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CHAPITRE 5 LES RESU LTATS ET L’ANALYSE D ES RESULTATS DE LA RECHERCHE

5.1 L ES INSTRUMENTS DANS LA VIE DES SUJETS :

5.1.3 Les instruments de Célestin

Après des examens approfondis pour expliquer des troubles de la marche apparus de manière

soudaine, les résultats tombent et indiquent à Célestin qu’une sclérose en plaques s’est

réveillée chez lui. Célestin est alors confronté à la perte rapide des schèmes d’usage et de

contrôle de son corps acquis depuis l’enfance, ayant trait aux fonctions de miction et de la

marche. Cela le confronte à une entrée abrupte dans le travail de malade qu’il déploie dans un

temps record.

[…] « on m’a dit que j’avais une Sclérose en plaques […] Et puis euh au fil des mois très

rapidement la maladie s’est, s’est installée. Parce que j’ai une forme un petit peu particulière

j’ai d’emblée une forme primaire progressive

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. Et donc les symptômes portent

essentiellement en ce qui me concerne et en ce qui concerne cette forme-là les jambes, avec

des troubles urinaires. Euh donc euh, au fil des mois mes troubles urinaires sont devenus

beaucoup beaucoup beaucoup plus importantes. Et, euh également, le fait de marcher, de me

déplacer devenait de plus en plus pénible. […] Bien évidemment je le vivais très très très mal.

[…] Je me suis enfermé à la maison […] quand j’allais aux toilettes ma vessie je ne la vidais

jamais entièrement. Je faisais quelques gouttes. Donc euh systématiquement toutes les

demi-heures il fallait que j’aille aux toilettes. […] puis quand il fallait que je coure pour aller aux

toilettes bien évidemment mes jambes ne me portaient plus… C’était la catastrophe ! C’était

l’accident »

Célestin décide de chercher des solutions et il est contraint de manier des artefacts de soin

18Forme de sclérose en plaques considérée la plus agressive et la plus rare, pour laquelle il n’existe à ce jour aucun traitement pour guérir ou limiter son évolution. Elle est caractérisée principalement par une aggravation progressive assez rapide, presque continue de la maladie (avec des fluctuations mineures) et sans poussées évidentes.

avec le but de compenser ses fonctions atteintes par l’introduction de nouveaux schèmes

d’usage de son corps. Se les approprier comme instruments et les manier exigent de Célestin

un travail de dépassement et de transformation de soi, sur soi et pour soi puisque les artefacts

de soin auquel il a besoin de faire appel ne sont pas anodins, ils sont chargés de

représentations sociales et personnelles parfois lourdes.

En premier, ses troubles urinaires requièrent l’introduction d’une activité « obligée » (Clot,

Tourette-Turgis) de prévention car la permanence d’un résidu d’urine non éliminé l’expose à

des infections urinaires pouvant porter atteinte à ses reins. Cette activité obligée au service du

maintien de soi en vie et en santé doit impérativement être médiatisée par un instrument

composé d’un artefact de soin et d’un acte intrusif : l’autosondage. Pour réussir à réaliser cet

acte médical sur soi, Célestin doit transformer ses représentations, ses peurs et opérer une

intervention sur son discours auto-adressé pour le remplacer par un autre qui soutienne son

geste et lui permette d’introduire une sonde c’est-à-dire un artefact de soin dans son corps.

[…] « je me suis dit : « Célestin, écoutes ! Tu vas pas te martyriser ! C’est pas possible

quoi ! » C’est làque je me dis :« Célestin, c’est pas possible » Donc, je l’ai au départ, je l’ai

refusé. Mais on ne m’a pas laissé le choix… la première fois que je me suis retrouvé chez

moi… je transpirais, j’avais ma chemise qui était mouillée, je me suis dit… j’ai failli tomber

dans les pommes. Et je me suis dit : « Célestin, c’est pas possible, t’y arriveras pas ! »

D’ailleurs, j’y suis pas arrivé hein !… Et le lendemain… je me suis dit : « Célestin, tu dois y

arriver ! On va pas remettre à demain ce que tu peux faire le jour même ! » etje me suis dit :

« Célestin, c’est tout droit ! ». J’ai tout préparé, je continuais encore à transpirer mais j’y

suis arrivé ! »

Réussir à manier cet instrument permet à Célestin de reconditionner et rééduquer sa vessie et

par là son « cerveau » qui ne comprenait plus les signes que lui renvoyait cet organe. Cet agir

sur soi médiatisé à la foi par l’instrument d’autosondage et le discours auto-adressé comme

support d’activité, lui permet d’influencer sa subjectivité corporelle.

L’activité d’autosondage va devenir une activité quotidienne au service du maintien de soi en

vie et en santé et constituer un des piliers de son travail de sujet en soin.

[…] « Le fait de me sonder, de vider entièrement la vessie, l’information, "il faut que tu ailles

réadaptée, elle s’est rééduquée, elle a pris l’habitude […] Au départ, quand j’ai commencé,

euh toutes les une heure, une heure et demie, il fallait que j’aille aux toilettes après je suis

passé à deux heures, après à deux heures et demie, après à trois heures. […] Mais

aujourd’hui, donc j’ai donné une information, que mon cerveau et ma vessie ont bien

enregistrée ».

Si les buts de l’usage de cet instrument c’est de vider la vessie, l’objet de l’activité c’est

éloigner le stress lié au risque d’un « accident » et le risque d’infections urinaires et d’une

atteinte de la fonction rénale. Le motif ou la fonction réelle de cette activité se trouve dans la

vie de Célestin et dans le confort retrouvé.

[…] « J’ai retrouvé… un confort de vie, qui est franchement, qui n’a pas de prix ! Les nuits je

me relevais toutes les demi-heures. Donc je ne dormais plus. Et en ne dormant plus je ne

faisais qu’aggraver ma maladie parce que la sclérose en plaque est une maladie fatigante.

Donc, je suis passé très rapidement de me lever 10 fois par nuit à 2 fois. Et aujourd’hui […] 1

fois à 0 fois. C’est révolutionnaire ! C’est énorme ! »

Les troubles de la marche s’aggravant rapidement, Célestin a été confronté à un artefact de

suppléance des fonctions de la marche : le fauteuil roulant. À nouveau il a dû déconstruire

l’image qu’il avait d’un artefact de soin pour pouvoir l’utiliser.

[…] « Parce que le fauteuil roulant, l’image que j’avais dans ma tête, c’était le fauteuil

roulant de mon grand-père. Il avait 90 ans, la chaise percée, tu vois le drame ! […] Et je me

suis dit "mais Célestin ce n’est pas possible, tu vas pas te mettre dans un fauteuil roulant ! Tu

vas ressembler à un papy !". J’avais cette vision. »

Donner une place à cet artefact, et entrer dans un processus de genèse instrumentale

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qui

l’éloigne d’une vision dégradante du fauteuil roulant lui permet de réintroduire des activités

rendues impossibles et inaccessibles. L’utilisation d’un instrument « contribue à l’ouverture

du champ de ses actions possibles » (Rabardel, 1995) et en ce sens cet artefact devenu

instrument va devenir transversal à une série d’activités de reconstruction de soi, mais aussi

de transformation et de récupération de sa vie.

[…] « Mon fauteuil roulant, c’est une véritable résurrection. C’est une résurrection ! Parce

que il y a pleins de choses que je m’interdisais. Sortir dans les parcs d’attractions avec mes

enfants ? Je refusais. Aller euh faire des, aller aux manèges euh […], je me refusais d’y aller.

Aller au cinéma, c’était, toutes des choses que je m’interdisais à faire. […] Aujourd’hui ça

c’est un c’est un confort ! Aujourd’hui, je peux tout faire. […] je mets mon fauteuil roulant

dans la voiture, tout seul, je peux aller dans une galerie marchande ! Dans une galerie

commerciale ! Tout seul ! Et je peux faire des centaines de mètres même, voire des kilomètres

[…] je fais du sport, je fais du ski assis. »

Si un des buts de l’usage de cet instrument c’est de maintenir ses capacités de locomotion,

l’objet de l’activité c’est d’avoir éloigné l’angoisse ressentie face à la perte de ses fonctions

motrices et d’avoir retrouvé l’envie de refaire des choses dans sa vie. La fonction première de

l’usage du fauteuil dans ses activités a été de rétablir du lien social et familial. Il nous raconte

avec émotion ce qu’il a ressenti lors du premier usage du fauteuil roulant :

[…] « Dès lors que je voyais ou que je savais qu’il y avait plus de deux cents mètres, à faire.

Je ne pouvais pas quoi ! J’étais déjà fatigué. J’avais, j’étais angoissé d’avance. Le fauteuil, je

suis dedans, la vie est belle. […] L’angoisse ! L’angoisse ! […] J’ai refait plein de choses

avec mes enfants. C’est quand même compliqué de les, on est quand même coupé des siens.

[…] Et là, de nouveau, j' pouvais faire des choses avec eux… C’est fantastique, ils venaient

sur moi ! Sur le fauteuil ! […] je ne l’ai jamais pris [le petit] dans mes bras debout […] je ne

me suis jamais déplacé avec lui. Parce que j’avais j’avais risque de chuter à tout moment, et

voilà. Donc là dans le fauteuil, il était sur mes genoux, […] tous les deux… »

Célestin a dû aussi faire face à un autre symptôme courant dans la sclérose en plaques et qui

est très handicapant dans la vie quotidienne : la fatigue. À la différence des deux autres

symptômes pour lesquels Célestin a pu s’approprier des instruments pour suppléer les

fonctions atteintes, la fatigue n’a aucun traitement ou artefact humain capable de la traiter.

Dans le cas de Célestin, cette fatigue lui laisse peu de répit et a la particularité de provoquer

un « écroulement » voire un « effondrement » physique quand elle est trop forte.

[…] « Dès lors que je dois faire un effort… c’est comme si une personne normale, je dis bien,

devait faire 10 km de course […] Aller chercher la tasse, le bol… le bol… lever les bras et

aller le chercher, prendre la capsule, mettre la capsule, faire couler son café… on croirait

pas mais… et tout ça en position debout, c’est surhumain ! »

Pour pouvoir « gérer » cette fatigue et empêcher qu’elle ne prenne tous ses espaces

d’activités, Célestin développe une activité autoréflexive d’« auto-clinique médiatisée » grâce

à un « instrument mixte » c’est-à-dire que ses sensations physiques émises par son corps, sont

« sémiotisées » en signes intelligibles pour lui.

[…] « Eh bien, ce qui arrive c’est que je commence à avoir des picotements… dans le corps.

Des picotements… dans les jambes et… un indicateur aussi, je… tout commence à déconner.

Mes… mes jambes picotent. Par exemple… euh… j’ai envie d’aller aux toilettes. Mon cerveau

à la limite, les connexions entre… ne se font plus, tout est complètement délirant. Toutes les

informations sont mauvaises ! Euh…, je vais par exemple… avoir… le bras qui tremble, qui

se met à trembler. »

Dans cette activité d’auto-clinique l’« instrument mixte » sert comme point de repères des

actions à conduire pour éloigner ce symptôme majeur. Ces « signes avant-coureurs »

identifiés par lui comme des alertes indiquent la limite à ne pas dépasser. Les situer, est

synonyme pour Célestin de la mise en place d’un régime économique de son énergie. La

sémiotisation de ses sensations a aussi une fonction de régulateur des autres activités. Cette

activité au service du maintien de soi en vie et en santé est un autre pilier de son travail de

sujet malade.

[…] « Donc il faut que je réfléchisse avant… de la manière dont je vais faire pour que ce soit

le moins contraignant possible […] la fatigue, je la gère ! […] je me suis dit… ne jamais

aller… il ne faut jamais que mon corps soit fatigué. Jamais mon corps sera fatigué. […] il

faut… pas que je dépasse les… les limites […] j’ai identifié, je me suis fait des repères […] je

suis comme une batterie de téléphone portable, moi. J’ai une autonomie de 15 minutes […]

où je vais pouvoir me débrouiller tout seul… sans que… cela entre guillemets soit

contraignant, soit fatiguant […] il faut que je recharge par exemple si je me lève, je marche,

je vais aux toilettes, on va dire que j’ai bouffé 10, 20 secondes d’énergie. J’ai la possibilité de

les recharger, de les récupérer ces 10, 20 secondes. […] J’irai pas au-delà, mais les 15

minutes je suis capable de les recharger. Alors… dès que j’ai une première amorce de ces

sensations-là… rideau ! J’arrête. Je mets en pause. Et le fait de se mettre assis, de se

reposer,… tout disparaît ! Ça disparaît ! C’est vrai ! C’est incroyable hein ! C’est

incroyable ! »

Pour Célestin, les instruments qu’il manie quotidiennement dans le travail qu’il conduit pour

se maintenir en capacité minimale de fonctionnement lui permettent d’agir et de transformer

sa situation, de garder le contrôle sur des pans entiers de sa vie, de rétablir un sentiment de

contrôle de soi mis à l’épreuve.

[…] « il y a la maladie en moi et c’est elle qui me handicape quoi. […] Par contre quand j’ai

mon fauteuil roulant, quand j’ai mon sondage… C’est moi qui l’ai. […] Je lui ai dit : "ouais

tu m’as eu au départ là […] Tu es rentrée en moi, mais aujourd’hui c’est moi qui te domine,

c’est moi le maître !" […] de me sentir fort… de me dire et « ben je ne vais pas me laisser

abattre, je ne vais pas me laisser manger par la maladie, envahir ! J’arrive à la maîtriser à la

canaliser ». Au départ la maladie elle est arrivée en moi, elle s’est développée… Elle est

partout ! Et aujourd’hui je la maîtrise. Je peux lui faire défaut. Voilà c’est moi le maître. Elle

est là c’est moi le maître. […] Je fais avec. Je transforme la chose. »

À travers ses activités au service du maintien de soi en vie et en santé et le maniement d’un

ensemble d’instruments mobilisés pour pouvoir les conduire, Célestin bâtit de nouveaux

schèmes d’usage et de contrôle de son corps. Il réélabore le sens de ce qu’il vit, il redéfinit ses

priorités et transforme sa présence au monde rendue possible par son travail acharné de

malade.

[…] « je pense que grâce à la maladie, on définit mieux ses priorités… C’est vrai ! On… on

se rend compte plus de ce qui est important dans la vie. Et ça… c’est bien ! […] comme je ne

suis pas en activité […] j’ai compensé cela par le fait que je suis en mesure de profiter

davantage de mes enfants. Quand je travaillais, j’étais en déplacement toute la semaine. Je

partais le lundi, je rentrais le vendredi […] mes enfants, je les ai vus grandir ! »

Christelle

Le cas de Christelle nous a amenée à classer l’organe « cœur » dans notre catégorie

d’instruments mixtes, même si nous ne sommes pas dans son cas face à la sémiotisation des

sensations du corps, car le cœur est un « élément mixte » avec des frontières peu étanches

entre ses fonctions, et entre les instruments catégorisés dans notre travail comme « concrets »

ou « non concrets ».

Le cœur est un organe vital du corps, et en même temps il s’inscrit dans une culture humaine

qui le charge d’une force symbolique.

Il est à la fois un instrument central du corps qui induit l’organisme à conduire des genèses

instrumentales constantes pour l’utiliser, déployer et potentialiser ses fonctions vitales, et à la

fois, il s’intègre par ses agir aux modes d’usage (schèmes) des autres organes qui sont

dépendants de lui. L’organisme humain vivant fonctionne par des couplages d’activités

multiples assortis de co-dépendances et de stimulations conjointes.

L’organe « cœur » est un artefact de soin, entouré et à l’origine des plateaux techniques

historiquement et culturellement situés d’une part, et il est aussi un traitement de suppléance

prescrit quand il est utilisé pour allonger la vie des personnes atteintes d’insuffisance

cardiaque.

C’est le cas de Christelle qui face à une situation de vie et de mort est entrée dans un

processus de construction et d’appropriation de cet organe comme traitement de suppléance.

Ce traitement chargé de symbolique requiert de sa part comme on va le voir un déploiement

d’activités qui constituent la part personnelle de son travail de sujet malade.