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DÉLÉGATION, DÉPENDANCE, DOMINATION 183

Dans le document Repères pour une sociologie (Page 183-187)

Troisième partie Discussions

7.2. DÉLÉGATION, DÉPENDANCE, DOMINATION 183

7.2.2 La délégation aux experts

Parmi toutes les dépendances corrélatives, celles qui sont induites par l'expertise et la compétence sont particulièrement intéressantes et permettent de prendre de la distance par rapport à la vision traditionnelle des rapports

de classes12. Dans ce cas, nous avons des personnes qui sont considérées

comme experts dans un domaine et, en face d'elles des personnes qui ont recours à leur expertise. Prenons l'exemple des professions de santé, avec en face d'elles ceux qu'elles désignent sous le terme générique de patients. Ici les rôles sont gés, on ne peut y échapper par un recours au bricolage, sauf cas particulier le malade ne peut pas s'improviser médecin et traiter son propre cas. La convention de délégation entre le corps médical et la population est fondée sur la disqualication des patients. Ceci entraine sur beaucoup de point une monopolisation des pratiques de santé par le corps médical. Comme l'ont souligné Boltanski et Chiapello, cette situation a engendré de nombreuses critiques. La convention a donc évolué avec la mise en place de diérentes chartes visant à préserver les droits du patient, comme la Loi du 4 mars 2002 (loi Kouchner). De même une tendance se développe qui vise à associer le patient à la mise en oeuvre de son traitement, en particulier dans les aections chroniques. Mais le monopole se renforce par certains autres côtés, le diagnostic reste l'apanage du corps médical ainsi que l'accès aux médicaments ou à certaines prothèses comme les lunettes. Ainsi la convention s'adapte en incorporant les critiques.

Du fait de la relation d'expertise, c'est celui qui dispose de l'expertise qui dénit les conditions de l'interaction. Parsons (1951) avait bien noté dans son article sur le rôle du médecin que l'on pouvait trouver un certain confort à

adopter le rôle du patient.13

d'extorsion de travail aujourd'hui, Paris, Syllepse et Saint-Joseph-du-Lac, M éditeur, 120 p.

12. Degenne A., Marry C., Moulin S., (eds.), 2011, Les catégories sociales et leurs fron-tières, Québec, Presses de l'université Laval.

13. Parsons T., 1951, Illness and the Role of the Physician : A Sociological Perspective, The American Journal of Orthopsychiatry, 21, 452-460 ; traduction par Dominique Beynier et Didier Le Gall, in « Le médical et la santé ». Numéro Spécial des Cahiers de la Recherche sur le Travail Social. C.R.T.S. Université de Caen. 1er sem. 1984. pp. 29-44.

Tournons-nous désormais vers notre deuxième explication principale selon laquelle la maladie n'est pas seulement une condi-tion mais aussi un rôle social. Les critères essentiels d'un rôle social concernent les attitudes, tant du titulaire de ce rôle que de ceux avec lesquels il entre en interaction, tout cela en rapport avec un ensemble de normes sociales qui dénissent les grandes lignes des conduites considérées comme convenables ou appropriées aux personnes jouant ce rôle. Dans ce sens, nous pouvons distinguer quatre aspects principaux du rôle du malade dans notre société. Le premier d'entre eux est l'exemption pour la personne ma-lade de certaines obligations sociales normales. Ainsi pour prendre un exemple très simple, Johnny a de la èvre, il ne doit pas aller à l'école aujourd'hui. Cette exemption et la décision quant aux moments où elle est à appliquer ou non ne devrait pas aller de soi.[...]

Deuxièmement, la personne malade est, dans un sens parti-culier, aussi exemptée d'un certain nombre de responsabilités : celui d'être dans cet état. C'est ce que nous entendons d'habitude quand on parle de condition de malade. [...]

Cette exemption d'obligations et d'un certain type de res-ponsabilité doit cependant se payer. Le troisième aspect du rôle de malade est le caractère partiel de sa légitimation, d'où la perte d'un droit à une légitimité complète. Être malade, c'est être dans un état déni socialement comme indésirable, état du-quel il doit sortir le plus rapidement. On ne donne à personne le privilège d'être malade plus longtemps que nécessaire, mais seulement aussi longtemps qu'il n'y peut rien. [...]

Quatrièmement et dernièrement, être malade peut se dénir, sauf pour les cas les plus bénins, comme étant en besoin d'aide. De plus, le type d'aide qui est demandé est présumé déni ; c'est celle des personnes spécialement qualiées pour s'occuper de la maladie, par dessus tout celle des médecins. Ainsi, suite à sa dé-nition comme titulaire d'un rôle relatif aux personnes qui ne sont

7.2. DÉLÉGATION, DÉPENDANCE, DOMINATION 185 pas malades, le malade passe au rôle de patient. De cette façon, ce rôle, comme tous les rôles sociaux, lui impose certaines obli-gation, surtout celle de coopération avec le médecin - ou d'autres thérapeutes - dans le processus qui vise à aller mieux. Cela consti-tue évidemment l'armation de se reconnaître comme malade, donc dans un état indésirable, et cela expose l'individu à des inuences spéciques en vue de sa réintégration.

Le terme de patient est devenu totalement générique. Je ne crois pas que ce soit un hasard ; je pense au contraire que c'est le signe d'une profonde évolution des relations. Ce glissement de vocabulaire accompagne en eet la médicalisation de la société. Ce terme dit bien ce qu'il veut dire, le patient c'est celui qui subit ; ce n'est pas celui qui agit c'est donc celui qui n'a pas le pouvoir de dénir les conditions dans lesquelles se déroule l'interaction. Il y a une diérence considérable entre parler de malade ou parler de patient. Le malade est qualié dans son identité propre. Le patient est qualié par la relation qu'il a avec le système de santé. Lorsqu'on constate une extension universelle de l'usage du terme de patient, c'est signe que la relation de soin devient première et qu'elle s'impose à tous. Le patient est dégagé d'un certain nombre d'obligations et de responsabilités et une fois qu'il est reconnu comme patient, il peut y trouver un certain confort. Il est dégagé de l'obligation d'être responsable de son état de santé car il n'est pas compétent. C'est l'expert qui est compétent et qui doit le guider dans quasiment tous les actes de sa vie au quotidien. La contrepartie du statut de patient, c'est le confort. On se décharge de sa santé sur le corps médical ; on abandonne tous eorts de contrôle entre les mains du spécialiste. Non seulement c'est une commodité mais, dans notre conscience collective, c'est aussi un droit. Pour prendre

l'expression de Rawls14, ce confort là fait partie des biens premiers,

c'est-à-dire des biens auxquels tout un chacun peut prétendre. On peut étendre ce raisonnement à toutes les formes d'expertises. Dans le rapport aux experts, il y a le plus souvent une forte institutionnalisation, les experts disposent d'un monopole. La conscience collective classe leurs prestations dans les éléments

fondamentaux du bien-être. Il y a sans doute un plus grand confort pour chacun dans une société fondée sur le bien-être c'est-à-dire sur le droit pour tous d'accéder à un grand nombre de biens et de services communément acceptés. Mais on entre alors dans une logique de soumission à la compétence dont on a déjà à bien des reprises mesuré les risques.

Avec le rapport d'exploitation capitaliste et le rapport de soumission à la compétence, on a bien deux types de conventions liées à des classes corréla-tives, mais le rapport d'exploitation capitaliste suscite plus naturellement la lutte sociale parce qu'il est plus arbitraire. Le rapport de soumission fondé sur la compétence peut plus dicilement déboucher sur la révolte puisqu'il apparaît comme naturellement légitime et souhaitable. On peut d'ailleurs faire l'hypothèse que cela entraîne dans la représentation des patients un glissement, de l'obligation de moyens faite aux experts à une obligation de résultats. Il n'engendre que la soumission, voire la démission ou éventuelle-ment la contestation judiciaire si le résultat attendu n'est pas atteint. Notons cependant que de nombreuses associations, d'usagers, de parents, de malades oeuvrent pour transformer ce rapport en y introduisant plus de dialogue, plus de participation et une plus grande responsabilisation de ceux qui sont dans le rôle du patient. Leur tâche n'est pas aisée car ils sont face à un cercle (que je ne qualierai pas de vicieux ou de vertueux), qui prend sa dynamique dans un certain scientisme des experts, qui tend à se diuser dans la société tout entière d'une part, et une recherche passive du bien être de la part des patients d'autre part. Il en résulte de plus en plus de propositions de la part des experts et de plus en plus de demande de consommation de la part des patients. Anne Pellissier Fall écrit, à ce propos de la médicalisation de la

société15

Les sciences humaines se sont saisies du thème de la médi-calisation dans les années 70 dans le cadre d'un discours essen-tiellement critique : ses eets néfastes sont soulignés et elle est souvent expliquée par l'impérialisme d'une profession qui, du fait

15. Pellissier-Fall, 2011, Anticipation médicale de la maladie et médicalisation de la so-ciété, in Degenne Alain, Marry Catherine, Moulin Stéphane (Eds.), Les catégories sociales et leurs frontières, Presses de l'Université Laval, p.345-372.

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Dans le document Repères pour une sociologie (Page 183-187)