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CHAPITRE 5 LES RESU LTATS ET L’ANALYSE D ES RESULTATS DE LA RECHERCHE

5.2 RÉSULTATS GÉNÉRAUX

5.2.1 Résultats généraux 1 : le conflit au cœur du travail du malade

chronique

5.2.2 Résultats généraux 2 : le discours auto-adressé

5.2.3 Résultats généraux 3 : l’instrument mixte processus de sémiotisation

5.2.4 Résultats généraux 4 : le dédoublement d’orientation : un agir sur soi

5.2.5 Résultats généraux 5 : la construction d’un champ instrumental

personnel pour l’action sur soi

5.2.6 Résultats généraux 6 : voir sans regarder des résultats

méthodologiques

5.2.1 Résultats généraux 1 :

Le conflit au cœur du travail du malade chronique

Notre travail confirme les travaux de Tourette-Turgis pour qui la présence d’une maladie

demande un réaménagement de soi et de ses activités quotidiennes de manière constante et

cela que ce soit dans les phases de crise ou de rémission. Dans notre travail nous avons pu

comprendre que les activités déployées au service du maintien de soi en vie et en santé par les

sujets malades chroniques de notre recherche, sont à la base des activités obligées, dans le

sens où elles sont incontournables dans leur vie, voire vitales pour eux. Que ce soit pour

surveiller l’activité de la maladie, la contenir, l’éloigner ou éloigner ses symptômes (entre

autres), les activités au service du maintien de soi en vie et en santé demandent de la part du

sujet un haut degré de disponibilité et d’investissement et souvent ses autres activités

quotidiennes en dépendent et en pâtissent.

Nos entretiens nous permettent de mettre en lumière le fait que ces activités cohabitent par

nécessité avec les autres activités et que cette cohabitation introduit des conflits d’activités

spécifiques au sujet malade. Ainsi l’action sur soi au travers de ses activités au service du

maintien de soi en vie et en santé est en grande partie la réponse engendrée pour gérer un

conflit entre les activités de sa maladie et ses activités de la vie quotidienne. Nous avons pu

constater que le sujet fait front, à des conflits d’activité de différents ordres pouvant participer

ou faire irruption dans tous ses espaces d’activités y compris cognitives et émotionnelles. En

réponse il s’emploie à trouver des compromis pour ne pas empêcher son engagement dans les

autres activités de la vie courante.

D’une part, ces activités peuvent être omniprésentes par rapport aux autres activités, pour

certains malades, ou être indépendantes de celles-ci. Parfois elles doivent faire irruption parmi

les autres activités pour les garantir et gagnent ainsi le statut de support d’activité. Parfois

elles font de l’ingérence au cœur même d’une activité ou d’une classe d’activités du sujet.

D’autre part, les malades formulent comment d’autres activités, qui représentent un motif de

se soigner voire un motif d’existence, sont présentes dans leurs activités au service du

maintien de soi en vie et en santé. Convoquer ces activités de la vie quotidienne les aide à

justifier et soutenir l’effort, à se donner du courage, à garder le cap dans les moments de

lassitude, à donner de l’espoir, à garder un sentiment d’unité.

À l’inverse, il apparaît dans nos entretiens, qu’il est courant que les activités du maintien de

soi en vie et en santé soient fragilisées et parasitées par ces autres activités sans lien avec la

maladie et c’est là justement le risque majeur pour les malades et leur santé.

Face à ce peu d’étanchéité entre les activités du sujet, nous arrivons à la conclusion que gérer

les conflits d’activité fait partie intégrante du travail du malade dans toutes ses dimensions.

Analyser l’activité du travail du malade c’est pouvoir prendre en compte le « volume » de

l’activité (Clot, 2010), la co-présence des autres activités où plusieurs temporalités se

côtoient, où plusieurs intensions la traversent, où des mobiles et des buts se choquent ou se

complètent. L’activité, nous dit Clot (2010), « est une épreuve subjective », et en même temps

le lieu où le sujet malade chronique doit faire preuve de créativité et de maniement de soi, et

cela dans la précision d’actes parfois très techniques, voire dangereux.

« Au centre des conflits se trouve l’instrument et se cristallise une tentative de

dépassement »

Pour tenter de trouver des compromis qui soutiennent à la fois son action sur ses activités au

service du maintien de soi en vie et en santé et à la fois les autres activités importantes pour

lui, le malade chronique s’appuie sur ses instruments. Nous avons identifié que l’instrument

est au centre de conflits et cristallise en lui et dans son usage une tentative du sujet de les

dépasser.

Nous avons conclu alors que « Ces conflits et ses dépassements peuvent se trouver dans toute

la chaîne d’action du sujet ».

En ce sens, les instruments peuvent eux-mêmes avoir le statut de médiateurs des rapports

contradictoires qu’entame le sujet avec ses activités au service du maintien de soi en vie et en

santé (du type « je veux me traiter mais c’est usant »). C’est le cas de l’activité « prise de

traitement », elle-même source de conflit quand elle envahit l’espace d’autres activités,

impose une temporalité au sujet qui est source de conflits entre désir de se soigner et les

autres activités. Les instruments comme les piluliers, les montres, les téléphones transformés

en source de rappel, les postes de travail et de stockage sont convoqués par le sujet pour

l’aider.

L’organisation instrumentale permet une assise, un continuum parmi le conflit, comme dans

la situation de Marianne qui développe tout un réseau de postes de travail comme instrument

pour la soutenir dans la prise de ses traitements, alors même qu’elle gère des difficultés de

plus en plus grandissantes entre son désir de « liberté », de ne pas limiter ses autres espaces

d’activités avec les contraintes de prises, et son désir de donner toutes ses chances à son

greffon « malmené », en garantissant ces mêmes prises optimisées.

Le conflit peut se retrouver dans le motif de l’activité, s’installer dans le sens que le sujet

accorde à ses activités voire même déborder sur ses valeurs. L’instrument permet alors de

revisiter, voire de dépasser les valeurs personnelles qui n’aident plus le sujet à se soigner.

Comme dans la situation de Paul qui fait un compromis au travers d’une catachrèse de

l’artefact yoga en changent sa fonction et le transformant en instrument de soin physique.

Pour cela il revisite les valeurs qu’il attache à sa pratique et à son interprétation de la place de

la souffrance dans un « travail spirituel » et l’« élévation » de l’âme.

À l’opposé, le travail de malade d’Yvan consiste à tenter de régler un conflit qui se joue entre

la valeur de « corps et esprit saint » et ses activités d’addiction en contradiction totale pour lui

avec l’équilibre recherché. Des instruments psychologiques sont convoqués pour s’appuyer et

renforcer ses valeurs, pour introduire et soutenir des activités compensatrices qui l’aident à

colmater ce gap entre ce qu’il aimerait pour lui et ce qu’il peut s’offrir pour l’instant.

Pour Anne qui vit les allergies massives aux traitements comme une incapacité

d’appropriation des artefacts médicamenteux par son corps, comme la manifestation d’un

rejet et d’une discordance entre ses activités psychiques inaccessibles et les activités de son

corps. Ce conflit se joue dans le sens de l’activité « prise de traitement », alors qu’elle conçoit

le but et l’objet de cette activité dans tous ces détails.

Le conflit peut s’installer dans les relations les plus intime des sujets et l’instrument peut alors

permettre un compromis. Pour Marianne le conflit s’installe entre son activité sexuelle et son

activité de prévention et réduction des risques d’infection urinaire.

Elle développe l’usage de la sémiotisation de ses sensations, de ses perceptions corporelles

pour lui permettre malgré tout de maintenir une activité sexuelle avec son compagnon et pour

mettre place un protocole « médico-sexuel ». Pour Célestin, l’usage d’un générique du

Viagra

®

dans ses rapports sexuels vient en réponse au conflit entre l’activité de la maladie,

qui le handicape « jusqu’au niveau du nombril », et son activité d’homme avec sa virilité, qui

lui laisse le sentiment de perdre sa place dans sa famille. Cet artefact médicamenteux l’aide à

rétablir un regard sur lui, lui permet une rencontre avec soi-même et son couple.

Nos résultats évoquent un lien entre conflits/dépassement et genèse instrumentale. Nous

avons pu observer que « le conflit et la tentative de son dépassement sont repérables au

travers de la genèse instrumentale ». Analyser la genèse instrumentale c’est avoir un accès

privilégié aux raisonnements, aux gestes, aux opérations (Leontiev), aux composantes de

l’action qui le construisent. C’est encore rendre intelligible l’engagement du sujet dans

l’appropriation et le processus qu’il met en place quotidiennement pour convertir des artefacts

en instrument pour soi. Les analyser nous permet de comprendre et distinguer dans les détails

les sources des conflits et les tentatives de dépassements, ainsi que leur localisation à « grain

fin ». Est-ce que le conflit se joue dans le noyau de la genèse instrumentale, en lien à

l’artefact, au geste, et dans le raisonnement qui les étaie ?

Parfois les conflits sont repérables dans l’appropriation même de l’artefact, c’est le cas de

Célestin qui mène un travail sur ses représentations des artefacts (fauteuil roulant et

autosondage) et s’appuie sur un discours auto-adressé pour pouvoir libérer le chemin pour les

intégrer dans sa vie. C’est le cas de Christelle pour qui l’appropriation commence même avant

l’accès à l’artefact de soin, car elle doit avant résoudre un conflit important entre sa vision de

la transplantation cardiaque (« pour moi j’allais tuer quelqu’un ») pour pouvoir déjà

concevoir cette transplantation comme possible et, par la suite pouvoir transformer le cœur

transplanté, artefact de soin, en un cœur à soi dans son quotidien, comme elle nous dit : dans

« la pratique ».

Parfois les conflits et leur tentative de dépassement avec les instruments sont repérables dans

la genèse instrumentale quotidienne, comme dans le cas de Nathan qui voit le conflit qu’il vit,

vis-à-vis de son « héritage » médical se poser dans le geste même de se piquer alors que les

autres parties de son schème d’usage sont toujours valables.

L’instrument peut devenir générateur de conflits dans les activités. Nous pouvons citer

l’exemple de la glacière de Caroline qui devient le catalyseur de conflits professionnels. Ou

d’Anne entre l’usage de l’instrument mixte de sémiotisation de sensations physiques qui

l’aide à élaborer une activité poussée d’auto-clinique mais génère aussi un dilemme entre

« s’écouter et ne pas s’écouter ». Ou encore d’Yvan qui tente d’élaborer et utiliser un discours

auto-adressé comme instrument d’action sur soi et se voit face à un conflit dans le couplage

de l’activité de communication à soi « se dire-penser ».

L’instrument peut aussi aboutir à la résolution d’un conflit quand le sujet a le sentiment que le

manier permet de rétablir un sentiment de contrôle égaré par l’arrivée ou l’évolution de la

maladie. Nous pouvons citer Célestin qui depuis l’introduction des instruments lui permettant

de construire d’autres schèmes d’usage de ses fonctions perdues ou mise à l’épreuve par la

maladie, se sent plus fort et a le sentiment d’avoir renversé le rapport de force : « aujourd’hui

je la maîtrise ». Les instruments semblent avoir pour lui le statut d’armures et d’armes pour se

battre, pour se protéger de la soumission forcée que la maladie lui a imposée lors de sa rentrée

brutale dans sa vie. Pour Marianne s’appuyer sur l’usage de ses instruments lui permet d’avoir

le sentiment de dépasser sa condition, de faire un choix là où il n’y a pas de choix « c’est moi

que décide ». Adèle avec sa voiture comme poste de travail de soin, règle la part du conflit

entre l’activité de son tube digestif et ses déplacements. Cela soutient son sentiment

d’autonomie très important pour elle.

L’absence d’instrument alors qu’un conflit d’activité a lieu peut devenir source de

rétrécissement dans le champ des possibles. Nous pensons au conflit qui se joue pour

Marianne entre son activité de prévention de risques d’infections urinaires et l’activité de

loisir cinéma. Face à ses besoins pressants qui la faisaient sortir de la salle plusieurs fois

pendant le film, et sans aucune possibilité d’y remédier, elle a décidé de ne plus y aller.

Si l’instrument est bien un médiateur et le support d’un changement du sujet dans son activité

et si l’usage d’un instrument contribue à augmenter ses champs de possibles (Rabardel,

1995a), il peut toutefois avoir l’effet contraire et les réduire. Dans le cas des sujets malades

nous devons prendre en compte dans l’analyse de leurs activités médiatisées par les

instruments, que les artefacts (passés, futurs) non instrumentés, les anti-instruments, les

contre-instruments pullulent avec leur présence-absence dans les instruments mis en place

dans l’activité actuelle. Ils ont leur histoire dans l’activité (parfois indépendante de l’histoire

des activités), dans le corps, dans les émotions et sont incorporés dans le « volume » de

l’activité. Nous pouvons citer l’impact des nouveaux traitements dans la vie de Marianne qui

voit un de ses immunosuppresseurs changer alors que pendant 10 ans elle le prenait. Cela

demande un travail particulier de détachement affectif et organique. Ou du statut de

non-instrument de l’artefact « couche » pour Adèle et Célestin, jamais approprié par eux. Ou du

statut d’anti-instrument du traitement qui a fait perdre ses cheveux à Anne, vécu traumatisant

pour elle qui se renouvelle à chaque artefact médicamenteux nouveau et pour lequel elle tente

d’accomplir une genèse instrumentale pour se l’approprier et améliorer sa situation.