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DÉLÉGATION, DÉPENDANCE, DOMINATION 179

Dans le document Repères pour une sociologie (Page 179-183)

Troisième partie Discussions

7.2. DÉLÉGATION, DÉPENDANCE, DOMINATION 179

nances.commentcamarche.com/faq/20637-dierence-entre-entreprise-et-societe-denitions)

Olivier Favereau considère qu'une convention sur l'esprit du capitalisme est fondée sur la confusion entre les deux notions d'entreprise et de société. Le salarié passe un contrat avec la société. Ce contrat prévoit une rémunération pour l'engagement de sa force de travail. Mais ce que récolte la société, ce n'est pas simplement le fruit du travail de chaque salarié mais le produit du travail combiné de l'ensemble des salariés dans l'entreprise. Confondre la société et l'entreprise revient donc à dissimuler la plus value créée par le travail collectif, que la société peut récupérer. C'est ce qu'il exprime dans la conclusion de son article cité plus haut :

Ainsi, c'est la diérence entre société et entreprise , combinée avec la dissimulation de cette diérence (comme si elle était sans importance, c'est-à-dire comme si le droit était un simple voile), qui fonde cette double mystication :

i) elle permet aux représentants du capital de s'approprier légalement le produit de l'interaction entre tous les salariés de l'entreprise, au-delà de la contribution de chacun, dûment rému-nérée sur une base individuelle,

ii) tout en rendant invisible cette appropriation à travers un système comptable qui fait de ce produit un solde résiduel, à la disposition des instances dirigeantes de la société, dont sont précisément exclus les salariés.

Mais la nanciarisation actuelle du capitalisme conduit à un éclatement de cette convention, le rapport d'exploitation est de plus en plus visible. À travers les délocalisation, la gestion brutale des emplois, y compris ceux des personnels les plus qualiés, sans souci des situations des salariés ainsi mis au chômage, la convention industrielle éclate et elle n'est pas facteur d'évolution

de l'entreprise.8La dépendance apparaît de plus en plus souvent individuelle

et les organisations traditionnellement chargées de gérer la convention sont

8. Larquier G. de, Remillon D., 2008, Assiste-t-on à une transformation des carrières professionnelles vers plus de mobilité ? Une exploitation de l'enquête Histoires de vie , Travail et Emploi 113, 13-30

de plus en plus souvent désarmées. Une nouvelle convention ne s'instaure pas entre les employeurs et leurs salariés mais glisse vers une convention entre les employeurs et la population dans son ensemble sous la forme d'une so-lidarité que l'on qualie d'État providence. L'État, comme représentant de la population, se retrouve chargé de réparer les désordres engendrés par le capitalisme nancier sur les pratiques duquel il n'a aucune prise. Il se trouve ainsi pris entre les grandes sociétés et la population et l'on peut consta-ter régulièrement son embarras, à propos des fermetures d'entreprises, des désordres écologiques engendrés par des modes de production exclusivement centrés sur le prot ou d'un chômage persistant dont il n'est pas l'auteur et qu'il est sommé de réduire.

L'exemple du marché du travail L'expression marché du travail est malheureuse car elle invite à comprendre que les employeurs et les deman-deurs d'emploi sont dans une sorte de marché ouvert avec une information parfaite et pas de frein à la mobilité, ce qui n'est bien sûr pas le cas. En fait on peut détecter plusieurs conventions diérentes, suivant qu'il s'agit d'une grande entreprise largement dépendante du capitalisme nancier, d'une en-treprise moyenne ou artisanale dans laquelle le métier est important ou d'uni-tés, elles aussi de taille moyenne ou petite, mais où la qualication du travail est globalement faible ce qui fait que la main d'oeuvre est facilement

in-terchangeable.9Comme première étape, il peut être utile de s'intéresser aux

diérentes manières de recruter. Elles montrent l'existence de jeux de lan-gage diérents suivant les secteurs. Dans l'administration, on recrute par concours, on privilégie les diplômes ; dans la grande industrie, on utilise des méthodes formelles, des cabinets de recrutement, des chasseurs de têtes pour les cadres ; les artisans préfèrent passer par leurs réseaux, l'interconnaissance joue un rôle important ; dans le commerce ou dans les services, on trouve souvent des emplois très précaires sur lesquels on recrute des personnes sans

9. J'avais étudié les modes de recrutement des jeunes à la sortie de leurs études, à partir de l'enquête génération 98 du Céreq. Je m'appuie d'autre part sur des entretiens eectués à la même époque auprès de chômeurs en recherche d'emploi. Degenne A., 2004, Le marché du travail comme réseau et système de niches : une lecture de l'enquête Génération 98, Céreq Net.Doc, n°8.

7.2. DÉLÉGATION, DÉPENDANCE, DOMINATION 181 exigence de qualication, en mobilisant peu de moyens de sélection. Les ef-forts des travailleurs pour se constituer des niches dans ce paysage ne collent pas nécessairement à cette réalité, mais on peut les analyser à partir des notions de dépendance, diérenciation et involution.

Une stratégie fondée sur la diérenciation va suivre la logique méritocra-tique, les diplômes. On va rentrer dans des champs, au sens de Bourdieu, prédénis. Le jeu de langage est celui de la culture dominante. Le mérite est transversal, il n'est pas lié à un emploi particulier. C'est la stratégie que l'on va rencontrer dans l'administration et les grandes entreprises. Elle est compatible avec les concours et la mobilité. Les titres, les diplômes, les écoles fréquentées sont des signe de reconnaissance identitaires.

Deux autres voies sont beaucoup plus fondées sur la dépendance. La première, celle des travailleurs qualiés, va consister à maitriser par-faitement le jeu de langage d'une petite entreprise ou d'un secteur. C'est une stratégie d'insertion, il faut se rendre indispensable. La dépendance corré-lative entre l'employeur et ses salariés est personnalisée. L'entreprise peut devenir pour eux une communauté identitaire (Lip, Moulinex). Dans les an-nées 90, nous avions réalisé un entretien avec un petit entrepreneur à propos de sa stratégie d'embauche. A la question qui embauchez vous ? , il avait répondu : on embauche ceux que l'on débauche . Ceci caractérise bien le type de convention qui existe entre ces employeurs et leurs salariés. Ils sont souvent contraints de débaucher des salariés parce que leur entreprise est trop dépendante du marché ou des donneurs d'ordre, mais ce type de débauche n'a rien à voir avec celle que pratiquent les grands groupes qui délocalisent des fabrications et ferment des entreprises.

La seconde est celle de la dépendance totale à l'égard du marché, c'est celle des petits boulots, du travail saisonnier, de l'intérim, de la grande mo-bilité. On est prêt à faire beaucoup de choses diérentes, à prendre plusieurs emplois simultanément. C'est souvent une voie adoptée provisoirement - vo-lontairement ou invovo-lontairement - par des jeunes car elle ne facilite pas l'insertion dans une vie de famille.

On observe aussi une stratégie fondée sur la diérenciation et l'involu-tion. Le travailleur n'est pas indépendant, il travaille dans des entreprises

mais il est porteur d'une telle qualication que c'est lui qui peut choisir son emploi et dicter ses conditions. C'est ce que l'on appelait autrefois les

su-blimes 10. Les sublimes ce sont par exemple des soudeurs capables de souder

des plaques d'acier très épaisses, une compétence rare qui leur permet de tra-vailler dans l'industrie nucléaire comme dans la construction navale ou les champs pétrolifères ; ce sont des compagnons du tour de France, des cuisiniers d'exception que les palaces s'arrachent, des artistes etc. Les compagnons du tour de France, les Meilleurs Ouvriers de France (MOF) que l'on trouve dans certaines professions sont pour eux des aliations identitaires.

Sur le graphique, les diérentes catégories apparaissent séparées, en réa-lité il existe beaucoup de recouvrements.

Dans ce graphique gure également le travail domestique non marchand. C'est une manière de le réintroduire dans le champ des rapports d'exploita-tion, comme le défend Christine Delphy. Pour cet auteur le patriarcat est une convention entre les hommes et les femmes, dans laquelle les femmes sont assujetties au travail domestique et à l'élevage des enfants, même si elles occupent un emploi à l'extérieur, la valeur ajoutée de ce travail domestique

non rémunéré étant principalement récupérée par les hommes.11

10. Gazier B., 2003, Tous sublimes, vers un nouveau plein-emploi, Paris, Flammarion 11. Delphy C., 2015, Pour une théorie générale de l'exploitation. Des diérentes formes

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