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CHAPITRE 5 LES RESU LTATS ET L’ANALYSE D ES RESULTATS DE LA RECHERCHE

5.1 L ES INSTRUMENTS DANS LA VIE DES SUJETS :

5.1.6 Les instruments d’ Adèle

Adèle a eu les premiers symptômes de la maladie de Crohn à l’âge de huit ans. À cette époque

ses symptômes ont été interprétés par le corps médical et par sa famille comme étant une

réaction au stress, au fait qu’elle soit très intelligente et précoce (deux ans d’avance à l’école)

et à des changements survenus dans son contexte familial. La petite Adèle est prise par les

spéculations des adultes qui tentent de nommer ce qu’elle a, sans toutefois prendre en compte

comment elle accueille leurs interprétations et ce qu’elle ressent dans son petit corps. Adèle se

rend compte de ce décalage et entame un processus de construction interne à partir de ses

sensations corporelles.

[…] « C’est-à-dire que j’ai tellement été choquée, parce qu’à 8 ans, pourquoi je disais que

j’étais précoce, c’est parce que j’avais analysé le truc, je me disais… je me rappelle très bien,

je me dis : « mais pourquoi ils me racontent toutes ces choses-là, ces gens-là ? », soi-disant

ils savent des tas de trucs, et au final, je leur explique que j’ai mal au ventre, et ils

m’expliquent que c’est ma tête qu’il fonctionne pas. Alors que ma tête elle fonctionnait […]

Moi je pense même que, étant malade petite, y’a une construction interne… intérieure… qui

provient de la maladie. C’est-à-dire que j’ai toujours vécu malade. »

Adèle jongle avec des symptômes difficiles à gérer socialement et elle s’appuie sur ce que son

corps lui donne comme indications. Elle apprend à « sémiotiser » rapidement ses sensations

physiques et entre en communication avec son corps pour développer des modes d’agir et

faire face à ce qui lui arrive.

[…]« je n’avais pas le traitement qui était adéquat bien sûr. J’avais un régime, le régime que

tout le monde fait quand tu as une diarrhée, mais qui ne marchait pas, parce que j’avais une

vraie maladie […] en tous les cas moi, j’ai appris à écouter mon corps. C’est-à-dire moi si

les autres savaient pas, même le médecin qui avait le savoir n’a pas su. […] j’ai communiqué

avec mon corps. Avec cette communication… les signes par exemple. Je sais que quand je

vais pas être bien, j’ai des suées. Très petite, j’ai su repérer cette petite suée […] c’est très

court, mais je sais. Par exemple c’est moi qui sais qu’en m’asseyant… Je vais pouvoir

certainement juguler ce moment de crise. En tous les cas, gagner un peu de temps… ça, je le

sais depuis très longtemps. Avant le diagnostic, hors du diagnostic, hors des médecins. »

digestif, soit de la bouche à l’anus. Elle a des épisodes de poussées où elle a vingt épisodes de

diarrhée par jour. En dehors des poussées, elle a quotidiennement dix diarrhées en moyenne

par jour dont une voire deux « selles impérieuses », pour lesquelles elle n’a aucune possibilité

de rétention et pour lesquelles elle dispose du temps minuscule de la « petite suée » comme

alerte. Pour pouvoir faire face à l’impériosité de ces situations organiques, Adèle a mis en

place à partir de l’écoute de son corps des « stratégies » quotidiennes et des dispositifs

complexes composés de moyens lui permettant de garantir sa présence au monde dans la

continuité, un maintien de ses capacités physiques, une forme de récupération physique

rapide.

[…] « C’est-à-dire que cette écoute que j’ai eue de moi, moi je pense que j’ai été plus […] à

développer des… presque de la stratégie propre […] Moi c’est parce que j’ai été dans cette

situation, que j’ai trouvé comment faire[…] l’humiliation est une chose, mais au moment où

l’intestin se vide, y’a un épuisement physique, des suées, y’a des symptômes qui sont liés à la

douleur […] parce que c’est pas qu’il se vide juste comme ça, c’est que y’a des spasmes, y’a

une énorme douleur, qui peut aller jusqu’au malaise vagal […] voilà c’est-à-dire que

l’imprévu […] le truc à l’aventure… euh… KohLanta c’est pas trop possible (rires). Faut

avoir… confiance dans le déroulé des opérations, il faut avoir un minimum de contrôle [et

une]… grosse capacité d’adaptation […] Je crois que c’est vraiment là-dessus que je

travaille le plus. C’est-à-dire que je vais essayer de limiter au maximum ce qui va me

demander de développer une énergie et qui va me mettre en risque ».

Son travail repose sur la prise en compte de deux contraintes majeures liées à la digestion et à

ses déplacements. Tout doit être pensé, anticipé et planifié pour lui permettre de se créer un

contenant naturel que son corps n’est plus capable de lui garantir tout en lui permettant

d’avoir un minimum de sentiment de contrôle. Adèle met en place des dispositifs variés

couplés avec des instruments élaborés et constitués dans des systèmes d’instruments et

d’activités.

Pour commencer, elle doit ajuster l’ensemble de ses activités en fonction de sa digestion pour

ne pas dépendre des aléas du fonctionnement de son tube digestif.

[…] « alors l’alimentation, en fait elle est pas… elle… c’est pas un élément isolé…

C’est-à-dire que j’ai… je… même si je ne mangeais rien de la journée, j’aurais des crises (… ) ce que

j’ai compris c’est pas que ça empêche la crise, c’est que ça évite que la crise soit trop

importante… voilà c’est-à-dire qu’en en ayant moins dans le tube digestif, ça évite qu’il y en

ait trop qui sorte, mais il m’est arrivé dans des périodes de ne pas pouvoir du tout

m’alimenter, mais néanmoins je me vide en permanence… parce que y’a une production du

tube digestif qui est autonome de l’alimentation. […] Par exemple moi au moment quand j’ai

mangé, derrière je suis épuisée, parce qu’il va falloir commencer à digérer et dans la

digestion, c’est un moment où je ne vaux pas grand-chose. Donc je ne mets jamais d’activité

essentielle derrière dans une digestion ».

Si assurer au mieux le travail de la digestion est le but des activités qu’elle met en place

l’objet de ces activités semble être celui de garder une qualité de vie sociale tout en lui

garantissant la rétention d’un minimum de ressources. Pour cela, Adèle doit être très proche

de son corps et déployer une stratégie et faire des choix alimentaires à tel point que

l’alimentation est gouvernée par des fins thérapeutiques dans un souci de maintien de son

existence sociale. Adèle arrive à gérer parfaitement toute ingestion d’aliments. Elle sait ce

qu’elle doit manger en fonction de ses états physiques du moment et de ses fragilités

digestives. Elle aime cuisiner et mange très souvent au restaurant avec les siens.

[…] « j’ai toujours des choses très précises que j’arrive à bien manger. Mais j’ai plusieurs

menus types. Voilà donc moi le… mon frigo est très… mes courses sont toujours très bien

faites, et selon comment je me sens, je vais plutôt manger un fruit, ou plutôt juste boire […]

parfois en attendant une demi-heure

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de plus, ça ira mieux […] en fait, il faut pour que je me

sente bien, que j’aie un minimum d’alimentation nourrissante voilà… bah c’est-à-dire qui

m’apporte suffisamment d’énergie […] j’ai eu toujours des pots de nourriture prédigérée,

qu’on donne aux malades notamment dans les moments où je ne digérais pas du tout.

C’est-à-dire où j’avais la diarrhée et vingt selles par jour […] et donc on a une alimentation qui est

comme prédigérée, ce sont des pots ce qu’ils appellent à haute teneur en protéines, à haute

teneur en calories. C’est-à-dire dans un très petit volume, on a tout ce dont on a besoin sur

une journée […] j’en ai encore toujours et donc dans les moments où je sens que rien ne va

passer, je prends que ça ».

24En fonction de ses rendez-vous ,elle va manger et boire trois voire quatre heures avant pour éviter des envies

En second, Adèle doit gérer ses déplacements et utiliser des stratégies pour en gérer les

risques et les contraintes.

[…] « en fait, je vais essayer d’organiser ma journée pour que les déplacements soient les

mieux calculés possible. Le déplacement est toujours un risque pour moi c’est le risque de me

vider sans avoir eu le temps de trouver une toilette. […] Donc je vais essayer de me

débrouiller, pour que sur le lieu où je suis, je puisse organiser le reste de ma journée […]

dans le même secteur […] si je prends là où est mon kiné, j’ai deux cafés que je connais très

bien, où je connais les patrons, donc je sais que je peux même aller aux toilettes sans leur

dire bonjour, et ils vont me laisser y aller. Je vais manger chez eux

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. En face y’a le primeur,

à côté le fromager, juste après Monoprix. Voilà, donc je sais que sur un périmètre de moins

de cinquante mètres, l’ensemble de ce dont j’ai besoin, y compris la pharmacie est

disponible. »

Les dispositifs mis en place par Adèle pour se déplacer sont accompagnés de l’usage de deux

variations d’un système d’instruments que nous avons nommés dans ce travail « le poste de

travail de soin ». Nous l’avons défini comme une forme d’organisation temporo-spatiale

contenant un ensemble d’instruments (artefacts + schèmes) dans un tout inséparable, localisé

dans un espace investi et réservé par le sujet pour des actes de soin sur soi.

Si le motif chez Adèle des activités au service du maintien de soi en vie et en santé

médiatisées par ces deux variations du « poste de travail de soin » est celui de rester propre

dans le cas d’incidents liés à son organisme, après avoir « tout balisé », le but semble être

d’éviter de s’exposer à « l’humiliation » plusieurs fois verbalisée dans son récit, qui

représente socialement une perte de contrôle. Adèle utilise les postes de travail de soin en

fonction du contexte et du type de déplacement.

Le premier système est mobile et il accompagne Adèle dans tous ses déplacements : son sac

de voyage.

[…] « j’ai le syndrome du sac de voyage. Mais… euh […] j’ai toujours un change avec moi,

j’ai toujours de quoi me nettoyer, j’ai toujours… euh… des protections, j’ai toujours tout ce

qui faut et un change complet au cas où… euh… ça remonte… quand j’avais 8 ans, je me vois

encore jouer dans un parc avec ma grand-mère, et me vider par terre devant tout le monde.

[…] Alors donc j’ai mon sac de voyage ou alors mon sac à main qui est… mon sac toilette…

j’ai l’impression de promener une valise ».

Le deuxième lui permet le maintien de sa mobilité et lui assure une contenance que le

transport public ne peut lui garantir. Nous sommes ici dans une genèse instrumentale régie par

une catachrèse : la fonction primaire de la voiture transformée en poste de travail comme gage

de sécurité.

[…] « Dans ma voiture, j’ai un change complet. J’ai un sac à l’arrière, qui reste dans ma

voiture, que je ne change pas dans lequel il y a tout. Celui-là, il reste dans ma voiture, comme

ça, je… je sais que je suis en sécurité, je ne l’oublie pas. Dans lequel y’a c’est pas compliqué,

y’a un change total. Donc y’a un jogging complet, avec les sous-vêtements qui vont avec, y

compris une paire de chaussures pour m’être une fois retrouvée avec chaussures salies. Donc

y’a une paire de baskets propres. Y’a plusieurs sacs en plastique, si j’ai besoin de jeter, y’a

des lingettes et des nettoyants multiples et variés, un petit parfum et voilà. Donc il est

complet. Voilà. Et y’a la bouteille de Vichy St Yorre supplémentaire au cas où y’a besoin de

boire […] le problème après une énorme diarrhée, en fait c’est l’hydratation, c’est-à-dire que

la perte d’eau est terrible. et en fait j’en ai dans ma voiture, j’ai une bouteille neuve dans ce

sac, j’ai une bouteille à côté de moi […] Par contre en général, ce sont des bouteilles, alors

c’est pas n’importe quelles bouteilles, y’en a une à l’arrière qu’est neuve, par contre celle qui

est à côté de moi, c’est une bouteille dans laquelle j’ai chassé déjà un peu de gaz […] alors là

y’a une petite difficulté qui est lié au froid, c’est que l’eau est trop froide dans la voiture,

donc en fait je… je l’ai emmitouflée dans une polaire, et dès que je monte dans la voiture, je

chauffe… je la mets en bas là où il y a l’air chaud qui arrive, pour qu’elle se réchauffe, parce

que si je devais la boire je pourrais pas la boire… C’est quelque chose qui alors pour de bon

de l’eau froide même assise pourrait me déclencher une diarrhée… en fait… elle rentre elle

ressort […] Donc bien sûr, que j’ai développé une organisation ».

Le sens ou la valeur qu’Adèle donne à ces activités au service du maintien de soi en vie et en

santé est la fonction majeure de son travail personnel. Il lui permet de maintenir une

autonomie optimale.

[…] « j’ai développé des tas de choses pour garder mon autonomie et arriver à me

débrouiller au maximum seule […] pour moi ce travail pour maintenir son autonomie,

maintenir les apprentissages qu’on a mis en œuvre efficace et les faire évoluer, ça, c’est du

plein-temps. »

Lors de notre deuxième entretien, deux ans plus tard, nous confirmons ensemble la validité et

la permanence du couplage « dispositif-système d’instruments et d’activités » dans la gestion

personnelle de sa situation. Elle nous fait part de transformations sur son approche de la

maladie et sur le sens de ses actions.

[…] « Y a peut-être eu un… en deux ans… un grand changement… j’ai peut-être un peu

quitté le faire pour m’intéresser à… j’allais dire à l’être. Au départ, j’avais vraiment besoin

d’être dans l’action… et de… mesurer presque quotidiennement l’efficacité de mes actions

par rapport à mon… à ma qualité de vie […] je crois que j’avais un petit peu oublié… qu’on

n’est pas que du « faire » mais on est aussi de l’« être » […] mon objectif c’était garder mon

autonomie… Et derrière ça, je pense avoir l’impression de maîtriser quelque chose qui était

en train de m’échapper. […] Tu peux être acteur en te… en réfléchissant sur toi-même, sur ta

vie… voilà ! Et finalement, mon autonomie, je me la suis déjà prouvée. Est-ce que j’ai besoin

de me la surprouver tout le temps ? […] Et finalement, c’est presque en me recentrant sur

moi et sur qui je suis dans ma globalité mais vraiment […] J’ai trouvé de la méditation en fait

avec… le shiatsuen médecine ayurvédique. J’ai fait une recherche personnelle. Sur

comment… prendre en compte l’intégralité de mon corps et de mon… ma tête, […] je

travaillais beaucoup dans les périodes de poussée… finalement, ben, moi, dans les périodes

de poussée, aujourd’hui, j’essaie de me reposer plus au lieu de faire […] Il n’y a pas

nécessairement besoin de… de les faire pour savoir qu’on en est capable. Voilà ! C’est ça !»