influer sur l’espace du chez soi, qu’ils soient fréquentés ou non. Cependant, le fait que les éléments de rupture influencent la fréquentation renforce, dans plusieurs cas observés, le rôle de la forme urbaine sur la délimitation de l’espace du chez soi. C’est pourquoi ils ne sont pas à négliger dans le rôle qu’ils ont sur la fréquentation. Par ailleurs, d’autres éléments, relevant plutôt de l’attrait exercé, par exemple, modulent la fréquentation.

6.1.2.1. L’attirance et l’évitement

Il est clairement ressorti des entrevues que les participants évitent ce qui dérange et fréquentent davantage ce qui attire. Ce qui dérange et attire n’est pas strictement physique, mais la forme tient un rôle important.

Certains endroits repoussent et les participants les évitent. Ils ont été fréquemment mentionnés lors des entrevues. Le bruit, le volume de trafic, l’ambiance, le non esthétisme, entre autres, ont été souvent nommés. Certains endroits sont plus honnis que d’autres. Un bon exemple se trouve en les abords de la rue Papineau. Celui-là dira les détester, il est loin d’être le seul : « Je veux dire c’est vraiment, je ne veux pas être ici. Là-bas, je veux être là. C’est comme, ce n’est pas très gris. Je n’aime pas ça le bord de la rue ici. Le moins possible » (extrait de l’entrevue 2- 06). Un autre parlera de la rue Van Horne comme d’un endroit à éviter à tout prix : « I’ll get off of it, get off! […] It’s very strange, a very visceral feeling » (extrait de l’entrevue 1-10). Bien qu’il soit le seul à avoir explicitement parlé de Van Horne ainsi, la très grande majorité des participants a dit éviter certains endroits car ceux-ci n’étaient ni attirants ni agréables. Un autre exemple, une participante appellera « les blocs soviétiques » les édifices industriels sur de Gaspé, et dira éviter le secteur, ou passer rapidement (participante 1-11). Elle mentionnera cependant ne plus les remarquer « alors qu’ils m’ont dérangée beaucoup [avant], en terme visuel, c’était l’horreur ».

133 Par ailleurs, il semble que le fait de ne pas apprécier l’aspect extérieur des choses porte à se centrer davantage sur le « vrai » chez soi, sur l’intime. Plusieurs participants ont mentionné, qu’à d’autres endroits où ils avaient habité, avant, ils n’aimaient pas l’environnement de proximité, donc n’y portaient pas attention, ne s’y attachaient pas, ne le fréquentaient que par nécessité. Ils étaient donc familiers avec certains lieux (l’épicerie, notamment) mais n’établissaient pas de liens autres que fonctionnels avec celui-ci. Certains individus ayant refusé de participer à l’entretien ont également signalé ce motif comme cause de refus. Par ailleurs, une seule participante a mentionné ne pas avoir d’espace du chez soi à l’extérieur de sa résidence. Il est intéressant de noter qu’elle a dit :

Quand je suis arrivée j’ai détesté l’environnement extérieur, j’aimais pas. Puis plus je m’y faisais plus je me disais ‘’ah et puis de toute façon je m’en fous je suis bien dans ma maison’’. Je me dis ‘’ok c’est pas grave’’. C’est sûr que c’est plus agréable quand l’environnement extérieur est agréable, parce que bon, ça permet de sortir de chez toi et puis de faire des courses à pied. […] Sinon tu prends ta voiture et puis tu files. (extrait de l’entrevue 1-01)

Dans cet extrait, elle fait référence à ce qu’Augoyard (1979) appelle des « lieux non habitables », des lieux vécus de manière absente, sur lesquels l’imagination n’a pas de prise. Ce type de familiarité, forcée en quelque sorte, semble ne jamais mener à de l’appropriation. Sauf nécessité, ce serait des lieux évités, car ils repoussent. Peut-être que lorsque l’environnement physique ne correspond pas assez aux attentes, il devient en quelque sorte imperméable, pour celui qui y vit, à l’appropriation et l’ancrage. La section 6.1.4 se penche plus spécifiquement sur les attentes et le rôle qu’y joue la forme urbaine.

Au contraire, certains endroits attirent. Ils peuvent mener à faire des détours, peuvent augmenter la satisfaction au lieu. La très grande majorité des participants a mentionné des éléments attirants. Par exemple, une participante enthousiaste dira : « one of my favorites spots in the city is Drawn and Quaterly the bookstore. […] It’s fabulous, it’s amazing. So it’s fun, we go there » (extrait de l’entrevue 1-09). En général une rue commerçante, avec des commerces qui plaisent est plus attrayante qu’une rue où rien d’autre que la circulation automobile n’attire l’œil. Dans le même ordre d’idée le petit centre commercial ainsi que la rue Fleury, dans Saint-Sulpice ont été cités. Par exemple, ce participant dira : « On est tout le temps rendus ici, on fréquente beaucoup. C’est très pratique. On aime ça. Ça fait partie de pourquoi on a acheté, peut-être.

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Sans s’en rendre compte. C’est un gros plus pour nous dans le quartier. […] C’est ça qu’on aime tu sais, de marcher à l’épicerie. Donc ça augmente beaucoup l’appartenance au chez soi. Énormément je dirais même » (extrait de l’entrevue 2-06).

Bref, l’impact de la forme sur l’attirance et la répulsion semble plutôt direct, mais pas nécessairement uniforme. Certaines personnes peuvent être attirées par ce qui en repousse d’autres. Cependant, de manière indirecte, les valeurs associées au lieu (modèle 2) ont probablement aussi un impact sur son pouvoir d’attraction et de répulsion. En fonction de la manière dont les gens se définissent, ces valeurs pourraient avoir des effets contraires d’attraction et de répulsion. La rue Laurier est un exemple particulièrement contesté dans le Mile-End. Si les participants s’entendent pour lui trouver un caractère distinct, pour certains elle détonne de manière négative et n’est fréquentée que par nécessité, alors que pour d’autres, il s’agit de la quintessence de l’agréable, elle est fréquentée par choix.

6.1.2.2. La sécurité

Par ailleurs, les éléments perçus comme étant dangereux sont, autant que possible, évités. Les participants ne se promenaient pas là où ils percevaient des dangers, notamment reliés à la circulation automobile. Des endroits plus sombres, plus déserts et moins accueillants, notamment les viaducs qui passent sous la voie ferrée, dans le Mile-End, ont été nommés comme des endroits non sécuritaires, désagréables et évités. Ces éléments sont donc liés de manière directe à la fréquentation et ont un impact sur la délimitation de l’espace du chez soi. Par ailleurs, les éléments relevant de la sécurité peuvent être liés à la fréquentation de manière indirecte, via les valeurs associées aux lieux, la réputation qu’ils ont. Réputation qui est en partie liée à l’environnement physique.

6.1.2.3. Les barrières physiques et les facilitateurs

Tel qu’il a été mentionné, certains éléments physiques bloquent le passage et la perception sensorielle, ou encore les facilitent. En limitant les déplacements, ils ont un impact direct sur la fréquentation. Ce faisant, ils transforment également les possibilités d’expériences que l’on peut avoir en un lieu (modèle 3) et donc, sur la construction dans le temps qu’un individu se fait de la

135 ville. Bien que l’analyse détaillée des ruptures suit dans la section 6.2, il est possible d’avancer, déjà, que les barrières fortes normalisent, si l’on peut dire, les possibilités d’expériences qu’un lieu offre et tendent probablement à favoriser la genèse d’une image particulière du lieu, de valeurs partagées (modèle 2) qui participeront à créer un univers distinct et perçu comme tel là où se situent d’importantes barrières physiques.

Par ailleurs, plusieurs participants lieront explicitement ces barrières à la délimitation de l’espace du chez soi. À titre d’exemple, un participant dira : « les choses qui empêchent le sens de chez moi c’est le fait que je ne peux pas entrer alors s’il y a une barricade, comme sur le chemin de fer c’est comme, […] c’est quelque chose que je vois devant moi mais ce n’est pas chez moi. […] Peut-être que ces frontières imposées empêchent la circulation normale » (extrait de l’entrevue 1-02).

6.1.2.4. La trame urbaine

Tel que mentionné au chapitre précédent, la forme urbaine a un impact sur la fréquentation en orientant les déplacements, non seulement par les obstacles et barrières de la ville, mais également par les coupures dans la trame urbaine. En fonction du moyen de transport utilisé, celle-ci a des impacts différents. Les axes prédéfinis des lignes d’autobus, les coupures induites par les stations de métro, les voies plus facilement utilisables en voiture, à pied ou en vélo ont une influence sur les endroits dans l’espace qui seront fréquentés. Cette influence serait plutôt directe sur la fréquentation, mais indirecte sur l’espace du chez soi. Certains axes tendraient à être favorisés au détriment d’autres.

Il semble que la longueur des pâtés de rues jouerait également sur la fréquentation et, par la bande, sur l’espace du chez soi. Ceci tendrait à valider l’hypothèse de Stanton (1986) stipulant qu’il y a une certaine limite mentale, de temps, au-delà de laquelle il devient impossible de connecter les points entre eux. Aucun participant n’a mentionné explicitement la longueur des quadrilatères comme un frein à la fréquentation piétonne, mais l’idée semble toutefois une explication valable à certains phénomènes observés. Par exemple, plusieurs participants du Mile-End n’ont pas inclus la portion au nord de Bernard et à l’ouest de Saint-Urbain dans l’espace de leur chez soi. À cet endroit, les pâtés s’allongent et la distance à parcourir avant de

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croiser une autre rue peut être aliénante, particulièrement à pied. L’ensemble des résultats ne corroborent pas cette hypothèse, mais il serait intéressant de la développer davantage. Par ailleurs, l’aspect « moins attrayant » de cette section contribue probablement à son exclusion. Il se peut cependant que ce développement « moindre » soit relié à la trame urbaine. Cette section étant, à cause de la longueur des pâtés, moins fréquentée, les commerces s’y établissent moins et le cercle est enclenché. Cette section est également à proximité de la voie ferrée. Il a été observé, notamment par Jacobs (1961), que les voies à proximité de ce qu’elle nomme une frontière ont tendance à être plus délabrées, de par leur faible fréquentation. Ce qui n’invalide pas l’hypothèse concernant la longueur des pâtés de maison.