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L’électronique, un facteur de bouleversement dans l’équilibre entre le droit à la vie privée et le principe de transparence de la justice

Section 1. La mise en balance entre le principe de transparence de la justice et le droit à la vie privée des individus : la recherche d’un équilibre

II. Approche française

En France, le cheminement pour trouver l’équilibre entre le principe de transparence de la justice et le droit à la vie privée est plus complexe. Il passe par le questionnement du résultat obtenu par l’open data : est-ce une technique de publicité ? de publication ? quel est son rapport à la transparence de la justice ? En commençant à répondre à ces questions, les cours d’appel françaises tracent un début de lignes directrices (A), même si les positions initiales de différentes instances ont pu entraîner une certaine nébulosité autour de ces questions (B).

A. L’affaire Doctrine.fr

Après un rappel des faits de l’affaire « doctrine » (1), nous verrons en quoi la portée des décisions des Cours sont déterminantes pour comprendre comment est envisagé l’application de l’open data en France (2).

1. Les faits de l’espèce

En septembre 2018, le quotidien Le Monde révèle que la start-up Forseti, éditrice du moteur de recherche doctrine.fr, se serait livrée à la pratique du typosquattage123, qui est

une forme de cybersquattage se fondant principalement sur les fautes de frappe et d'orthographe commises par l'internaute au moment de saisir une adresse web dans un navigateur. Ainsi, la start-up aurait détourné les adresses courriels des professionnels du droit dans le but d’obtenir en masse les décisions de justice auprès de différentes juridictions. En effet, dans un premier temps, en décembre 2016, le dirigeant de la société Forseti a demandé à la directrice des services de greffe judiciaires, en charge des minutes, l’accès à ces dernières et le droit de réutiliser les informations publiques contenues dans ces documents. Un mois plus tard, en janvier 2017, la directrice lui répond qu’elle ne peut donner une suite favorable à sa demande :

« L’état actuel du service, ainsi que la préparation du déménagement à venir vers le nouveau tribunal ne permettant ni d’accueillir de consultant supplémentaire, ni de dégager le temps et les effectifs nécessaires à une gestion des décisions à extraire du logiciel informatique »124.

Quelques mois après, le dirigeant de la société Forseti fait une requête au président du Tribunal de Grande Instance (TGI) de Paris, au visa des articles 1440125 et 1441126

(ancien) du Code de procédure civile. Il demande à ce que soit enjoint à la directrice de lui délivrer copie des minutes civiles, soit au format papier, soit au format numérique ainsi que le droit de réutiliser les informations publiques contenues dans ces minutes. Mais le Président du TGI répond par la négative, également. Le requérant interjette alors appel. Finalement, par un arrêt du 18 décembre 2018127, la Cour d’appel annule la

décision du Président du TGI, et ordonne au directeur des services de greffes judiciaires

123 Isabelle Chaperon, « Piratage massif de données au tribunal », Le Monde, 28 juin 2018, en ligne :

<https://www.lemonde.fr/economie/article/2018/06/28/piratage-massif-de-donnees-au- tribunal_5322504_3234.html>.

124 CA Paris, pôle 2 - ch. 1, 18 déc. 2018, n° 17/22211. Lire en ligne :

<https://www.doctrine.fr/d/CA/Paris/2018/CBD628309EEBD087B10BA>.

125 Article 1440 du Code de procédure civile : « Les greffiers et dépositaires de registres ou répertoires

publics sont tenus d'en délivrer copie ou extrait à tous requérants, à charge de leurs droits et sous réserve que la décision soit précisément identifiée ».

126 Article 1441 ancien du Code de procédure civile (avant la réforme introduite par le Décret n°2020-797

du 29 juin 2020 - art. 5) : « En cas de refus ou de silence, le président du tribunal judiciaire ou, si le refus émane d'un greffier, le président de la juridiction auprès de laquelle celui-ci exerce ses fonctions, saisi par requête, statue, le demandeur et le greffier ou le dépositaire entendus ou appelés ».

de communiquer au requérant les décisions judiciaires rendues, et à charge pour ce dernier d’occulter les informations pouvant mener à la réidentification des personnes.

Mais l’affaire ne s’arrête pas là : le 1er mars 2019, la garde des sceaux agit en référé

rétractation de l’arrêt datant du 18 décembre 2018. Suite à cela, par un arrêt de la Cour d’appel de Paris du 25 juin 2019128, la décision de 2018 se voit rétractée :

« La demande formulée devait être analysée comme une demande d’accès à des décisions de justice à titre gratuit sous forme électronique gouvernée par l’article L. 111-13 du Code de l’organisation judiciaire, correspondant à la mise en œuvre de l’open data »

Selon la Cour, on ne pouvait analyser la demande comme une simple demande de tiers sollicitant l’accès à des décisions de justice. En effet, à ce moment-là on découvre que le requérant est à la tête d’une société faisant l’objet d'une plainte pour cybersquattage, et que sa demande étant globale et massive, sans identification d'aucune décision, elle ne peut entrer dans le champ d’application matériel de l’article 1140 du Code de procédure civile.

2. Portée de la décision

D’après la dernière décision concernant cette affaire129, il faut bien comprendre

l’article 33 4° de la Loi de programmation 2018-2022 et de réforme pour la justice de l’article L.111-14. Cet article, on l’a vu130, prévoit la mise à disposition en ligne de ces

décisions judiciaires. Cette loi prévoit la modification des articles L. 111-13 et L.111-14 du Code de l’organisation judiciaire. Intéressons-nous plus précisément à l’article L. 111-14. Celui-ci dispose :

« Les tiers peuvent se faire délivrer copie des décisions de justice par le greffe de la juridiction concernée conformément aux règles applicables en matière civile ou pénale et sous réserve des demandes abusives, en particulier par leur nombre ou par leur caractère répétitif ou systématique.

Les éléments permettant d'identifier les personnes physiques mentionnées dans la décision, lorsqu'elles sont parties ou tiers, sont occultés si leur divulgation est de nature à porter atteinte à la sécurité ou au respect de la vie privée de ces personnes ou de leur entourage.

128 Cour d’appel de Paris, pôle 2, chambre 1, 25 juin 2019, n° 19/04407, en ligne : <https://www.dalloz-

actualite.fr/sites/dalloz-actualite.fr/files/resources/2019/07/19-04407.pdf>.

129 Supra note 128. 130 Supra note 14.

Un décret en Conseil d'État fixe, pour les décisions de premier ressort, d'appel ou de cassation, les conditions d'application du présent article. »

Selon les magistrats, il ressort ainsi deux régimes différents de cet article. Le premier correspond à l’application de l’open data, donc un régime œuvrant pour la mise à disposition du public des décisions de justice à titre gratuit sous forme électronique gouvernée par l'article L. 111-13 du code de l'organisation judiciaire. Quant au second, il correspond à la délivrance aux tiers des copies des décisions de justice (c’est-à-dire l’open access).

Il faut donc être prudent sur le régime auquel on se réfère, car leurs effets sont fondamentalement différents, et n’ouvrent pas droit aux mêmes prérogatives.

B. La nébulosité de la position française : de la nécessité de distinguer entre