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RÉSONANCE COGNITIVE 155 Parallèlement au travail méticuleux et patient de la

Dans le document Repères pour une sociologie (Page 155-159)

Opérateurs cognitifs

6.3. RÉSONANCE COGNITIVE 155 Parallèlement au travail méticuleux et patient de la

gendar-merie, la rumeur a vite avancé trois hypothèses.

Il s'agit d'un crime homosexuel : les jeunes appelés font de l'auto-stop et sont enlevés par un camionneur allemand, en vue de les livrer à un réseau de prostitution masculine au Moyen-Orient (L'Evénement du jeudi, 20 août 1987).

Il s'agit des actes criminels d'un ancien légionnaire fou, vi-vant en ermite dans un blockhaus du côté de Suippes, dont la rumeur ajoute parfois qu'il est aussi homosexuel (Le Monde, 12 août 1987 ; La Croix, 13 août 1987).

Il s'agit de victimes d'un réseau de sadiques dont certains membres pourraient se trouver dans l'armée (Le Quotidien, 4 août 1987) ; on parle aussi du crime maniaque d'un militaire re-traité (L'Évènement du jeudi, 20 août 1987). [...]

Comme nous allons le montrer, les trois rumeurs de Mour-melon étaient prévisibles. Il était normal que la situation lo-cale engendre des rumeurs. Qui plus est, le contenu de ces ru-meurs était lui-même prévisible. Les mêmes causes produisant les mêmes eets, chaque fois que des enfants, adolescents ou jeunes gens viennent à disparaître, l'imagination publique propose les mêmes réponses, vécues comme des certitudes ou des intimes convictions. Si l'on rapproche Mourmelon d'autres cas célèbres de disparitions à travers l'histoire et les pays, on est saisi par la totale similitude des rumeurs. Tout se passe comme si, quels que soient l'époque et le lieu, les disparitions de jeunes réveillaient les mêmes latences imaginaires, enfouies inconsciemment en chacun de nous. Aussi les trois rumeurs de Mourmelon ne circulent-elles pas parce qu'elles sont fondées, mais parce qu'elles trouvent en nous une résonance dont nous ne sommes peut-être pas totale-ment conscients. Si par coïncidence, l'une d'elle se trouvait conr-mée par l'enquête, cela ne changerait rien au diagnostic. Aujour-d'hui, ces rumeurs ne sont que des convictions ou des croyances,

exerçant une forte séduction sur le public et les médias qui les relaient.

L'auteur met cette résonance en relation avec le fond culturel commun fait de contes et de légendes.

Dans La rumeur d'Orléans,10 Edgard Morin et son équipe analysent un

phénomène étrange, une rumeur qui s'est répandue dans la ville d'Orléans, suivant laquelle des jeunes lles auraient disparu dans des salons d'essayage chez des commerçants juifs qui participeraient à un réseau de traite des blanches. La rumeur s'étendra ultérieurement à d'autres villes, toujours avec cette connotation antisémite. Au départ de la rumeur, il n'y a aucun fait réel avéré à Orléans, mais simplement un roman dans lequel une jeune femme est retrouvée droguée dans la cave d'un magasin de lingerie, mais il n'est nullement question d'un commerçant juif et cela ne se passe pas à Orléans.

On retrouvera cette hypothèse sous l'angle du merveilleux et de son rôle dans la résilience des collectifs.

6.4 Le merveilleux

Pascal Boyer qui considère, comme je le fais ici, que l'évolution est perti-nente pour comprendre le fonctionnement du cerveau, conçoit celui-ci comme

un système dédié à produire des interprétations de l'environnement11 :

La perception et la compréhension de l'environnement de-mande des capacités d'inférence et d'imagination concernant les objets qui nous entourent. Le cerveau est composé de systèmes spécialisés qui produisent des inférences sous diérents points de vue. Les objets appartenant à diérentes catégories ontologiques activent diérents pans de ces systèmes spécialisés. [...] Les sys-tèmes d'inférence créent en nous des attentes pour articuler des indices présents dans notre environnement et produire des infé-rences spéciques à partir de notre environnement.

10. Morin E., et al. 1969, La rumeur d'Orléans, Paris, Éditions du Seuil.

11. Boyer P., 2002, Religion explained, Vintage, Random House. Édition Kindle, empla-cement 2006.

6.4. LE MERVEILLEUX 157

Il fait référence là à la théorie de l'esprit modulaire de Fodor.12On pourrait

ainsi voir le cerveau comme disposant d'un grand nombre de mécanismes et de schémas interprétatifs. Il serait apte à reconnaître et à interpréter les objets en fonction de catégories ontologiques, concrètes (qui décrivent les objets) et abstraites. Même si, comme on l'a vu à propos du langage, on peut se référer à une vision plus constructiviste que celle de Fodor, cela ne remet pas en question l'interprétation de Boyer. Son propos concerne la re-ligion, mais je pense qu'on peut l'étendre à tout ce que je range dans le merveilleux, c'est-à-dire toutes les scènes sociales ou verbales qui suggèrent des interprétations décalées par rapport à celles qui nous sont coutumières dans le cadre de l'ontologie ordinaire, en particulier les mythes. Il remarque que les concepts religieux ou les mythes combinent en fait des éléments qui servent à interpréter des phénomènes réels mais en introduisant une infor-mation contre intuitive. Par exemple, une montagne sacrée se nourrit et l'on doit lui faire des orandes. Une statue représentant un saint peut entendre une prière. Une femme vierge peut enfanter. Un homme peut monter au ciel. Des dieux peuvent prendre diérentes apparences. Il y a donc au départ des éléments appartenant à des catégories ontologiques normales mais il s'y introduit une information contre intuitive qui rend le message décalé.

Dès lors, les mythes ne s'expliquent pas seulement par leur nécessité ; ils sont le résultat d'un fonctionnement du cerveau qui produit un autre type de récit que ce qu'il produit d'habitude. Ces interprétations sont produites tout simplement parce que le cerveau est apte à les produire. Ce sont des in-terprétations décalées mais compatibles avec ce que notre cerveau peut faire. C'est une manipulation à partir des catégories existantes. Il y a invention de scènes sociales décalées mais bien interprétables.

Mais ces mythes correspondent à certaines attentes. Ils violent les attentes issues des catégories ontologiques ordinaires, mais ils en respectent d'autres. Ils rendent en eet explicables des phénomènes qui ne le sont pas dans les ca-tégories habituelles lorsqu'elles sont combinées en fonction des attentes. Les mythes ne servent pas à expliquer l'univers, ils rendent les mystères

accep-12. Jerry Fodor, 1983, La Modularité de l'esprit : essai sur la psychologie des facultés, collection Propositions, Les Éditions de Minuit, Paris.

tables. On retrouve les intuitions de Wittgenstein : les limites du monde que l'on peut imaginer sont les limites de ce que le langage permet de construire. Cela dépasse de loin les ontologies issues de la perception immédiate.

Il y a un avantage aux discours construits de cette manière : ils ne sont pas susceptibles d'être contredits puisqu'ils ne peuvent être confrontés à aucune réalité. Ils peuvent ainsi être sacralisés, c'est-à-dire être dotés d'un statut qui interdit de les mettre en question. C'est l'interdiction du blasphème. On ne peut pas sacraliser des propositions qui sont susceptibles d'être contredites par les faits. Ainsi les théories scientiques qui sont falsiables au sens de Popper ne sont pas susceptibles d'être sacralisées.

Boyer note cependant que tout ce qu'il serait possible d'engendrer comme mythes et comme modèles supra-naturels n'apparaît pas. Le catalogue des modèles surnaturels est limité.

Les gens construisent des concepts dans un sens qui active le plus leurs système d'inférence et produisent la plus riche famille

d'inférences avec le plus petit eort cognitif. 13

Y a-t-il alors quelque chose de commun dans tous ces eorts de compréhen-sion du monde ?

Si l'on suit l'explication de Boyer, il y a un processus de création de ce qu'il appelle les faits religieux, mais ce processus peut donner un grand nombre de produits, d'autant plus variés qu'ils sont merveilleux. Ainsi, c'est moins le contenu cognitif du mythe qui importe que le rapport entre le récit et celui qui y croit. Dans les religions, ce rapport est socialement construit sur le mode du sacré. Les mythes fondateurs d'une religion ne sont pas contestables - dans de nombreux pays, le blasphème est puni - ils ont les caractères de la vérité. Dès lors le phénomène religieux crée des groupes qui s'opposent sur l'interprétation de ce qui est sacré ; or ce qui est sacré, si l'on suit Peter Berger fait partie de leur identité. Donc ne pas sacraliser les mêmes choses revient à mettre en question l'identité même des dèles. C'est sans doute une des origines des conits religieux perpétuellement récurrents.

Scott Atran14part d'un certains nombre de constats qu'il analyse ensuite :

13. emplacement 3086

6.4. LE MERVEILLEUX 159

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