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CHAPITRE 5 LES RESU LTATS ET L’ANALYSE D ES RESULTATS DE LA RECHERCHE

5.1 L ES INSTRUMENTS DANS LA VIE DES SUJETS :

5.1.8 Les instruments de Marianne

Marianne a un premier signe d’insuffisance rénale à l’âge de vingt-deux ans qui est confirmé

un an plus tard. Elle est orientée vers un service de néphrologie qui lui propose un suivi

rapproché pour tenter de freiner l’évolution de la maladie. Marianne réagit avec philosophie et

pragmatisme.

[…] « bah, tout s’est enchaîné très vite. C’est-à-dire que… bah j’ai appris que, voilà, j’avais

une insuffisance rénale importante. Mais qui était de toute façon, était progressive, et que

dans combien de temps on savait pas exactement, mais il y aurait forcément à un moment

donné voilà une… une chute sans doute un peu rapide, et puis, et que là immédiatement, on

pouvait me faciliter ou améliorer les choses, […] j’ai intégré ça, assez vite, avec en effet, des

médicaments […]eh bah… dans ce stade-là, je suis restée en fait […] en gros de vingt-trois à

trente-six ans. Mais en allant régulièrement à l’hôpital… des médicaments constamment […]

j’ai traversé ça comme je pouvais.… au jour le jour… je me suis jamais dit : « pourquoi

moi ? » C’était… y’avait pas le choix, c’était comme ça. »

À trente-six ans, les fonctions rénales de Marianne sont tellement réduites qu’elle doit

commencer un traitement de suppléance qui lui garantit sa survie. Elle a alors deux options

thérapeutiques : l’hémodialyse à l’hôpital (quatre heures trois fois par semaine) ou le choix de

dialyse péritonéale (auto dialyse faite par le sujet malade lui-même chez lui, où il branche la

machine dans sa cavité péritonéale

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- séance journalière de plusieurs heures, avec possibilité

de se brancher pour la nuit). Ces deux options nécessitent le suivi d’une diététique drastique,

une restriction hydrique sévère accompagnée de prises de médicaments assez nombreux.

[…] « J’avais choisi la dialyse péritonéale […] ça s’est fait comme ça… parce que je voulais

être vivante quoi […] parce que je ne voulais absolument pas être rayée de la vie euh… des

choix que j’avais fait par rapport à ma vie professionnelle […] sauf que je n’ai eu que des

soucis… parce que… tous les produits s’infiltraient dans les cuisses, dans les machins, j’avais

plein de soucis. J’ai été opérée du coup aussi, parce que j’ai fait des péritonites. Et du coup,

quand ça n’allait pas, hop on me mettait, j’avais fait des fistules

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, et on me mettait en dialyse

[…] aussitôt que je pouvais, je repartais sur ma machine. […] à un moment donné, en effet

toutes les choses sont devenues presque impossibles. Ça devenait très périlleux pour moi. »

Face aux infections et chirurgies à répétition, Marianne opte en faveur de la transplantation

avec donneur vivant. Son frère propose de lui donner un rein. Elle vit alors vit un épisode

extrême de sa vie marqué d’affects négatifs et positifs à la fois.

[…] « Donc je… j’étais donc inscrite sur la fameuse liste cristal, et puis en fait, c’est mon

frère […] qui m’a dit, bah voilà, je… je souhaite te donner… te donner un rein. Et ça a été…

ça a été un moment très fort […] enfin voilà… quel geste ! […] quelque chose qui aurait dû

être magnifique s’est enchaînée quelque chose de très douloureux et pour mon frère, et pour

moi-même. Voilà. Donc… y’a eu… on va dire qu’il y a eu des erreurs de commises et donc si

tu veux, ce qui s’est passé, pour faire court, le… le greffon n’a pas tout de suite fonctionné

puisqu’en fait il a fait un infarctus au moment de l’opération [alors qu’elle était encore en

réanimation] le chirurgien est venu dire à mon frère 'bah écoutez de toute façon, ça… ça a

capoté, je sais même pas si… si elle va s’en sortir… à partir de là, y’a eu toute une attente

pour mes parents, pour mon frère… »

Après cet épisode thérapeutique éprouvant pour elle, pour son frère et sa famille, le greffon

prend et Marianne entame alors une deuxième phase de son travail de sujet malade en soin :

l’appropriation et la genèse instrumentale quotidienne de son nouvel organe - artefact de

suppléance.

Se maintenir en bonne santé signifie garder le greffon en bonne santé et cela demande de la

part de Marianne la mise en place d’une série d’activités parmi lesquelles l’activité « prise de

traitement » est très présente dans son travail personnel de sujet malade. Quand nous la

rencontrons pour notre premier entretien en 2013, Marianne a quarante-trois ans et cela fait

sept ans qu’elle est transplantée. Elle doit prendre tous les jours 15 médicaments différents.

[…] « Donc, les anti-rejets… alors je suis tout le temps sous antibiotiques, parce que je fais

beaucoup beaucoup d’infections, à répétition, donc ça c’est un gros souci. Voilà. Je dois

avoir 3, 4, ça fait 5, ça fait 6, 7, 8, ça fait 9, ça fait… euh… ça fait 9, ça fait 10, 12, 13, 14, 15

30 Une fistule est créée chirurgicalement en connectant une artère et une veine du bras. La veine est ainsi

en gros !… en moyenne… qui sont divisés en 3 prises […] je suis sous Prograf® et Cellcept®

et d’autres choses. Et… euh… et donc… je prends 2 mg de Prograf® le matin, et un 250 mg

de Cellcept® on va dire le matin en même temps, et vers 11 heures, un seul de Cellcept®, et

puis je reprends 1,5 de Prograf® le soir avec 150 de… de Cellcept® le soir

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[…] ce qu’on

pense être la bonne dose on va dire pour que le greffon ne fasse pas des siennes. »

Cette activité « prendre ses médicaments » est médiatisée naturellement par les artefacts

médicamenteux. L’objet premier de cette activité est de sauvegarder son greffon. Faire la

genèse instrumentale des artefacts médicamenteux lourds dans le déploiement de cette activité

participe de la genèse instrumentale de son greffon au quotidien. Cependant, cette activité est

soutenue, par d’autres instruments qui se composent d’un ensemble de médicaments dont les

contraintes de prise laissent peu de jeu et de liberté au sujet. Alors Marianne met en place un

dispositif organisationnel sophistiqué en créant ce que nous pouvons appeler « un réseau

d’instruments », caractérisé par des artefacts ayant la même fonction, c’est-à-dire d’être des

« postes de travail » remplissant la fonction de stockage. Marianne utilise ce réseau

d’instruments comme aide et soutien à la réalisation des activités requises en fonction des

situations thérapeutiques qui peuvent se présenter.

[…] « je me suis achetée à Ikea une espèce… de petite table à étagères […] là-dedans, j’ai

des grosses boîtes où y’a tous les médicaments […] je les laisse dans leur emballage

d’origine […] de ces grandes boîtes, ça passe dans une petite boîte en fer pour les premiers

médicaments… ceux dont j’ai besoin le plus couramment. Par exemple, si j’ai mal au ventre,

la diarrhée ou des choses comme ça, hop ceux-là, je sais que je vais les prendre donc… plein

de choses… c’est au moment où je passe dans la mienne […] la petite boîte flashy… elle a un

compartiment, donc elle est facile, on peut en mettre plusieurs de médicaments […] c’est tout

ce qui concerne les anti-rejets en fait […] ceux-là, je les garde tout le temps sur moi, mais,

dans mon lit, en hauteur, j’ai encore une boîte [pour la prise à jeun à 8 h 15]. Qui est en

espèce de tissu transparent, dans lequel y’a des planches de médicaments […] je regarde si

c’est bien le blanc et tout ça… je prends. Y’a encore un autre truc (rires) au-dessus du

frigidaire y’a les médicaments pour tout le monde et y’a aussi des médicaments pour moi… et

quand je voyage, j’ai une petite trousse à fleurs très colorée, jaune et turquoise.

Parce qu’y faut que ce soit rigolo […] finalement ça fait un peu petites boîtes gigognes,

c’est-à-dire tu fais, une grande table, une moyenne, une plus petite… bah moi je suis un peu comme

ça. »

La deuxième contrainte thérapeutique exigeant la médiation d’un autre instrument est liée au

nécessaire traitement antibiotique. Marianne a des infections urinaires à répétition que ses

médecins pensent être le fruit principalement d’une fragilité acquise causée par des usages

médicamenteux prolongés. Ces infections se déclenchent lors et/ou après ses rapports sexuels.

Pour éviter de prendre des antibiotiques en continu, Marianne fait appel à la sémiotisation de

ses sensations physiques pour sentir venir les premiers signes, intervenir et ou prévenir la

survenue de l’infection. Grâce à un protocole « médico-sexuel » mis en place avec son

infectiologue, elle peut diminuer un peu l’antibiothérapie post rapport sexuel qui finit par

créer des résistances tout en se protégeant du risque réel de faire des pyélonéphrites

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qui

comportent des risques pour son greffon.

[…] « je prends une seule prise […] je bois beaucoup, je fais pipi tout de suite […] Alors ça,

ça marche ou ça […] maintenant c’est presque 24 heures après, c’est-à-dire… j’ai une petite

gêne… un tout petit truc, trois fois rien euh… on va dire au niveau du kiki […] c’est bizarre

parce que c’est… oui, c’est… je me sens pas nette. Enfin je ne sais pas comment expliquer…

c’est… je sens que au niveau du ventre, il y a quelque chose… voilà… il y a quelque chose-là

qui commence à dire que… même si je bois beaucoup là d’un seul coup pour rattraper la

chose, c’est trop tard. […] c’est plus de l’ordre de la sensation. C’est ni une pique, ni un

machin, ni un truc comme ça… c’est… comme si ça se rétractait un peu, c’est… ouais une

gêne… en bas là […] et à ce moment-là, j’ai pas encore de douleur en faisant pipi. C’est le

premier signe ! […] 24 heures… là, il ne se passe rien, tout va bien. Je suis normale.Et donc

c’est le soir où commence à y avoir un… un p‘tit truc bizarre. Et le lendemain, ça se confirme

et ça monte en flèche là euh […] la réalité des choses, c’est qu’en gros… euh… 3 rapports et

puis au 4

ème

ça marche plus. […] Et… quand ça marche plus […] je dis : « ça y est !

L’antibiotique ne fait plus effet ». Donc à ce moment-là, j’appelle mon infectiologue. Je lui

dis : « voilà, j’ai déposé un ECBU

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» […] s’il peut me soulager avant d’avoir les résultats, il

me soulage. S’il peut pas, ça veut dire que… euh… j’ai mon infection, j’ai mal, je suis dans

l’attente des résultats. Le temps de déposer mon ECBU, le temps d’avoir les résultats, le

32 Infection bactérienne qui atteint les cavités rénales en remontant le long des voies urinaires.

temps de me soigner, voire 5 à 7 jours etc. et donc le temps de me remettre en forme parce

que entre-temps ça a d’autres paramètres, donc ça veut dire que comme ça… 2 semaines… il

faut attendre au moins 2 semaines et pis voilà… »

Marianne veut donner toutes ses chances à son greffon et elle fait tout pour le protéger, mais

dans l’activité de prise de médicaments il se joue un conflit car elle a le sentiment malgré la

mise en place de stratégies organisationnelles que les traitements lui enlèvent sa liberté.

[…] « A huit heures et quart j’ai un réveil qui sonne et à ce moment-là… Je prends mes

médicaments. C’est où je dis que, à un moment donné, ça te prend quelque chose parce que

en plus […] c’est pour le côté… liberté… donc il faut se réveiller. Il faut…. C’est un acte. Je

ne peux pas me réveiller à neuf heures. C’est pas possible […] donc y a ça et après arrivé le

soir, en effet, quand tout d’un coup, tu vas à une soirée et que, en effet, on te dit euh… bah,

viens à sept heures… voilà… boire un petit apéro et tout ça

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[…] le pauvre greffon… bon il a

pas été… il a été malmené tant qu’à faire, je voulais lui donner toutes ses… toutes ses

chances ». Son « protocole médico-sexuel » aussi lui enlève des zones importantes de

liberté car il faut : « être hyper vigilante, boire beaucoup euh… de faire en sorte qu’après les

rapports, j’aille vite faire pipi. Tout ça ! Mais ça entraîne… euh… c’est pas… là aussi c’est

une façon de me prendre ma liberté parce que… c’est… t’imagines ! C’est… tu te dis… un

acte amoureux c’est quelque chose de magnifique et tu te dis : « ah bah oui, mais moi, juste

après il faut que je prenne mes antibiotiques ».

Toute son activité de « prise de traitement » trouve son sens dans la sphère de sa vie et de ses

valeurs, et semble se construire comme une tentative de compromis qui permettrait la

protection d’une certaine liberté qu’elle sent fortement entamée par sa situation de malade

transplantée. Alors pour se sentir libre elle pratique ce qu’elle appelle l’auto-médication,

c’est-à-dire qu’elle bricole avec ses médicaments et invente des schémas de prise de

traitement en dehors de toute prescription, pour pouvoir disposer d’une certaine autonomie

dans la gestion de sa vie quotidienne dont elle ne peut pas médicaliser tous les instants.

[…] « il faut que je me sente libre de pouvoir… de pouvoir agir aussi toute seule etc. et tout.

Ce qui fait que je fais beaucoup de… d’auto-médication toute seule avec le temps et quand

j’ai un doute, voilà […] d’une certaine façon, t’acquiers cette […] une façon de te soigner,

une façon de te… d’essayer de te soulager en dehors de ce que… voilà, pour pas tout le temps

aller voir un médecin, pour pas tout le temps être à l’hôpital, pour pas tout le temps etc.…

Pour continuer à vivre. »

Les instruments intermédiaires (réseau de poste de stockage, instrument mixte représenté par

la sémiotisation de sensations) qu’elle met en place sont là pour la soutenir dans son activité

mais aussi pour renforcer son action sur soi et transformer sa situation. Avoir le sentiment de

maîtriser la prise de décision semble pour elle un dépassement de sa condition. Comment

intégrer et déployer des zones de choix à l’intérieur de situations thérapeutiques contraintes

qui lui permettent néanmoins de tenir à distance l’univers de la maladie et des soignants. Pour

être son auto-soignante Marianne modifie les schèmes d’usage d’instruments prescrits, en

mobilisant ses ressources et son expertise acquises et en déployant des habitudes et des rituels

pour soutenir les activités de soin de soi et de soin sur soi sans jamais oublier le soin d’un

autrui en soi (Tourette-Turgis, 2013) qui est le greffon qu’elle considère comme un être

vulnérable et aussi un être de droit.

[…] « c’est les boîtes, les choses comme ça […] Pour moi, c’est… c’est rassurant. Au départ,

ça se voulait un peu… rangé méthodique. C’est mes repères. Voilà ! […] C’est juste le fait

euh… de… moi, je dis que… bah y a des choses qui rassurent. Je dis qu’il y a des choses qui

me permettent d’analyser, y a des… des… voilà ! […] C’est simplement euh… comment…

trouver dans une situation euh… où il y a pas de choix au départ, comment arriver quand

même à y mettre… à y mettre du choix aussi. Comment… comment arriver à insuffler euh…

des choses où t’as le droit entre guillemets où tu prends la décision de faire ou de ne pas

faire. Ça, c’est très important parce que euh… à un moment donné euh… le temps fait que tu

te connais très très bien ! Donc, tes p’tites alarmes… tu les connais par cœur. Quand

vraiment, tu vois que t’arrive plus à te soigner, en effet, c’est là où tu vas vers le médecin

mais… mais à la limite, t’as quand même beaucoup de ressources et beaucoup de recours

avant d’en arriver là, parce que sinon, tu serais tout le temps chez le médecin ou à l’hôpital.

Donc, il faut… il faut qu’il y ait de la vie. Si t’as été greffé… ne vivre que la maladie… c’est

pas possible.

Donc du coup, dans mon cas, en effet, tous ces petits… ces petites choses, ces petites… ce qui

pourraient être prises comme des manies, des choses où je me fais un point avec moi-même.

C’est un… c’est un aspect euh… pour un mieux-être, pour un mieux-vivre, pour dire : « oui

je suis quand même euh… » et puis, c’est moi qui décide. Mais j’ai la maîtrise ! Je l’ai ! Tant

tant que, tant que je peux, ne pas faire entrer le médical parce que je suis obligée d’aller faire

une perf ou un truc, ou un machin. Oui ! »