• Aucun résultat trouvé

Les ruptures, les ambiances, et la perception

Chapitre 1 : Problématique

1.4. Les ruptures, les ambiances, et la perception

Si les recherches recensées portant directement sur la délimitation territoriale ne se demandent pas comment ni où ces limites se construisent, comment elles évoluent, ce qu’elles veulent dire pour les individus, quel est le lien qu’elles ont avec l’environnement physique, ou en quoi elles participent au processus d’ancrage territorial, d’autres travaux, portant sur la perception et les ambiances, proposent des pistes intéressantes de solution.

15

1.4.1. Discontinuités de l’espace perçu

Pour Moles et Rohmer (1998), dans un ouvrage traitant de psychologie de l’environnement, une limite (paroi) est une discontinuité de l’espace, attribuable à une variation brusque de ce qui est perçu par les sens; une rupture sensorielle :

Ainsi, il suffira de faire varier brusquement avec l’éloignement une quelconque des perceptions de l’individu : diamètre apparent, audition, résistance au déplacement, température, odeur ou couleur pour édifier dans son esprit une paroi, un dehors et un dedans, un ici et un ailleurs, et, en définitive, séparer le Moi des Autres. (Moles et Rohmer 1998, 55)

Cette discontinuité sensorielle créerait donc une limite mentale, symbolique, pour un individu, là où l’environnement physique subit une rupture. Moles et Rohmer ajoutent que plus il y a de sens qui subissent en même temps une variation dans la perception, plus la paroi est forte. De même, plus le taux de discontinuité est grand, plus la paroi est forte. Cette idée est intéressante car elle amène le concept des « ruptures » de l’espace et introduit un cadre qui permet – potentiellement – d’expliquer ces observations sporadiques que les études précédentes portant sur la délimitation territoriale avaient présentées.

Cette paroi, qui dans le cadre de ce mémoire est appelée limite, sert par ailleurs pour Moles et Rohmer à définir l’identité, c'est-à-dire à construire ce qu’ils nomment le Point Ici. Moles et Rohmer diront que le Point Ici est caractérisé par le fait de cadrer son existence entre des discontinuités de l’espace-temps. Plus encore, construire le Point Ici, « c’est enraciner ces parois en un lieu de l’espace, c’est approprier l’un des lieux au détriment de l’autre » (Moles et Rohmer 1998, 57). Ce faisant, ils posent un lien, quasi existentiel, entre l’environnement physique, le processus d’ancrage dans le territoire, et la construction des limites de celui-ci. Le principe de territorialité, très brièvement mentionné par Everitt et Cadwallader (1981) pourrait donc trouver une explication plus approfondie en ces parois (limites) mentales, telles que présentées par Moles et Rohmer.

16

1.4.2. Approche perceptuelle

D’autres auteurs, s’intéressant plus directement à l’urbanisme et l’architecture, ont travaillé à identifier des éléments qui permettent à l’humain de cadrer son existence. Pour Lynch, référence qui apparaît incontournable dans les études sur la perception et la représentation de l’espace urbain, « les gens se règlent sur ce qui les entoure, et tirent structure et identité du matériau qu’ils ont sous la main » (1976, 50). Il identifie cinq formes qui jouent sur l’image : les voies, les limites (qui peuvent être des barrières ou des coutures), les quartiers (leur caractère général), les nœuds (points vers et à partir desquels on voyage), et les points de repère (l’observateur n’y pénètre pas, ils sont externes à lui). Son propos a le mérite d’être simple et clair : « Un environnement doté d’une bonne imagibilité devrait […] permettre [à l’individu] de se sentir rapidement chez lui dans un nouveau milieu » (Lynch 1976, 130). Ce serait la clarté de l’environnement qui le rendrait facilement appropriable. Mais Lynch n’explique que de manière sommaire ce que cette clarté est, et ne se demande pas si elle est universellement reconnue ou non. Il laisse entendre qu’un individu pourrait poser les limites de l’espace de son chez soi là où il reconnaît qu’un autre « ensemble » commence, mais ces questions ne sont pas traitées en profondeur. Il mentionne cependant que le manque de caractère ou de différentiation d’un élément ou d’un secteur et la discontinuité seraient des éléments problématiques, qui nuisent à l’orientation. Sans qu’il en parle en ces termes, il semble toutefois se dessiner de ses propos que la différenciation des éléments ou des secteurs, de même que les discontinuités (ruptures) sont des éléments qui jouent sur la perception territoriale, sur l’impression de ce qui fait ou ne fait pas partie de, donc sur la délimitation de l’espace du chez soi.

Plusieurs autres auteurs ont proposé des modèles permettant de lire la ville. Par exemple, Kaplan et Kaplan (1982) ont proposé un modèle qui se base sur la complexité perçue, la cohérence, la lisibilité, et le mystère, tandis que Gallardo Martín et González Bernáldez (1989), en ont proposé un qui se base sur la diversité, le risque, les couleurs, les motifs (patterns) et l’irrégularité des formes (patch-shape). Si ces auteurs se distinguent de Lynch, ils ont toutefois en commun de marquer l’importance de la structure, mais également celle des « surprises ». Différents termes sont utilisés, tels complexité perçue, mystère, diversité, risque et patch-shape, ils permettent tous, selon les auteurs qui les utilisent, de capter et maintenir l’intérêt; de dessiner la ville. Il semble que ces surprises, ces ruptures, deviennent des prises qu’un individu peut utiliser pour construire sa ville. Bien qu’ils n’en parlent pas en ces termes, il semblerait, pour ces

17 auteurs comme pour Lynch, que ces ruptures pourraient avoir un lien avec la manière dont un individu délimite son territoire. Si les propos de ces auteurs ont le mérite d’identifier les indices visuels sur lesquels un individu aura tendance à se baser pour ancrer l’espace de son chez soi, les « discontinuités de l’espace perçu » proposées par Moles et Rohmer semblent une piste plus nuancée à explorer afin de comprendre comment et où les frontières individuelles du chez soi se construisent.

1.4.3. Le climat de la ville

Augoyard (1979), dans un ouvrage qui traite du cheminement quotidien des passants, tente de saisir « l’habiter » via les pratiques individuelles de déplacement dans la ville. Il rapporte plusieurs extraits d’entrevues portant sur les déambulations quotidiennes d’individus vivant dans le même ensemble, et qui mettent de l’avant le rapport du participant au lieu. Via le cumul de ces perceptions individuelles, il exprime des rapports forts entre l’environnement physique et le ressenti. Il écrit, par exemple : « Un autre parlera de cette zone "des silos", qu’il fréquente par nécessité, mais où "… on est étouffé…, on est écrasé par le béton" » (Augoyard 1979, 36). Ou encore, rapporte les propos d’une participante entrant dans une galerie : « Affreux […] on a l’impression de descendre dans un trou », et précise que la galerie ne descend pas, c’est le plafond qui est descendu et crée une impression de pesanteur (1979, 42). Tout au long de son ouvrage, Augoyard insiste sur les ambiances (qu’il nomme climat) en posant que celles-ci jouent sur la manière dont on habite un espace. Il qualifie ce climat, ces ambiances, par sa difficulté à être saisi en mots : « Peu identifiable précisément, [le climat] se ressent par une sensorialité immédiate » (Augoyard 1979, 107). Il ajoute que ce climat ne semble qu’être perceptible par un « jeu de différences ». Les odeurs, le froid, le vent, les conditions atmosphériques, l’heure de la journée, la nuit, les couleurs, participent tous à construire l’ambiance, surtout lorsqu’ils surprennent. Selon lui, ces ambiances ont à voir avec le fait que l’on choisisse de s’approprier, ou non, l’espace.

Il y aurait donc des lieux habitables et des lieux non habitables. Ceux-ci seraient fonction de la perception qu’en ont les individus. Toujours selon lui, un lieu habitable est un espace que l’imagination peut remodeler afin d’en faire un endroit, alors qu’un lieu non habitable est un espace fonctionnel, pratique, homogène, vécu de manière absente. Les lieux homogènes seraient plus difficiles à vivre, car plus difficiles à imaginer. L’imaginaire aurait besoin d’un

18

bouleversement sensoriel, d’inattendu, pour pouvoir se projeter. Il ajoute : « Les pratiques quotidiennes ont exprimé un refus des évidences de l’espace planifié » (Augoyard 1979, 149). En ce sens, il rejoint Lynch (1976), Kaplan et Kaplan (1982) et Gallardo Martín et González Bernáldez (1989).

Cependant, des propos d’Augoyard, nous retiendrons plutôt l’idée que les ambiances, variables et fluctuantes, sont centrales à l’habiter, et que celles-ci sont révélées par des jeux de différences. L’idée des lieux habitables et des lieux non habitables, comme étant fonction de la perception qu’en a un individu, est également intéressante. Un lieu serait plus facilement habitable là où sont présentes des « prises » où l’imagination pourrait s’accrocher afin de singulariser un endroit par rapport à un autre; action qui serait plus difficile à effectuer dans un milieu homogène.

1.4.4. En guise de conclusion sur les ruptures, les ambiances, et la perception

Bref, ces auteurs, en utilisant divers termes, mettent de l’avant l’importance des ruptures, des discontinuations, et des jeux de différences dans l’appropriation et l’ancrage. Si, pour Moles et Rohmer, ceux-ci permettent de créer une limite symbolique et d’ancrer le Moi en le séparant des autres, ils sont, pour Augoyard, plutôt des moyens de percevoir les différentes ambiances, difficilement explicables, qui seraient pourtant saisissables instantanément par le passant et qui joueraient dans l’habitabilité du lieu. Ces auteurs mettent également de l’avant que tous les sens comptent dans la perception et qu’il existe différents niveaux de ruptures. Ces idées contribuent à expliquer pourquoi les individus délimitent leur chez soi comme ils le font, pourquoi ils posent leurs limites à l’endroit où ils le font, et comment celles-ci participent à leur ancrage territorial.

Ces auteurs répondent partiellement aux lacunes exposées précédemment, que ce soit celles des études sur le sens du lieu et l’attachement au lieu, ou celles des études sur les délimitations territoriales. C'est-à-dire que l’environnement est rarement pris en compte spécifiquement et que lorsque cela est fait, elles n’abordent pas les éléments relevant du domaine moins conscient. Par ailleurs, bien que des observations ponctuelles aient été émises concernant la divergence des réponses observées dans les études des délimitations territoriales, peu d’hypothèses sont venues tenter d’expliquer ce phénomène. Les travaux recensés portant sur la perception, les

19 ruptures et les ambiances posent un lien entre la forme de l’environnement physique et l’ancrage qui pourrait apporter une réponse plus globale aux phénomènes observés dans les études citées sur les délimitations territoriales.