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Rôle du droit à l’oubli dans l’équation vie privée et open data

Des solutions particulières pour la protection des renseignements personnels contenus dans les données judiciaires

Section 2. Le droit à l’oubl

A. Rôle du droit à l’oubli dans l’équation vie privée et open data

Au Québec, en vertu du principe de publicité, renforcée par la publication notamment médiatique194, la pratique selon laquelle les démêlées judiciaires des

individus relèvent de l’intérêt public et donc sont accessibles, est licite. En effet, on distingue les informations personnelles qui pourraient revêtir en même temps un caractère public. Par exemple, l’article 55 de la Loi sur l’accès aux documents des

organismes publics et sur la protection des renseignements personnels dispose que :

« Un renseignement personnel qui a un caractère public en vertu de la loi n’est pas soumis aux règles de protection des renseignements personnels prévues par le présent chapitre » 195.

Et nous avons déjà soulevé les problèmes engendrés par la mise à disposition des données judiciaires contenant des renseignements personnels des individus, en mettant en évidence qu’une interdiction législative n’était pas forcément gage de garantie contre la réutilisation de ces renseignements personnels.

Avec l’obscurité pratique, on avait une certaine garantie sur le nombre de personnes qui allaient prendre connaissance de l’affaire : seules les personnes vraiment intéressées par ces informations prendraient du temps sur leur journée, feraient la queue au bureau du greffier, rempliraient les formulaires nécessaires et paieraient les frais de copie nécessaires196. Cependant, comme nous l’avons déjà étudié, une fois que les plumitifs,

les décisions (voire les dossiers) sont mis en ligne, la technologie permet de rechercher,

194 Supra note 141, voir les conclusions du juge La Forest.

195 Loi sur l’accès aux documents des organismes publics et sur la protection des renseignements

personnels R.L.R.Q, c. A-2.1, en ligne : <http://legisquebec.gouv.qc.ca/fr/showdoc/cs/A-2.1>.

196 Peter A. Winn, « Online Court Records: Balancing Judicial Accountability and Privacy in an Age of

Electronic Information», 79 Wash. L. Rev. 307 (2004), p.316, en ligne : <https://digitalcommons.law.uw.edu/wlr/vol79/iss1/16/>.

regrouper et combiner les informations avec celles de nombreux autres dossiers publics pour créer le profil d'une personne spécifique rapidement, et à un coût minime.

On peut donc dire que le moteur de recherche est un facteur de réduction de l’obscurité pratique, et plus il sera puissant, plus il sera source d’érosion de cette obscurité pratique. En France, la CNIL avait d'ailleurs, dès 2006, manifesté sa volonté de « prévenir les risques de détournement de finalité des bases de données jurisprudentielles consistant en ce que de telles bases pouvaient, notamment par l'utilisation des moteurs de recherche, se transformer en véritables fichiers de renseignements sur les personnes citées dans des décisions de justice »197.

Par ailleurs, avec le papier, l’approche est forcément différente sur un autre plan, bien plus « terre à terre » : les documents papier sont organiques. Par conséquent, ils connaissent une progression naturelle de la décomposition et du changement. Avec le temps, les informations sur papier s'accumulent et vieillissent. Ils finiront par être effacés, laissant place à la nouveauté. L’obscurité pratique des anciens documents génère une attente de respect de la vie privée qui a pu être reconnue comme légitime par les tribunaux étatsunien198. A contrario, les documents électroniques sont inorganiques,

ils ne vont pas vieillir physiquement, ou être déplacés, perdus, détruits. Ils continuent d’exister, potentiellement pour toujours. Une des conséquences de cela est désignée par le professeur Trudel comme le « décentrage temporel »199 : la persistance de

l’information au-delà des « cercles temporels » dans lesquels elle était tenue pour légitime. À ce sujet, le professeur Peter A. Winn pose les questions suivantes de manière très juste : « un criminel réhabilité pourra-t-il laisser son passé derrière lui, une ancienne prostituée acquittée d'une accusation de meurtre pourra-t-elle jamais l'oublier, ou une victime pourra-t-elle panser ses blessures et ne pas être une fois de plus victimes

197 CNIL, avis 19 janv. 2006, « pour un encadrement législatif renforçant la protection des données à

caractère personnel en matière de diffusion de décisions de justice », en ligne : <https://www.cnil.fr/sites/default/files/typo/document/Bilan_BDD_jurisprudence_decisions_de_justice.p df>.

198 Voir en Californie les affaires Briscoe v. Reader's Digest Ass'n, Inc. 483 P.2d 34, 36, 44 (Cal. 1971)

(jugeant qu'une publication véridique d'une condamnation pénale datant de onze ans constitue une cause d'action valable pour atteinte à la vie privée) ; Melvin v. Reid, 297 P. 91, 91, 93 (Cal. Ct. App. 1931) (jugeant qu'un film représentant fidèlement la vie antérieure de la plaignante en tant que prostituée de nombreuses années auparavant constitue une cause d'action valable pour atteinte au droit de poursuivre le bonheur).

199 Pierre Trudel, « Moteurs de recherche, déréférencement, oubli et vie privée en droit québécois »

(2016) 21 Lex electronica 89, p.112, en ligne : <https://lexelectronica.openum.ca/files/sites/103/Lex_21_Trudel_89.pdf>.>.

de rappels et de nouvelles révélations publiques, bien des années plus tard ? »200. Ainsi,

une information peut être légitimement disponible au public en raison de l’actualité de l’événement, mais « l’archivage et la disponibilité virtuellement permanente sur Internet iraient au-delà de ce qui est nécessaire afin de rendre compte de l’actualité »201. On peut

dire que, parfois, le temps entraîne la « péremption » du principe de finalité.

Alors comment concilier open data et droit à l’oubli numérique ? Une des pistes est de se tourner vers la qualification de données dites sensibles, et du régime que cela ouvre ou que l’on penserait que ça devrait ouvrir.