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L’électronique, un facteur de bouleversement dans l’équilibre entre le droit à la vie privée et le principe de transparence de la justice

Section 2. Open data et principe de publicité

La France et le Canada n’envisagent pas le principe de publicité et celui de la publication de la même manière (I). Ainsi, il y a divergence quant à la réutilisation des renseignements personnels trouvés dans les documents judiciaires mis à disposition du public (II), conduisant ce travail à opter pour une distinction assumée entre publication et publicité (conclusion du chapitre 3).

I. Divergence entre le Canada et la France quant à l’appréciation de la publicité et de la publication

Au Canada, il semblerait que la publicité va de pair avec la publication, ou plus précisément, que la publication renforce la publicité. En effet, le juge LaForest indique dans l’arrêt SRC c. N.-B. (Procureur général)141 que l'accès aux tribunaux « se rattache

intégralement au concept de démocratie représentative et à l'importance correspondante de la publicité des débats en justice ». Et pour veiller à l’efficacité de cette publicité, le juge reconnaît que les médias jouent, par la collecte et la diffusion d'informations sur les tribunaux, un rôle essentiel dans l'information du public, et plus largement, que « les médias ont un rôle primordial à jouer dans une société démocratique »142. Ainsi dit, la

141 Société Radio-Canada c. Nouveau-Brunswick (Procureur général), 1991 CanLII 50 (CSC), [1991] 3

RCS 459, <http://canlii.ca/t/1fsh4>

diffusion, donc la publication, vient bien soutenir l’exigence de publicité, et in fine, la transparence de la justice.

En France, l’interprétation est différente. En effet, comme nous venons de le voir dans la section précédente, il faut distinguer entre accès et diffusion, c’est-à-dire entre publicité et publication. À ce propos, les dernières décisions des Cours de justice affirment que « l’open data n’a pas pour vocation de porter une nouvelle forme de publicité »143. Et d’après Yannick Meneceur144, la loi programmation 2018-2022 et de

réforme pour la justice « ne remet pas en cause le régime de publicité des audiences et

des décisions, et ne fait qu’organiser une nouvelle forme de délivrance au public des décisions de justice »145. Ainsi, un nouveau mode de diffusion est permis grâce à l’open

data, c’est-à-dire une nouvelle forme de publication, mais cela n’est pas à confondre avec l’obligation de publicité, qui, elle, sera remplie par l’accès physique à la salle d’audience par exemple146. Il semble justifié qu’un nouveau moyen de publication ne

devrait pas empiéter plus que nécessaire sur la vie privée des individus, et qu’il est alors évident que les décisions mises en ligne soient dépersonnalisées.

On peut en effet se demander si l’accès à l’identification des individus dans les décisions en ligne permettrait de remplir davantage l’obligation de transparence de la justice.

II. Divergence entre la France et le Canada quant à la réutilisation des informations trouvées dans les documents judiciaires mis à disposition du public

Concernant la réutilisation de l’identité des magistrats, cela fait l’objet, aux yeux d’une partie de pays étrangers, d’une « bizarrerie » française. En effet, si l’identité des magistrats reste publique à tous, la réutilisation de cette information est strictement

143 Supra note 124 et supra note 128.

144 Yannick Meneceur est magistrat, détaché au Conseil de l’Europe, où il est notamment affecté en tant

que conseiller en transformation numérique et en intelligence artificielle.

145 Supra note 31.

interdite. Cela est expressément prévu à l’article 33 II. 1° alinéa 3 de la loi

programmation 2018-2022 et de réforme pour la justice, qui dispose :

« Les données d'identité des magistrats et des membres du greffe ne peuvent faire l'objet d'une réutilisation ayant pour objet ou pour effet d'évaluer, d'analyser, de comparer ou de prédire leurs pratiques professionnelles réelles ou supposées. La violation de cette interdiction est punie des peines prévues aux articles 226-18,226- 24 et 226-31 du code pénal (…) ».

Cette disposition peut surprendre à l’étranger : par exemple, aux États-Unis et au Royaume-Uni, les juges semblent avoir accepté la pratique consistant à analyser leurs décisions. Cela laisse le champ libre aux legaltech pour essayer de trouver des modèles qui prévoiraient quel serait le comportement d’un juge donné147, donc, en d’autres

termes, le « profilage » est autorisé. La position française se démarque drastiquement en rendant cette éventualité tout simplement illégale. Cela peut s’expliquer en gardant en tête la finalité pour laquelle l’open data a été pensée et mise en œuvre : davantage de transparence et un accès aux décisions facilités. Mais sûrement pas dans l’idée de donner de la matière, non filtrée, aux legaltech, qui pourraient en user de manière éthiquement discutable. Si l’on essaie de se projeter un tant soit peu, on peut en effet craindre que le jeu de profilage, de « prédiction » en fonction d’un litige donné, restreigne la liberté d’exercer du magistrat, et débouche sur un effet « moutonnier » des magistrats. Il faudra beaucoup de volonté et d’assurance de la part de ces derniers pour statuer différemment de ce que la technologie aurait prévu, et différemment de leurs collègues. Pourtant, on sait bien que chaque affaire peut être distincte, et qu’une décision d’un juge est également rendue in concreto, c’est-à-dire en prenant en compte le contexte dans lequel s’inscrit le litige. Et heureusement que les juges ont la liberté d’être à l’origine de revirement de jurisprudence en toute bonne conscience !

Concernant les parties au litige, leur identité est occultée. Nous avons déjà étudié les risques pour elles si leurs données à caractère personnel étaient rendues accessibles à tous facilement. Là encore, cette exigence d’occulter les noms des parties dans les décisions en France se démarque à l’étranger, et notamment au Canada. Pour ces derniers, la divulgation de l’identité des individus fait partie des obligations à accomplir pour le principe de publicité. Mais en France, tel n’est pas le cas. La conception

147Artificial Lawyer, « France Bans Judge Analytics », 4 juin 2019, en ligne :

<https://www.artificiallawyer.com/2019/06/04/france-bans-judge-analytics-5-years-in-prison-for-rule- breakers/>.

française distingue là où le Canada ne le fait pas forcément : la mise à disposition est une publication, un moyen de diffusion de l’information. Ce n’est pas une des conditions à remplir pour respecter le principe de publicité. On l’a dit, ce principe sera rempli autrement. Alors faut-il considérer que le principe de publicité est davantage rempli lorsque la publication est totale, sans occultation aucune ? La transparence de la justice nécessite-elle que les individus soient identifiés, identifiables dans les décisions de justice ? est-ce une recommandation au profit de la société ?

Conclusion du troisième chapitre

L’approche canadienne et l’approche française sont différentes concernant la mise en balance entre le principe de transparence de la justice et le droit à la vie privée, et nous avons vu en quoi. Mais surtout, nous avons pu mettre en exergue que la position française n’a pas été un long fleuve tranquille, mais plutôt marquée par une jurisprudence hésitante, des avis de la CADA un peu nébuleux, avant de finalement se stabiliser en expliquant bien qu’il ne fallait pas confondre l’open data et l’accès aux décisions de justice.

C’est ainsi que nous soutenons qu’il faille distinguer entre publication et publicité, parce qu’en France, la loi de programmation 2018-2022 et de réforme pour la justice ne remet pas en cause le régime de publicité des audiences et des décisions148 : elle ne fait

qu'organiser une nouvelle forme de délivrance au public des décisions de justice, sous la seule réserve des dispositions particulières qui en régissent l'accès dans certains contentieux. Il faut l’entendre comme une forme élargie de la publication des décisions de justice, à titre non onéreux, et dont la base de données pourra être consolidée d’un très grand nombre des décisions de justice.

Conclusion de la première partie

L’open data nécessite de mettre les données en ligne, et cela n’est évidemment pas sans conséquence : cette diffusion de données est alors significativement amplifiée et facilitée. En matière d’open data des données judiciaires, l’électronique est le facteur principal de la suppression de l’obscurité pratique, justifié pour certains par le respect de l’obligation de transparence de la justice. Mais toutes les dérives n’ont pas été évitées, et les risques de réutilisation des renseignements personnels issus des données judiciaires (dossiers, plumitifs, décisions…) sont bien loin d’être fictifs, comme nous l’avons vu.

La France et le Canada n’adoptent pas la même approche en la matière, et cela a vraiment été intéressant à étudier. La position de la France quant à l’open data des décisions de justice n’a pas été absolument claire dans l’immédiat dans son application - il est vrai que le décret d’application n’avait pas été encore pris lors de l’affaire « Doctrine » - mais elle l’a depuis éclaircie.

Suite à l’exposé des enjeux soulevés par l’open data en milieu judiciaire, nous nous proposons de s’intéresser aux éventuelles solutions apportées ou qui pourraient être apportées (partie 2).

Partie 2

Des solutions particulières pour la protection des renseignements