CHAPITRE 5 LES RESU LTATS ET L’ANALYSE D ES RESULTATS DE LA RECHERCHE
5.1 L ES INSTRUMENTS DANS LA VIE DES SUJETS :
5.1.7 Les instruments de Caroline
Caroline a une hémochromatose et une maladie de Hashimoto, elle se sent de plus en plus
fatiguée avec, depuis plusieurs années, des troubles intestinaux et gastriques que les médecins
et gastro-entérologues consultés n’arrivent pas selon elle à bien cerner. Elle sent qu’elle perd
le contrôle de sa santé et de sa vie car elle a sans arrêt des infections et des inflammations.
Elle a constamment des malaises qui lui font penser que son « horloge biologique » est
déréglée.
Suite à une hospitalisation en urgence Caroline subit une ablation par voie chirurgicale de la
vésicule biliaire. Huit mois plus tard, souffrant de douleurs violentes au niveau du « ventre »,
elle est à nouveau hospitalisée en urgence et opérée d’une occlusion sur bride
26dans l’intestin
grêle (causée par trois chirurgies abdominales au cours des trois dernières années). Lors de
cette dernière hospitalisation, Caroline entend de la part des personnes étrangères à sa famille
et au corps médical, quelque chose qui fait écho à son ressenti. Elle reprend alors de manière
interne ce qui a été verbalisé à son propos dans la chambre d’hôpital lors d’une visite de sa
voisine de chambre. Il se passe un déclic qui fait que Caroline ne leur répond pas directement
mais se parle à elle-même sous la forme d’un discours auto-adressé qui l’autorise à changer sa
position vis-à-vis d’elle, de ses maladies et surtout du monde du soin. Il lui semble devenu
évident qu’elle ne peut plus seulement attendre que les médecins fassent leur travail et
prennent toutes les décisions et qu’elle doit elle-même s’auto-prescrire un travail d’enquête
informationnel.
[…] « j’ai fait une occlusion sur grêle et là euh j’ai été hospitalisée un mois, j’ai failli en
mourir enfin… j’ai failli avoir une pancréatite, une euh septicémie […] les visiteurs de la
personne dans la chambre avec moi, m’ont mis en alerte. Ils m’ont dit : "attention à vous,
vous êtes en danger, on vous sent tellement faible maintenant qu’il faut trouver d’où ça
vient". Donc c’est vrai que ça m’a fait un déclic dans ma tête et là je me suis dit : il faut
vraiment que je comprenne ce qu’il se passe, j’ai fait moins confiance aux médecins et en fait
j’ai essayé de comprendre par moi-même ce qui se passait. En questionnant davantage les
26 Une occlusion sur bride est une obstruction d'un segment du système digestif au niveau d'une bride
intestinale, une cicatrice à l'intérieur de l’abdomen généralement conséquente à une opération chirurgicale antérieure
médecins et en essayant d’aller au-delà de ce qu’ils me disaient […] parce que je, je me
rendais compte que ça allait de pire en pire, que je ne pouvais pas continuer comme ça
hein ».
Caroline veut comprendre et faire quelque chose pour prendre en main sa santé. Elle
commence à étudier intensément et à chercher des solutions, ses enfants sont déjà orphelins
de père, ils ont encore besoin d’elle.
[…] « Alors après avoir compris ce qui se passait en lisant beaucoup d’articles sur les
maladies que j’avais, etc, etc... Il y avait quand même quelque chose qui me euh, que je ne
comprenais toujours pas, c’est que malgré tous les médecins que j’allais voir, les
gastro-entérologues, c’est que j’avais toujours des gros problèmes intestinaux. […] Donc à l’époque
j’allais dans un magasin bio, […] la responsable de ce magasin était aussi pharmacienne
[…] j’ai vu le rayon sans gluten […] je lui ai demandé : à quoi ça sert la… la nourriture sans
gluten, etc., etc. […] je me suis dit : "ben je vais essayer, on va voir si ça marche pour moi".
Donc j’ai commencé à manger sans gluten mais strict […] En même pas quatre jours, j’avais
plus aucun signe […] à partir de ce moment-là, j’ai dit : "bon alors ils ont rien compris hein,
à l’hôpital ils ont rien compris, ça fait trois ans qu’on me ballade… Je me suis aggravée
entre-temps" […] j’ai compris que l’intolérance au gluten faisait une inflammation qui
activait la maladie de Hashimoto qui activait après au niveau de l’hypophyse
l’hémochromatose, enfin il y avait des interactions chimiques et hormonales. Ça s’emballait.
Voilà ça faisait un cercle vicieux […] J’ai compris comment marchait le cercle vicieux. Donc
je me suis dit : "ça suffit !" - "J’arrête le cercle vicieux maintenant c’est moi qui commande,
c’est moi qui vais aller dire au médecin : "je veux ça, je veux ça, je veux ça" »
Cette expérience et la conclusion que Caroline exprime par l’émergence d’un discours
auto-adressé d’« engagement » (rapporté lors de notre entretien), nous semblent situer dans son
histoire le passage à une étape très importante dans son travail de malade chronique. Le
premier changement qu’elle met en place c’est la transformation de l’alimentation en
« instrument concret » de soin et en instrument thérapeutique. Elle s’engage alors dans une
activité de diète stricte sans gluten, sans lactose, sans viande rouge.
[…] «il faut que je sorte de ce côté inflammatoire et donc il faut que j’arrive à faire baisser
nourriture. Donc j’ai bien compris le régime sans gluten et […] j’ai complètement changé
euh ma nourriture […] j’ai supprimé complètement tout ce qui contient de la farine et du blé,
complètement. C’est-à-dire plus de pain, plus de pâtes euh… j’ai droit au riz complet […]
euh rouge, noir, du quinoa, du maïs… Voilà. Et tout le reste, c’est interdit. Donc je mange des
pavés de soja euh […] pour l’hémochromatose c’est l’excès de fer, il ne faut pas que je
mange de viande, ni de poisson ni d’œuf. Enfin j’ai droit surtout aux viandes blanches, mais
bon il y a encore du fer ou alors au poisson blanc mais pas tout ce qui contient du sang,
parce que le fer il est dans le sang, voilà hein bon. […] En plus de ça, je fais des allergies
alimentaires. Je fais des allergies en plus, c’est vraiment mon système euh immunitaire qui
était complètement emballé. »
Pour pouvoir assurer les transformations de son alimentation et se donner une chance
d’améliorer sa situation, elle va faire appel à un artefact qu’elle va rapidement s’approprier et
utiliser comme un instrument médiateur de son activité alimentaire : la glacière. Avec
l’introduction de cet instrument dans son activité Caroline peut amener son repas au travail,
éviter d’aller à la cantine, se sentir en sécurité et en capacité de protéger sa santé des effets du
gluten : « Je pouvais plus manger au self… parce qu’au self, y’a du gluten partout ! »
Lors de notre entretien, Caroline a avec elle sa glacière et nous en profitons pour regarder et
faire une analyse ensemble de son usage, sa fonction, les activités adjacentes et son contenu
(Voire annexe). Dans sa glacière Caroline organise à l’aide de Tupperwares son déjeuner
complet (entrée, plat de consistance, dessert). Elle s’organise pour tout préparer la veille. Elle
amène du lait de riz complet (puisqu’elle fait une intolérance au lait) pour accompagner son
café après le repas et les pauses éventuelles, et aussi 2 bouteilles d’eau spécifique : «…C’est
mon repas […] pour l’eau c’est Contrex ou Hepar, c’est-à-dire de l’eau qui fait beaucoup
éliminer… C’est la quantité qu’il me faut à peu près j’ai remarqué que euh pour pouvoir
hydrater bien l’intestin. […] c’est pour ça que je suis chargée […] Voilà et tout ça dans la
glacière et après ben voilà je continue la journée euh et voilà… »
En même temps, elle décide de s’approprier des artefacts de soin disponibles pour traiter ses
deux autres maladies : Les saignées pour l’hémochromatose et le Lévothyrox® pour son
problème de thyroïde (maladie de Hashimoto), malgré l’avis de son médecin généraliste.
qui me disaient : "mais non il ne faut pas prendre de Lévothyrox®". C’était pas clair, donc je
n’avais pas de traitement en fait […] je suis allée voir mon généraliste. Parce que lui, il
voulait attendre pour les saignées et le Lévothyrox®. J’ai dit : "écoutez euh je veux prendre
rendez-vous avec un médecin interniste et avec un endocrinologue euh pour faire le point".
Donc là j’étais prise en charge par une équipe hein. Et il a fait vraiment des analyses très
poussées. […] Et à partir de là, ça, c’est débloqué, j’ai pu commencer un traitement euh pour
la thyroïde et on m’a fait des saignées… »
Mais les saignées se sont arrêtées au bout de la première année de thérapie alors qu’elle en a
toujours besoin pour sa santé. Alors le régime strict sans viande, alcool, ou tout autre produit
alimentaire contenant du fer, devient plus que jamais selon son point de vue un soin
essentiel.
27[…] « ils n’ont pas pu me faire les saignées parce que je suis tombée dans les pommes. Mais
je tombais dans les pommes à six de tension quoi, six ou sept. […] à tel point qu’ils ont plus
pu continuer les saignées bien que j’en ai encore besoin […] j’étais vagale en fait et malgré
toutes les précautions prises, je continuais à tomber dans les pommes et de façon un peu
dangereuse parce quand on tombe à six ils ont eu peur quoi. […] Donc voilà on ne me fait
plus de saignée. Donc c’est pour ça que j’ai intérêt à suivre la diète vraiment stricte là. »
Si l’activité médiatisée « diète alimentaire » en ce qui concerne l’hémochromatose a comme
but immédiat pour Caroline d’apporter d’autres aliments en substitution à ceux contenant du
fer et si l’objet de l’activité c’est de diminuer l’apport de fer et éviter son excès dans
l’organisme, il nous semble que le sens de cette activité est double. En premier, il s’agit
d’éviter les risques causés par le dépôt de fer dans les organes du corps et en second, il s’agit
d’éloigner voire d’éviter la prise médicaments comportant d’autres risques majeurs
notamment : les chélateurs de fer
28.
27 Il y a quelques discordances dans la littérature sur l’efficacité d’un régime comme traitement principal mais
dans le cas où les saignées (traitement efficace), ne peuvent être appliquées il devient envisageable, en prenant en compte le risque de carences alimentaires.
[…] « il y a les chélateurs de fer, mais c’est à éviter quand même parce que ce n’est pas des
médicaments quand même anodins hein donc si je peux éviter (sourire), c’est pas plus mal.
[…], donc mon état est disons limite, très très limite, c’est-à-dire que je suis en haut de la
norme et à la limite. Voilà bon et comme il y a plus ces saignées possibles pour faire […] il y
a toujours un risque donc de cirrhose, j’ai déjà eu une petite une fois hein, bon de cirrhose,
de cancer, de problème cardiaque […] pour rester à cet état limite, il y a deux solutions. Soit
la diète, mais stricte, très très stricte que je fais ou alors si vraiment je dépasse trop, le
médicament, mais bon là le médicament…. le médecin spécialiste (…) elle m’a dit « bon, bon
si vraiment vous passez la limite, on prendra les chélateurs du fer » et beh bon j’ai dit oui
mais enfin ils ne sont pas très très, ils peuvent avoir des effets secondaires, mais bon on verra,
on verra. Par contre mon médecin traitant, lui il me dit « ce n’est pas la peine les chélateurs
du fer et le risque bénéfice ne serait pas bon […] Ah oui, oui parce qu’il y a d’autres effets
qui sont quand même pas négligeables quoi hein donc c’est pas la peine. »
En ce qui concerne la maladie de Hashimoto, l’activité « diète alimentaire » mise en place par
Caroline a un but immédiat : éliminer les aliments contenant du gluten. L’objet de cette
activité semble être de diminuer ses problèmes gastro-intestinaux. Si le motif majeur semble
être de régler l’« emballement » de son système immunitaire et retrouver un bien-être perdu
depuis le dérèglement de son « horloge biologique », cette activité remplit une autre fonction
celle d’éviter l’augmentation des doses du traitement pour sa maladie de Hashimoto.
[…] « Je faisais des malaises donc, […] carrément des chutes d’hypotension… Vous voyez
donc après en rétablissant le… ça rétablit un peu le reste […] j’ai vu, que l’intolérance au
gluten avait une incidence sur la maladie d’Hashimoto et vice et versa, mais je ne le savais
pas quand j’ai commencé la diète, voilà. […] j’en prends toujours du Levothyrox®. […] le
dosage plus petit […] du coup avec la diète on n’a pas été obligés de l’augmenter et j’ai
pratiquement plus eu de signe […] j’ai toujours la maladie d’Hashimoto, mais le traitement
n’a pas bougé et je n’ai plus de signe en fait, je n’ai pratiquement plus de signe. »
Dans le document
Les instruments du travail du malade : les « agir sur soi » dans les activités au service du maintien de soi en vie et en santé
(Page 176-181)